A l’intérieur du sous-groupe gallo-roman se manifestent les mêmes phénomènes d’évolution que l’on a décrits pour les familles de langues (cf. 1.2.1) : certains parlers ont été plus conservateurs que d’autres, plus innovateurs. Nous allons ici nous pencher plus spécialement sur la position tenue par le français au sein des parlers gallo-romans, puisque ce sont les rapports des parlers à celui-ci qui sont au centre de nos préoccupations. Le français est la langue qui a été la plus novatrice au sein du sous-groupe, qui s’est la plus éloignée du type latin. Ainsi, le français est la seule langue gallo-romane caractérisée par l’oxytonisme, consécutif à l’amuïssement général des voyelles atones finales. Par rapport à l’occitan, le français montre un caractère franchement novateur : par ex., les voyelles accentuées du latin, libres ou entravées, ont été conservées intactes en occitan, alors qu’elles ont subi un changement en français : ex. latin cantare > occitan cantar = français chanter ; latin cor > occitan cor = afr. cuer (d’après Wartburg 1967, 66). En règle générale, “Par rapport au français et au francoprovençal, les parlers méridionaux se distinguent par leur caractère conservateur” (Guiraud 1968b, 30) : ils ne connaissent pas la plupart des changements phonétiques qui ont touché le français, ou n’ont pas autant évolué. Le francoprovençal occupe une position intermédiaire sur l’axe évolutif qui part du latin : il se situe entre le pôle conservateur (occitan) et le pôle innovateur (français). Cette position intermédiaire se visualise par l’évolution phonétique suivante : le a latin libre, atone ou tonique, a été conservé intact en occitan, mais a subi un double traitement en francoprovençal, où il a été conservé partout sauf après une consonne palatale, dans quel cas il est passé à i ou é , de la même manière qu’il est passé à é en français. Ex. latin secare > occitan sega = francoprovençal seyi, séyé = français scier (Tuaillon 1988, 194).
Ce qui s’avère en phonétique est également largement vrai pour le lexique, et ici il convient d’opposer non plus seulement les trois groupes dialectaux (français, occitan, francoprovençal), mais le bloc des patois gallo-romans (y compris les patois d’oïl) au français. En effet, le français a subi beaucoup plus d’évolutions touchant son lexique que les autres parlers gallo-romans.
‘“Le lexique du français a subi à diverses reprises un travail d’une telle intensité que, tout en conservant une partie du fond latin primitif, il s’est trouvé largement renouvelé. Dans aucune peut-être des autres langues romanes les variations n’ont été aussi multiples.” (Bourciez 1930, 649). ’Cette caractéristique du français s’oppose complètement au caractère conservateur traditionnellement attribué aux langues littéraires, qui évolueraient moins vite que les langues « populaires ». Ce conservatisme serait dû à des conditions spéciales d’emploi de la langue, et notamment au poids de la tradition écrite :
‘“[La langue littéraire] se superpose à la langue vulgaire, c’est-à-dire à la langue naturelle, et est soumise à d’autres conditions d’existence. Une fois formée, elle reste en général assez stable, et tend à demeurer identique à elle-même ; sa dépendance de l’écriture lui assure des garanties spéciales de conservation.”’ (Saussure 1916, 193 ; cf. p. 267 : ‘“Par « langue littéraire » nous entendons non seulement la langue de la littérature, mais, dans un sens plus général, toute espèce de langue cultivée, officelle ou non, au service de la communauté tout entière.”’)
L’influence des grammairiens jouerait également pour maintenir la langue dans un état archaïque :
‘“Quand [les langues] s’écrivent et qu’elles servent d’organe à une littérature, elles se fixent, c’est-à-dire que leur évolution est, non arrêtée, mais ralentie, et le mode d’emploi est réglé par un code qui est la grammaire” (Brun 1946, 8). ’ ‘“l’effort des grammairiens trahit surtout une influence conservatrice [...] la langue de la société lettrée a toujours été plus archaïque que celle du peuple” (Dauzat 1906, 81).’Ces affirmations sont démenties par l’évolution lexicale du français, ce qui indique que l’on a peut-être tendance à confondre langue possédant une écriture et une tradition grammaticale avec l’emploi littéraire ou simplement écrit de cette langue, variété qui accuse effectivement un caractère conservateur marqué, tandis que les autres variétés de cette même langue suivent le cours de l’évolution.
On peut tenter d’expliquer partiellement la perte massive d’une partie du fonds héréditaire en français par des conditions socio-linguistiques. Le statut à part de cette langue peut être relié à des circonstances extra-linguistiques, c’est-à-dire aux fonctions qu’elle s’est mise à remplir. En effet, à partir de la Renaissance (cf. chap. 4), le français est devenu une langue de civilisation (littéraire, administrative, scientifique, ...), statut qui rompt avec ses fonctions de langue vernaculaire du moyen âge. Ces nouvelles fonctions ont amené un accroissement du vocabulaire, la transformation de la société a entraîné des renouvellements, des contacts avec d’autres langues d’où des emprunts. Le français est devenu l’instrument de millions de locuteurs, dans une société très diversifiée. Au contraire, les patois gallo-romans sont demeuré la langue d’une société traditionnelle, constituée de petites unités rurales, centrées autour de quelques domaines d’activité, surtout agricoles. Leur lexique est resté réduit (20 000 mots dans le plus gros dictionnaire francoprovençal), et en dehors du vocabulaire général, il concerne des domaines d’activité restreints. Les questions 8 et 9 du questionnaire Grégoire (cf. 3.2.3.1) marquent bien cette caractéristique des patois : “Pour quels genres de choses, d’occupations, de passions, ce patois est-il plus abondant ?”, “A-t-il beaucoup de mots pour exprimer les nuances des idées et les objets intellectuels ?”. Les réponses des correspondants de Grégoire vont dans le sens attendu par celui-ci : la réponse anonyme pour le Poitou estime que ‘“[Le patois] est assez stérile, et je ne crois pas qu’il fournisse beaucoup de termes pour exprimer la variation des idées”’ (dans Gazier 1880, 275). Même son de cloche en Aveyron, où François Chabot écrit que ‘“Notre patois est plutôt une langue pauvre qu’une langue luxurieuse [...]. C’est pour l’agriculture et la fabrique de petites étoffes appelées serges et cadis, que nous sommes passablement riches dans ce patois. Nous n’avons que des mots empruntés du français, pour exprimer les objets intellectuels.”’ (56). Certains considèrent le patois comme un langage grossier, mais convenant parfaitement à la grossièreté de ceux qui le parlent : ainsi Lorain fils (pour le district de Saint-Claude, Jura) écrit-il que ‘“En général, je soupçonne leur langage [= le langage des paysans] borné comme leurs besoins et leurs idées”’ (202).
Il manque aux patois le vocabulaire désignant des notions abstraites54, qui est généralement emprunté au français : ainsi, pour le francoprovençal, Marzys (1971, 177-178) affirme que :
‘“Chacun sait que le patois, pauvre en ressources psychologiques et intellectuelles, a pris au français la plupart des mots désignant des notions abstraites [...] qu’il emprunte la terminologie des domaines de la civilisation auxquels il n’a pas accès : religion, école, vie publique, service militaire ; qu’il adopte avec leurs noms français les objets nouveaux”. ’Ces conditions sociales peuvent donc avoir contribué à la relative stabilité du lexique patois face à l’évolution du français. La rétention de termes anciens doit donc être mise en rapport avec les domaines dont relèvent ces termes.
Ainsi la communauté lexicale reliant le français aux autres parlers gallo-romans est-elle beaucoup plus forte si l’on prend en compte les stades antérieurs du français, où l’on retrouve des éléments disparus depuis de la langue générale, mais qui se sont maintenus dans les patois. Notre étude de corpus montrera de nombreux exemples de ce phénomène, et il suffit ici de dire qu’une très grande partie des articles du FEW témoigne de ce lien entre stades antérieurs du français et patois des XIXe et XXe siècles (cf. par ex. courtil, FEW 2, 853b-854a). Ainsi que nous l’avons déjà dit, la question de la survivance ne se résume pas à une alternative entre conservation de l’élément originel dans son état originel, ou disparition de l’élément avec ou sans remplacement. L’innovation a pu se réaliser à des degrés divers, touchant la phonétique du mot, sa morphologie, son sens, ou le signe dans son entier.
Nous nous retrouvons ici dans le cadre comparatif, mais à un niveau inférieur à la famille de langues. Cependant, les principes restent inchangés : à l’intérieur d’un sous-groupe linguistique (et même à l’intérieur d’une langue formée de parlers différents), les différents parlers conservent à des degrés divers les éléments de la langue-mère, et la confrontation de ces données permet un regard sur l’évolution historique depuis la période de séparation. Les variantes géographiques, dialectales d’une langue ou d’un groupe, observées au niveau synchronique, récapitulent la diachronie du groupe, car comme le disait Meillet (1921, 78), il s’agit toujours de la même langue, à différents stades de son évolution. L’abbé Rousselot (1887, 1-2) avait fort bien saisi le mécanisme de l’évolution tel qu’il peut être observé à travers l’étude des patois :
‘“Les langues [...] sont dans une perpétuelle évolution [...] et tous les changements se font d’après des conditions variables qui en modifient la nature et le degré. Les mots peuvent continuer à vivre dans une région et périr dans une autre ; conserver ici leur sens primitif, là acquérir une signification nouvelle. [...] Les sons parcourent avec une vitesse inégale la carrière de leurs transformations, ici s’arrêtant à une étape, plus loin à une autre, ailleurs encore occupant les points intermédiaires de leur développement. Ainsi l’observateur attentif qui traverse nos campagnes et qui en étudie les patois, voit-il reparaître à ses yeux tout le travail qui s’est accompli au sein du gallo-roman depuis près de 2 000 ans. Il retrouve des faits dont l’histoire n’a pas gardé le souvenir et qui remontent au latin lui-même ; des phénomènes anciens que l’induction seule faisait connaître et qui sont ramenés par le hasard des combinaisons récentes ; les intermédiaires qui rattachent entre elles des formes, des significations supposées jusqu’alors isolées ; il entend de ses propres oreilles les sons dont les graphies des âges antérieurs n’avaient conservé qu’une trace imparfaite et dépourvue de sens ; le passé lui devient présent”.’“« notions abstraites », par quoi j’entends, faute de meilleure étiquette, tous les termes qui ne se rapportent pas au monde physique et à la civilisation matérielle” (Marzys 1971, 177 n. 22).