Depuis l’apparition des réflexions sur le français régional, la tendance générale l’a considéré non comme une variété autonome de la langue, un dialecte formant système, mais comme un ensemble de variantes par rapport à un français pris comme référence. Ainsi, le français régional est d’abord apparu, à partir du XVIIe s., comme un ensemble de fautes contre la norme puriste de la langue, définie comme le bon usage. Ces fautes étaient appréhendées comme un ensemble non organisé de traits linguistiques, comme en témoigne leur recueil habituellement publié sous forme de liste alphabétique, mode de classement qui nie toute organisation systématique des matériaux présentés. On appelait alors ces fautes, que l’on cherchait à éliminer, des provincialismes (Vaugelas 1647), dont la catégorie la plus marquante était les gasconismes (sur le même modèle, sont apparus les lyonnaisismes, périgordismes, provençalismes, belgicismes, alsacianismes, etc.). Ces traits linguistiques provinciaux se distinguant du français de la norme étaient décrits comme des “fautes (de langage)”, des “phrases”, “expressions” ou “locutions vicieuses”, des “vices de langage” ou du “langage vicieux” (cf. les titres des relevés normatifs publiés du XVIIIe au début XXe, liste en annexe 1). Au XXe s., les linguistes ont introduit le terme de français régional (il apparaît chez Dauzat 1906, 203). Si le terme a changé, la réalité décrite semble toujours la même, qui correspond à une liste de caractéristiques phonétiques, morpho-syntaxiques et lexicales, qui ne sont pas en nombre suffisant pour permettre de distinguer des variétés dialectales (Dauzat 1935, 195 suiv.). Dans cette lignée, la majorité des linguistes concernés par le sujet, bien qu’ayant adopté l’usage du terme français régional, considèrent cependant que ce français n’est constitué que par une collection de traits linguistiques ne suffisant pas à former un système :
‘“Le français régional n’est pas une langue régionale de plus ; ce n’est même pas une langue à proprement parler. Par cette appellation commode, on a coutume de désigner l’ensemble des particularités géolinguistiques qui marquent les usages de la langue française, dans chacune des parties de la France et de la francophonie.” (Tuaillon 1988, 291.)’En définitive, il vaut mieux parler de régionalismes ou de traits régionaux (Straka 1983, 36). Mais le syntagme français régional, malgré son impropriété théorique, est cependant généralement employé par commodité pour désigner l’ensemble des régionalismes (Duc 1990, 5)55.
Le rejet d’un système régional indépendant s’appuie également sur le fait que l’utilisation de traits régionaux par un locuteur n’exclue généralement pas chez ce même locuteur la coexistence des traits du français de référence correspondants, lorsqu’ils existent : ils constituent généralement une “richesse” supplémentaire (pour reprendre le titre de Martin-Pellet 1987), plutôt que des traits excluant les traits de la langue commune. Cela ne correspond donc pas à un fonctionnement dialectal.
Pourtant, Tuaillon (1983, 19) éprouve le besoin d’exprimer un refus catégorique d’envisager l’existence d’un français régional qui correspondrait à quelque système que ce soit :
‘“En lançant dans leur Tour de Babel, un vocable nouveau, le français régional, les linguistes ont sacrifié à leur goût immodéré pour le néologisme. [...] Quelques linguistes pensent qu’entre le dialecte [...] et le français officiel [...], il existe une langue à part, produit de l’hybridation entre le dialecte et le français. Cette langue à part, différente à la fois du dialecte et du français, serait le français régional. Il n’en est pas ainsi. La locution français régional n’est qu’une commodité d’expression pour parler de l’ensemble des particularités linguistiques qui distinguent l’usage français d’un lieu ou d’une région donnée.”56 ’Les linguistes à qui se réfère Tuaillon sont essentiellement Dauzat et Brun, qui ont dans la première moitié du XXe siècle signalé l’existence de ce français régional, et l’ont présenté comme une variété régionale de la langue, s’apparentant à un dialecte. Comment peut-on s’expliquer la présence de deux points de vue aussi divergents sur le français régional, chez des linguistes par ailleurs tous convaincus que le français régional est né du contact entre le français et les parlers gallo-romans parlés antérieurement ? Cette divergence de vues n’est pas assignable à des points de vue théoriques différents, puisqu’on trouve ces deux points de vue opposés exprimés tour à tour dans les écrits d’un même linguiste, que ce soit Dauzat ou Brun. On peut l’expliquer par le fait que le français régional dont il est question ne correspond pas à la même réalité dans les deux cas, ou plutôt correspond à la même réalité mais à deux moments différents de son existence.
La notion de français régional est apparue dans le cadre de la description de l’acquisition du français par les populations jusqu’alors patoisantes. La langue première de ces populations a joué l’effet d’un substrat qui a entraîné la modification des structures de la langue qui s’y est superposée :
‘“En se répandant sur une zone de plus en plus vaste, parmi des populations qui avaient des habitudes linguistiques différentes et dans des milieux plus ou moins cultivés, le français devait fatalement s’altérer” (Dauzat 1930, 550). ’L’apparition d’une variété créolisée de français est une conséquence générale du contact entre patois et français, indépendante du type de substrat :
‘“dans toute contrée qui change d’idiome et abandonne celui des ancêtres, une sorte d’hybride se constitue, où la syntaxe, la morphologie de l’idiome introduit impose l’essentiel de ses règles et paradigmes, ainsi que la masse de son vocabulaire, mais où sont accueillis toutes sortes d’éléments poussés sur le terroir. Entre le français commun du monde officiel ou de l’enseignement, et le provençal, le picard ou le lorrain, se développe un bâtard linguistique qui tient de l’un et de l’autre et qu’on appelle français régional : chaque province a le sien”. (Brun 1946, 137.)’Dauzat (1906, 203) a introduit le terme français régional pour désigner ce français modifié sous l’influence de la langue de substrat. On possède des descriptions de cette variété de langue, qui éclairent sa nature : le bilinguisme entre français et occitan a donné lieu, aux débuts de l’apprentissage du français par les masses patoisantes, à une variété que Brun (1923, 419-420) appelle franco-provençal, et qu’il décrit comme une “langue bâtarde”, un ‘“compromis linguistique”’, consistant en un français ‘“avec des locutions et tournures romanes [= occitanes]”’, et même parfois en un ‘“mélange incohérent de formes françaises et romanes qui échappe à toute discrimination”’. D’après Brun, au cours du processus d’adoption improvisée du français, sans initiation méthodique, les locuteurs n’ont pas su distinguer ce qui appartenait à l’un ou l’autre système, et cela ‘“donna naissance à un nouveau genre de sabir”’ (1923, 420). Ce français provençalisé (Blanchet 1991, 9) relève de phénomènes d’interférences entre deux langues dont une (celle que l’on acquiert) est mal maîtrisée.
Gilliéron a décrit le même type d’interférences pour le contact entre français et patois d’oïl, à partir des observations d’Edmont dans le Pas-de-Calais. Un locuteur patoisant qui cherche à parler français tout en connaissant très mal cette langue, modifie son patois en fonction des correspondances phonétiques qu’il a notées entre les deux systèmes apparentés. Par ex., un Picard substituera un [+] à son [k], et produira ainsi, à partir de canter, chanter. Mais des erreurs se glissent fatalement dans ces substitutions, et ce locuteur produira des formes qu’il pensera être françaises comme branchard, chahute, charafe (Chaurand 1985, 347).
Ce qu’ont décrit Gilliéron, Dauzat et Brun, c’est, plus que le français régional même, le processus de régionalisation du français (Straka 1983, 28-29). L’apprentissage de la langue a généré une variété hybride, correspondant à du patois que l’on francise dans l’espoir d’aboutir au français, qu’on a appelée français régional. Ce premier type de français régional correspond à un stade transitoire, caractérisé par une nature instable et un caractère éphémère :
‘“Le français régional d’une même localité [...] est essentiellement variable, suivant le milieu social, la famille, l’individu ; il est plus ou moins imprégné de patois” (Dauzat 1906, 204). ’ ‘“C’est une langue de nature essentiellement éphémère, inconsistante, individuelle et dont l’individualité est de plus en plus marquée à mesure qu’on pénètre plus profondément dans les couches les moins cultivées de la société. Les caractères grammaticaux qui le différencient sont ce que nous appelons des fautes de français ; ses caractères lexicologiques sont des mots empruntés au patois ou des mots français indûment formés” (Gilliéron 1886, cité par Chaurand 1985, 348). ’L’instabilité de cette variété de langue57 va à l’encontre d’un fonctionnement dialectal (tel qu’il est suggéré par ex. par Brun 1946, 137), puisqu’elle ne connaît aucune norme, varie d’un locuteur à l’autre, et même chez un même locuteur, de sorte qu’elle constitue un instrument de communication fort peu efficace.011
Ce français régional, de nature instable, qu’on a pu voir comme une variété de langue à part entière, consiste en réalité en une transition. Il a rapidement disparu en s’alignant sur le français diffusé par Paris, qui joue le rôle de pôle d’attraction duquel le français régional tend à se rapprocher :
‘“Le français provincial est en retard, plus ou moins, sur le français de Paris : son évolution, par rapport à ce dernier, représente assez exactement ce qu’on appelle en mécanique une courbe de poursuite” ; “Le français régional offre donc un ensemble de types assez divers, mais aussi fort hétérogènes, car chaque groupe tend, depuis plusieurs siècles, à se rapprocher du français de Paris ; l’écart varie dans de grandes proportions suivant le lieu et suivant les milieux sociaux : les villes sont en avance sur les campagnes, les classes cultivées sur les demi-lettrés et les illettrés. Depuis un demi-siècle, grâce à la diffusion de l’instruction et à la fréquence des déplacements, la qualité du français régional s’est fort améliorée ; en mainte région, il n’est plus individualisé nettement que dans les campagnes.” (Dauzat 1930, 552.)’Grâce à la puissance de normalisation que possédait le français58, celui-ci a échappé à la créolisation à la suite de sa diffusion : les variétés qui en étaient nées se sont résorbées, empêchant la dialectalisation de la langue, au contraire de celle qui a affecté le latin suite à sa diffusion et à la perte du centre directeur qu’était le latin de Rome (due à la chute de l’Empire)59. Ainsi, la “langue mixte” que l’on a signalée en Provence, qui a beaucoup été employée dans un premier temps, s’est structurée au cours des XIXe et XXe s., et a abouti à la naissance du français régional, tel que l’envisage Tuaillon, entre 1880 et 1930, quand le français est devenu langue maternelle (Blanchet 1991, 131-2). A. Brun est bien forcé de reconnaître que la dialectalisation a échoué, car les français régionaux n’ont pas eu libre cours mais se sont rapprochés de la norme de la langue qui a joué le rôle de régulateur. Il en est alors réduit à projeter dans un avenir bien incertain l’accession des français régionaux au statut de dialectes :
‘“Tant que la cohésion de notre pays est assurée, ces français régionaux ne sont que des parasites ; si l’unité du corps national se trouvait un jour compromise, laissés à eux-mêmes, à leurs tendances propres, délivrés du lien et du frein qu’établissent une autorité commune et l’union morale des Français, ces français régionaux s’épanouieraient à leur tour, chacun en toute spontanéité, sur les ruines du français commun et s’en partageraient le domaine actuel. [...] Si l’équilibre venait à être rompu aux dépens de la langue nationale, [...] les parlers successeurs seraient probablement les français régionaux” (1946, 140-141).’Le français régional décrit par Gilliéron, Dauzat et Brun s’est résorbé lorsque les locuteurs se sont familiarisés avec la nouvelle langue. Cette variété hybride, éphémère, non standardisée, marquant la transition entre le patois et le français et qui, de par son instabilité, n’a jamais réellement constitué un dialecte, a progressivement disparu, à mesure que les locuteurs acquéraient une meilleure connaissance du français.
Les réalités différentes rangées sous l’étiquette français régional expliquent ainsi les différents points de vue émis à propos de la nature de ce français régional. Rézeau (1995), constatant que plusieurs termes sont employés concurremment dans la première moitié du siècle pour désigner ce français aujourd’hui dit régional (français populaire, français patoisé, français dialectal, français régional), interprète dans ce sens cette diversité :
‘“les choses s’éclairent si l’on tient compte de la diversité des réalités rangées sous la bannière du « français régional » : stade de la pénétration du français dans la région considérée, sociologie du milieu observé, vitalité de l’autre pôle linguistique (occitan, breton, dialecte d’oïl, etc.). Il est des cas, en effet où la langue observée a pu être considérée comme une langue hybride, mélange incertain de français et d’un autre système linguistique, fluctuant au gré de l’interlocuteur : H. Kervarec et R. Panier en témoignent pour la Bretagne, O. Bloch pour les Vosges, et, d’une manière différente, A. Brun pour Marseille, lequel va jusqu’à voir dans le français régional « une forme aberrante du français normal » (op. cit. p. 22)” (710).’C’est donc un deuxième type de français régional qui intéresse aujourd’hui les linguistes (cf. Tuaillon 1983, 19), c’est-à-dire un français régional qui ne consiste plus qu’en un ensemble de traits relevant majoritairement du lexique60, dont une partie provient de la langue de substrat, mais qui s’intègrent au système français sans pour autant y introduire une dialectalisation, et qui ne constituent plus en aucun cas des faits d’interférence entre langues. Comme en témoigne J.-Cl. Bouvier pour le français régional du Midi,
‘“Il ne s’agit plus aujourd’hui d’un langage intermédiaire entre le français et le provençal, d’un mélange de deux langues donnant naissance à un produit hybride, mais de traits plus ou moins nombreux, provenant du provençal, que l’on trouve dans la composition du français parlé en Provence : ils « colorent » le français mais n’en modifient ni la structure ni le statut” (“Préface” à Martel 1988, 13).’Et encore Séguy (1951, 8) :
‘“si le français populaire du Midi a sans doute pour origine ce mélange, il n’est plus un mélange : les particularités proviennent certes du fonds occitan sous-jacent [...] ; mais elles sont arrêtées, codifiées par l’usage”.’Cependant, aujourd’hui encore, il faut tenir compte dans l’étude du français régional, du phénomène d’interférence, notamment en ce qui concerne le français parlé sur substrat d’oïl. En effet, l’évolution du français régional a été liée à la nature du substrat par rapport au français : dans le domaine francoprovençal et occitan, où ces langues sont typologiquement distinctes du français, la variété hybride a disparu lorsque les locuteurs se sont assez familiarisés avec leur nouvelle langue pour pouvoir nettement le distinguer de leur patois. Le passage du patois au français s’est fait par une coupure nette établie entre deux systèmes linguistiques61 : ainsi, il n’a subsisté du français provençalisé qu’un certain nombre de traits isolés. C’est ce qu’atteste Robez-Ferraris (1988, 15) pour l’aire francoprovençale :
‘“en domaine francoprovençal, il est facile de distinguer français et patois, car les registres phonétiques sont nettement distincts, ne serait-ce que par l’intonation [...]. Si bien que le « français patoisé » en domaine francoprovençal n’existe pas” (15). ’Et Martin (dans Fréchet-Martin 1993, 5) pour l’aire occitane :
‘ “les deux langues sont suffisamment différentes pour que les locuteurs bilingues ne se trompent pas de code et ne fassent pas un mélange détonnant aux oreilles des puristes.”’En revanche, en domaine d’oïl, où les patois sont très proches du français, ‘“on peut passer insensiblement du patois au français régional”’ (Dauzat 1906, 214). En effet, dans ces régions, du fait de la parenté très proche des systèmes linguistiques en présence, un locuteur peut franciser son patois à des degrés divers, de sorte que l’on ne sait plus exactement de quel registre (français ou patois) le discours relève, et qu’il semble que l’on passe par degrés du patois au patois francisé, puis au français patoisé, au français régional et au français. Ce qui fait dire à Rézeau (1984, 14) qu’ ‘“il existe un continuum du français au patois”’. Les registres ainsi définis sont concrètement assez flous à délimiter, de sorte que Walter (1984, 183) parle de ‘“formes intermédiaires qui en sont à divers stades de l’évolution entre le patois et le patois plus ou moins francisé, entre ce dernier et le français plus ou moins patoisé”’. Ainsi, Walter (1984) a noté chez une locutrice patoisante de Champagne-Mouton (Charente) l’emploi en alternance, pour la désinence d’infinitif ou de participe passé -er, -é, de la réalisation [a] ou [e], [a] étant la forme patoise. Il devient dans ces conditions assez difficile de faire la distinction entre patois et français régional, d’autant qu’une partie des patois, suite à leur alignement sur le français (renvoi à la partie traitant du sujet), n’ont plus de caractéristiques nettes les différenciant :
‘“En général, les paysans n’ont plus l’impression de parler patois et le linguiste lui-même a souvent beaucoup de peine à apprécier où finit le patois, où commence le français régional” (Dauzat 1927, 56). ’Ainsi, à l’Ouest, “le « patois pur » n’existe presque plus comme usage constant et exclusif et au mieux, ce qu’on pratique, dans le registre dialectal, est du « patois francisé »” (Rézeau 1984, 13). Les patois se fondent insensiblement dans le français, comme dans la zone où a enquêté M.-R. Simoni-Aurembou (1973), à une centaine de kilomètres autour de Paris, où le patois s’est tellement rapproché du français qu’il ne possède plus que quelques caractéristiques phonétiques, morpho-syntaxiques et lexicales impropres à le faire considérer comme un patois : il est devenu véritablement un français régional. Ce français régional-là, à la différence de ce qui se passe sur substrat occitan et francoprovençal, apparaît comme un “compromis” (pour reprendre le terme de Brun 1923) entre le patois et le français (c’est du patois qui a été francisé), et possède donc des affinités avec le français régional décrit par Gilliéron, Dauzat et Brun.
La description du français régional pose donc des problèmes aux enquêteurs travaillant sur les régions du nord de la France, où ils éprouvent parfois du mal à faire le tri entre ce qui relève du patois plus ou moins francisé et du français régional en tant que traits stables intégrés à un discours français. Il faut envisager deux cas de figure :
dans un premier cas, comme dans l’Ile-de-France et dans l’Orléanais, le patois n’apparaît plus comme une variété linguistique autonome, car il ne se distingue plus de la langue commune que par un petit nombre de particularités inaptes à le définir en tant que dialecte. Ce patois doit alors être identifié à du français régional :
Ainsi, Walter (1984) propose de considérer comme régionalisme tout trait linguistique employé par un locuteur n’ayant à sa disposition qu’un seul système linguistique, même si celui-ci apparaît comme marqué par le substrat patois et peut sembler une variété de français patoisé : ‘“On pourrait alors dire que ce français régional est ce qui reste du patois quand ce dernier a disparu en tant qu’idiome distinct chez le locuteur”’ (190). C’est ainsi que Simoni-Aurembou (1973) considère la langue parlée par ses informateurs de l’Ile-de-France et de l’Orléanais. La même situation se révèle dans le Centre, où le patois semble s’identifier au français régional62.
Le Nord présente une seconde situation où les variétés dialectales sont restées distinctes du français. Dans ce cas, on peut limiter sa recherche de régionalismes aux traits employés dans le parler des unilingues français, méthode qui a cependant le défaut de laisser échapper un certain nombre de régionalismes, notamment ceux relevant de la vie paysanne (Rézeau 1984, 14-15). Mais, même lorsqu’ils se tournent vers des locuteurs bilingues, les enquêteurs visent tout de même à établir un registre de français régional distinct des formes de français patoisé et patois francisé (cf. Rézeau 1984, 14 suiv.). Cette préoccupation est en fait identique à celle des collecteurs qui ont affaire à un substrat nettement différencié : on cherche avant tout à éviter de recueillir des dialect(al)ismes, gardant en mémoire qu’il est toujours loisible à des locuteurs bilingues de transférer un trait patois en français régional63. Ainsi, Fréchet et Martin (1993, 5-6) considèrent qu’ “Il ne nous semble pas possible de classer comme régionalismes des mots ou tournures employés essentiellement par des patoisants (ces traits constituent plutôt des dialectalismes)”.
Un régionalisme, pour être valide aux yeux des collecteurs, doit donc se distinguer d’un fait d’interférence. Même issu d’un substrat, il doit fonctionner comme un emprunt complètement intégré à la langue, intégration dont on a la certitude lorsque ce sont des locuteurs ignorant le patois qui l’emploient. C’est cette position qu’a adopté le TLF pour inclure dans sa nomenclature des régionalismes :
‘“Les termes régionaux ont été admis dans la mesure où il était sûr qu’ils n’étaient pas seulement dialectaux, mais en usage dans telle région chez les habitants ignorant le dialecte et les employant spontanément sans avoir l’idée de se singulariser par rapport à la langue commune” (P. Imbs, “Préface” au TLF, vol. 1, xxvi).’S’il existe un lien entre la connaissance du patois qui a servi de source au régionalisme et l’emploi de celui-ci64, cependant la majorité des régionalismes acquiert généralement son autonomie en français par rapport à la langue-source en étant transmis aux locuteurs unilingues. C’est ainsi que Rézeau (1984, 15) considère que zire “horreur, répugnance” (“Ça me fait zire de peler des anguilles”), bien qu’intégré à un discours français, n’est pas un régionalisme mais du “patois authentique”, car il est considéré comme patois par les locuteurs qui l’emploient. Au contraire, Tuaillon (1984) professe l’attitude inverse, et considère que tout ce qui n’est pas du patois pur relève a priori du français régional, et qu’il ne faut pas rejeter des faits qui peuvent sembler trop patois :
‘“Ne demandons pas à un régionalisme de montrer patte blanche, on risquerait d’exclure des faits bien réels au nom de préalables théoriques des plus incertains [...]. Il faut tout prendre en compte, quitte à définir les modalités d’emploi.” (236)’Le français régional est souvent opposé au français, emploi critiqué car il semble impliquer qu’un mot de français régional n’est pas français. En fait, cet usage est acceptable, si l’on interprète la mention français comme qualifiant un mot auquel ne s’applique aucune restriction d’emploi. Seuls les mots subissant une restriction d’usage doivent être marqués explicitement : c’est d’ailleurs ainsi que procèdent les dictionnaires contemporains, en n’attribuant une marque explicite qu’aux seuls mots régionaux, familiers, populaires, etc.
La position est réaffirmée p. 20 : “ce français régional n’existe pas, personne ne le parle nulle part. Seulement l’usage français est partout marqué de particularités ; et certaines de celles-ci, circonscrites dans un espace géographique, sont des régionalismes.”, et p. 30 : “Les mots régionaux sont noyés dans un discours qui utilise le vocabulaire français le plus ordinaire.”
Bloch (1921, 121) décrit également le phénomène.
“La puissance du foyer central suffit à maintenir, tant qu’elle subsiste, l’unité de la langue : Paris fait fonction de modèle, de régulateur” (Dauzat 1930, 550).
Cette comparaison avec la dialectalisation du latin n’est pas ici innocente : il s’agit de la référence qui hante les esprits des premiers descripteurs du français régional, notamment Dauzat et Brun, et qui fournirait un modèle de l’évolution par cycles : le latin, qui s’est différencié sur le territoire de la Gallo-Romania, a vu ensuite ces différences se résorber lors de l’adoption du français comme langue commune aux dépens des patois. La dialectalisation du français ré-enclencherait le cycle : “nous avons là, sur notre sol, l’illustration d’une loi générale : les pays à dialectes tendent à se laisser absorber et unifier par une langue commune ; la langue commune, une fois adoptée sur de vastes espaces, tend à se fragmenter en parlers diversifiés” (Brun 1946, 154). Cf. aussi Müller (1985, 168)
Comme le reconnaît Brun (1946, 138) : “c’est par le vocabulaire que le français régional manifeste le mieux son originalité”.
Cf. Dauzat (1906, 215) : “quoique ces patois [de la moitié méridionale de la France] soient très ébranlés par la langue de Paris, ils sont encore beaucoup trop éloignés du français pour qu’une fusion entre les deux langues puisse s’opérer dans l’intervalle” (215).
“quelles différences autres qu’une différence d’extension dans l’espace, y a-t-il entre ce Dictionnaire [du français régional du Berry-Bourbonnais] et l’Index de l’ALCe [Atlas linguistique et ethnographique du Centre] ? Autrement dit, le vocabulaire de l’ALCe est-il autre chose qu’une variété de français patoisé ?” (Simoni-Aurembou 1996, 273).
Cf. Bloch (1921, 125) : “tout patoisant peut, à l’occasion, introduire, plus ou moins adapté à l’usage du français, tel mot de son patois pour lequel il ne connaît pas l’équivalent français, ou quand celui-ci n’est pas présent à son esprit”.
Cf. par ex. Fréchet-Martin (1993, 11) : “Le fait de parler le patois, ou simplement de le connaître (sans le parler) est un facteur favorisant l’emploi ou la connaissance des régionalismes. Cela s’explique facilement puisque la majorité des régionalismes reposent sur le substrat dialectal” ; et Germi-Lucci (1985, 208) : il existe “une corrélation entre la connaissance du dialecte local et la fréquence d’emploi des régionalismes”.