1.3.2. Innovation et rétention lexicales dans le groupe gallo-roman

1.3.2.1. La part du matériel commun originel

Le degré de concordance lexicale existant entre les langues du groupe gallo-roman est un sujet qui se pose, puisque sur ce territoire, le latin y est une langue importée, qui s’est substituée aux langues autochtones, et qui de ce fait a pu manifester une différenciation dès l’origine, à l’époque latine même. Une communauté de vocabulaire peut être due à deux facteurs : soit à un héritage commun, soit à un phénomène de diffusion47. Pour ce qui est de l’héritage commun, on a longtemps professé l’uniformité absolue du fonds originel des langues romanes, dogme qui a été établi par des néogrammairiens comme H. F. Muller (Camproux 1979, 48). Les documents de l’époque (et notamment les inscriptions) témoignent en ce sens. Cependant, les témoignages laissés par les Romains vont dans un autre sens, et affirment que le latin de l’Empire n’était pas homogène, mais connaissait une différenciation diatopique (Schmitt 1974, 41). On n’a malheureusement pas de traces écrites des variétés régionales du latin. Des recherches sur la composition lexicale des langues gallo-romanes ont effectivement mis à jour des différences remontant à la latinisation même. Ainsi, Schmitt (1974) a recensé un certain nombre de mots d’origine latine qui font la spécificité de l’occitan face au français (292 mots) et au francoprovençal (136 mots). La plus grande partie de ce vocabulaire spécifique provient d’une latinité ancienne, et remonte à la romanisation précoce de la Provincia :

‘011“La divergence entre le français et l’occitan s’explique donc, avant tout, par le grand nombre de mots occitans hérités du vieux fonds latin” (Schmitt 1974, 46). ’

De même, la spécificité de la partie nord du domaine d’oïl (surtout picard et wallon) est déterminée par la présence d’un vocabulaire ancien, témoin de la romanisation précoce de la zone frontalière au contact des Germains. Le vocabulaire spécifique du français, au contraire, est hérité du latin tardif. Pour le francoprovençal, les travaux de Gardette (1983b, 1983c) ont montré que le latin de ce domaine différait de celui du domaine occitan dès la romanisation. Il est notamment caractérisé par une composante poétique, littéraire. Ainsi, le nom francoprovençal du tertre, molar, remonte à l’adjectif latin, employé en poésie (Ovide, Virgile), molaris “rocher”, qui a été préféré à mons ou podium (Gardette 1983b, 590).

En plus de cette différenciation touchant le latin même, les différentes régions de la Gallo-Romania ont reçu des apports divers d’autres langues : ‘“Les substrats, superstrats, adstrats colorent différemment le lexique des langues romanes.”’ (Camproux 1979, 107.) Le substrat celtique est plus marqué en occitan et en francoprovençal qu’en français (?) : ainsi, beaucoup de mots gaulois (ou même pré-gaulois) ont été latinisés dans le seul latin de la région francoprovençale, par ex. le nom de la taupe, darbon < gaul. darpus (Gardette 1983a, 604). Le grec, par le biais des colonies établies à Marseille et à Lyon, a fourni des mots à l’occitan et au francoprovençal (Gardette 1983b, 601-604). Le substrat pré-celtique est sensible dans le domaine occitan, où l’on trouve ‘“de vieux fonds spécifiques : fond méditerranéen, fond ibérique, fond pyrénéen, etc., qui donnent au vocabulaire de l’occitan, en particulier du sud occitan, une couleur tout à fait particulière.”’ (Bec 1986, 28.) Le français, quant à lui, a été le plus touché par le superstrat germanique48 : ainsi, le mot désignant le hêtre est d’origine germanique pour le français (< *haistr), mais latine pour le francoprovençal et l’occitan (< fagum).

‘“Ainsi dès les plus anciens temps du latin existait ce que l’on appelle le latin vulgaire, un latin parlé à la fois un et varié.” (Camproux 1979, 50.)’ ‘“Une unité profonde caractérise tous les latins provinciaux et permet d’affirmer qu’il existait un latin vulgaire sous l’Empire ; [...]. Mais sous cette unité que de variétés, qui nous sont révélées par l’étude de nos patois !” (Gardette 1983b, 586.)’

Malgré ces différences dans la composition du lexique de chaque langue gallo-romane, le groupe manifeste une cohésion lexicale assez forte. Le dictionnaire étymologique de Meyer-Lübke (1911-20) témoigne d’une telle cohésion pour l’ensemble du domaine roman : par ex., le latin lignum “bois” se retrouve en roumain (lemn), végliote (lank), italien (legno), frioulan (leñ), occitan (lenh), catalan (lleny), espagnol (leño), et portugais (lenho) (REW n° 5034).

Une même unité se révèle dans le sous-groupe gallo-roman, où outre les grandes unités dialectales (oïl, occitan, catalan, francoprovençal), on peut prendre en considération les différentes micro-unités linguistiques (les patois, cf. ci-dessous), ce qui laisse apparaître de façon plus détaillée les liens lexicaux unissant les différentes aires. Dans ce domaine, le dictionnaire étymologique du gallo-roman de W. von Wartburg (FEW) permet de façon très pratique de visualiser ces liens (ou leur absence) pour chaque type lexical49. Par ex., le type hérité du lat. ligna “bois” se retrouve dans les dialectes wallon, picard, normand, lorrain d’oïl, ainsi que dans toute la partie ouest et centre du domaine occitan (FEW 5, 332a).

Plusieurs études ont cherché à établir précisément les divergences et convergences lexicales entre langues romanes, en composant des listes de mots d’origine latine conservés dans la totalité des langues ou dans une partie seulement de celles-ci50. Un obstacle à ces comparaisons globales est constitué par le volume énorme de données à traiter, ainsi que par le nombre de parlers à prendre en compte. Ainsi, un atlas linguistique comme l’ALF permet la comparaison d’un nombre appréciable de parlers, mais sur un nombre de mots restreint. Le nombre de parlers pris en compte a d’ailleurs été jugé lui-même trop restreint, et le domaine géographique couvert par l’ALF divisé en plusieurs zones couvertes par une vingtaine de nouveaux atlas, augmentant sensiblement le nombre de patois comparés, mais rendant difficile une vue d’ensemble des phénomènes. C’est finalement le FEW, malgré une présentation où la géographie n’est plus établie sur des cartes mais par un ordre de citation des parlers, qui permet le mieux de comparer la parenté lexicale des parlers gallo-romans. On peut souvent compléter cette vue d’ensemble par le recours à la documentation qui a vu le jour depuis la parution du FEW, ainsi que par les atlas.

La convergence lexicale s’exerce entre les grands domaines dialectaux (oïl, oc, francoprovençal), mais également à l’intérieur de chaque sous-domaine (entre patois ; Brun 1946, 102-104). Un aspect qui a été peu étudié (hormis pour les phénomènes d’emprunt, cf. ci-dessous) concerne la convergence du lexique des parlers gallo-romans avec le français standard, les lexicographes des patois ayant même eu tendance à ne recueillir que la partie du vocabulaire patois spécifique, qui marque leur différence avec le français51.

Alors que les cas de non-convergence relèvent soit d’un héritage différent, soit d’innovations à partir d’un héritage commun, la communauté lexicale entre parlers gallo-romans peut, dans certains cas, être non pas héritée, mais relever d’un phénomène de diffusion postérieur à la période commune52. Si l’on prend ici le français comme étalon, la diffusion s’est effectuée dans deux directions :

tout d’abord, le français a emprunté aux patois. Toute langue standardisée, même si elle se fonde sur un parler, s’enrichit des apports de ses dialectes et des langues d’adstrat :

“Même le français, langue centralisée de plus en plus dès la fin du moyen âge, s’est enrichi de termes dialectaux tout au long de son histoire et dans tous les domaines de la vie.” (Baldinger 1961, 149)53.

Ainsi P. Guiraud (1968a) a-t-il pu dresser une liste d’environ 1 200 mots du français moderne qui sont des emprunts aux parlers gallo-romans. Pour des emprunts récents, on peut citer pieuvre, forme normande de poulpe, entrée en français en 1866 grâce à son emploi par V. Hugo dans son roman Les Travailleurs de la mer ; rescapé, forme wallonne de réchappé, passé en français en 1906 suite à la catastrophe minière de Courrières (Pas-de-Calais), les journalistes ayant retenu cette forme employée par les mineurs et sauveteurs belges.

D’autre part, il y a eu un mouvement d’emprunt inverse, menant du français vers les parlers gallo-romans, qui a été beaucoup plus intensif, car il est lié à la situation de prestige occupée par le français par rapport aux patois (O. Bloch donne comme cause principale des emprunts “le prestige chaque jour croissant de la langue française”, 1921, 51). Il a mené au phénomène de francisation des patois (cf. 6.3.2.2).

Nous utiliserons la terminologie en usage dans les études portant sur le domaine français, en établissant, dans la classe des parlers gallo-romans, une distinction entre le français et le reste des parlers. Dans l’histoire des études gallo-romanes, cette distinction correspond à une vision sociale dépréciant tout parler gallo-roman autre que le français, langue de prestige. On n’attribue d’ailleurs le nom de langue qu’au français, car il bénéficie d’un certain statut extra-linguistique : la formule célèbre de Brun (1946, 8), selon laquelle ‘“Une langue n’est souvent qu’un dialecte qui a réussi”’, définit la langue, variété de prestige, par rapport au dialecte, variété dépréciée, d’après des critères socio-culturels et non linguistiques. Ces parlers, qu’ils soient des formes régionales de la langue d’oïl, des parlers occitans ou francoprovençaux, sont englobés sous cette appellation de dialectes, ou plus souvent sous celle, en grande partie péjorative, de patois :

‘“ici se mêle, à l’idée d’un groupe d’hommes qui ont leurs habitudes propres, en ce qui concerne la parole, celle d’hommes qui sont nés lourdauds ou n’ont pas reçu d’éducation” (Fourquet 1968, 571). ’

Le patois (ou le dialecte) est conçu comme un jargon, un système de communication grossier, rudimentaire, de qualité bien inférieure à une langue. Patois entre ainsi dans un paradigme d’appellations dépréciatives assez fourni : patois, jargon, charabia, baragouin, sabir, etc. Ces termes ‘“sont en fait des désignations fort peu spécifiques que les locuteurs non spécialistes emploient avec une nuance de mépris pour parler d’une variété de langue qu’ils ne jugent pas socialement acceptable”’ (Martinet 1969, 134).

Dans la perspective des études historiques sur le français régional, il s’avère intéressant d’opposer le français à l’ensemble des autres parlers d’origine latine utilisés sur le territoire, et dont l’influence se fait largement sentir dans la genèse du français régional. C’est pourquoi il est utile d’avoir à notre disposition un terme désignant en bloc ces parlers par opposition au français. Nous n’emploierons pas dialectes, parfois usité en ce sens, mais qui nous semble impropre à désigner ces micro-unités linguistiques de base. En dialectologie, on emploie usuellement le terme dialecte pour désigner un ensemble de parlers apparentés possédant des traits communs qui permettent de les opposer à d’autres ensembles de parlers. Plusieurs dialectes possédant des caractéristiques communes forment une langue. Dans cette classification hiérachique, les unités de base sont réunies en unités intermédiaires (les dialectes), qui représentent de façon abstraite les caractères communs à ces unités de base ; les dialectes sont à leur tour inclus dans des unités supérieures (les langues), qui sont regroupées dans des familles de langues, etc.

Nous emploierons donc les termes de parlers, parlers régionaux, et plus souvent patois, pour désigner, de manière non péjorative, les différents systèmes linguistiques gallo-romans, à l’exclusion du français. Ces systèmes linguistiques forment ce qu’on appelle le substrat sur lequel s’est diffusé le français. La métaphore géologique des strats a été élaborée dans le cadre des substitutions de langues, où l’on distingue :

  1. le substrat, “couche (strat) de faits linguistiques (assurés ou présumés) qui subsistent d’une langue disparue sur un territoire donné dans des conditions telles que leur influence paraît probable dans le nouvel état de la langue qui a remplacé la langue d’origine” (Camproux 1979, 52) ;

  2. le superstrat : “on parle de superstrat lorsque [...] une nouvelle langue a exercé son influence sur la langue des autochtones qui s’est maintenue et a été adoptée par les nouveaux venus” (Camproux 1979, 56) ;

  3. l’adstrat : “on parle aussi d’adstrat pour désigner l’influence réciproque qu’exercent deux langues vivant l’une près de l’autre” (Camproux 1979, 59).

Notes
47.

Cf. Meillet (1937, 378-379) : “Quand on rencontre dans plusieurs langues — parentes ou non — des mots qui se ressemblent de près et par la forme et par le sens, on doit d’abord se demander s’il n’y a pas emprunt de toutes ces langues à l’une d’entre elles”.

48.

“Les emprunts au germanique se retrouvent surtout dans les langues romanes de l’Ouest, mais ils sont plus nombreux en français” (Camproux 1979, 107).

49.

Le gallo-roman de Wartburg n’inclut cependant pas le catalan, contrairement à notre regroupement. L’inconvénient est cependant faible, puisque le catalan ne tiendra qu’une place restreinte dans notre étude : il ne concerne en France que le Roussillon (département des Pyrénées-Orientales). Dans ce qui suit, il en sera peu question.

50.

Par ex. Uhlir, V. - Vlasak, V. (1959), Contribution au problème de la répartition du lexique latin dans les langues romanes. Essai d’une statistique, Prague ; Rohlfs, G. (1954), Die lexikalische Differenzierung der romanischen Sprachen. Versuch einer romanischen Wortgeographie, Munich. Voir à ce propos Makarov (1970) et Schmitt (1974).

51.

Cf. par ex. le titre du manuscrit de Debeaux, E. O. (1827-28), Glossaire des mots de l'idiome vulgaire usité dans les environs d'Agen et qui n'ont aucun ou presque aucun rapport avec le français.

52.

“Nombreux [...] sont les emprunts d’une langue romane à l’autre” (Camproux 1979, 108).

53.

Dans cette citation, dialectes réfère non seulement aux patois d’oïl, mais encore occitans et francoprovençaux.