Les premiers descripteurs du français régional, s’inscrivant dans la tendance normative de leur époque, se sont affirmés comme des pourchasseurs de gasconismes, fautes grossières contre le français de référence que ces pédagogues (pour reprendre l’expression de Boisgontier 1992, 8) avaient identifié au bon usage de leur époque, c’est-à-dire à la norme puriste ou prescriptive qui s’est mise en place à partir du début du XVIIe s. (cf. chap. 3). Cette norme procède d’une vision essentiellement restrictive de la langue : la doctrine de Malherbe consiste à épurer un système linguistique qu’il juge trop riche65. Vaugelas définit le bon usage d’après celui de la Cour parisienne, validé par les meilleurs écrivains du temps (‘“C’est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps”’ VaugelasM 1984, 40-41), et rejette tout ce qui n’en fait pas partie dans le mauvais usage ‘(“mon dessein dans cette oeuvre est de condamner tout ce qui n’est pas du bon ou du bel Usage’”, 52). Celui-ci est constitué par les traits linguistiques régionaux, populaires (‘“le peuple n’est le maistre que du mauvais usage”’, 54), techniques, bas, archaïques, et les néologismes (‘“Il n’est permis à qui que ce soit de faire de nouveaux mots, non pas mesme au Souverain”, ’67).
Cette conception linguistique du français de référence, qui reflète la vision de l’organisation hiérarchique de la société induite par le système politique de l’époque (la monarchie aristocratique), où le bon usage est constitué par celui de l’élite, le mauvais par celui de la majorité66, en donne un inventaire très restreint, trop pauvre en fait pour faire figure d’étalon fiable. En effet, cette norme ne représente qu’un usage particulier de la langue67 : comme le dit B. Müller (1985),
‘“la norme absolue est un registre partiel au même titre que les autres registres partiels d’une communauté linguistique, l’ensemble de tous ces registres constituant la totalité de la langue à un moment donné”’ (267) ; ‘“nous sommes en présence d’un système à plusieurs usages linguistiques, c’est-à-dire d’un système de sous-systèmes. La norme elle-même, qu’un impérialisme linguistique injustifié appelle “le français” tout court, ne constitue que l’un des nombreux français”’ (50).
Dans la perspective de l’étude des régionalismes, le mauvais usage est également intéressant. Or, la description de celui-ci a été largement mise de côté par ces conceptions restrictives de la langue. Ainsi, les recueils normatifs de régionalismes des XVIIIe et XIXe s. se fondaient, pour définir leur corpus, sur les autorités de leur époque en matière de bon usage, soit les grammairiens (et notamment Vaugelas) et les lexicographes (et en premier lieu la dernière édition du dictionnaire de l’Académie, prise comme norme par Michel 1807, Rolland 1810, Sauger-Préneuf 1825, etc.). Le principe d’élaboration de ces relevés normatifs établis par les puristes de province, consistait à relever tout ce qui ne figurait pas dans ces sources du beau langage, ou qui en différait, et à l’étiqueter « langage vicieux provincial »68. Or, les nomenclatures de tous ces ouvrages demandent à être triées, car à côté d’authentiques régionalismes, se trouvent quantité de traits n’appartenant pas au bon usage certes, mais qui n’en sont pas pour autant régionaux : ce sont des traits considérés comme “bas” (c’est-à-dire familiers, populaires, techniques...) mais connus de l’ensemble des locuteurs francophones. C’est ce qu’a fait apparaître l’étude critique des alsacianismes de Wolf (1983) : celui-ci a reconsidéré tous les traits lexicaux qui avaient été taxés d’alsacianismes par les publications à visée normative de 1835 à nos jours, et a fait apparaître que tous n’étaient pas d’authentiques régionalismes, certaines accusations relevant même uniquement d’un purisme excessif (Straka 1984, 500). G. Straka (1984, 501) recommande une telle étude critique similaire pour tous les documents publiés à ce jour sur les régionalismes des autres régions.
On a énoncé de multiples critiques à l’encontre de cette notion de bon usage. On peut en retenir que d’une part, cette norme n’est pas établie de manière objective : ainsi, Vaugelas reconnaît ‘“qu’encore que l’Usage soit le maistre des langues, il y a neantmoins beaucoup de choses où il ne s’est pas bien déclaré [...]. Alors il faut necessairement recourir à la Raison, qui vient au secours de l’Usage”’ (1647, 455). Autant dire que l’on doit se fier à l’intuition du grammairien, qui s’apparente alors à ses caprices quant à ce qui est bien. De fait, le bon usage peut différer d’un censeur à l’autre, c’est une ‘“notion peu précise, qui a varié avec les siècles et sur laquelle les gens qui décident, même les philologues grammairiens d’aujourd’hui, ne s’expliquent guère”’ (Warnant 1973, 110). Ainsi, l’étude des alsacianismes (déjà citée) a révélé que ‘“toutes les [publications] sont dues à des auteurs qui [...], dans leurs relevés, ne s’étaient fiés qu’à leur propre sentiment linguistique”’ (Straka 1984, 499).
D’autre part, on doute que le bon usage soit effectivement employé par quelque locuteur que ce soit :
‘“la norme prescriptive (ou idéale) décrit la langue comme elle doit être (et comme elle est rarement réalisée), ou comme elle pourrait être en l’imaginant la plus parfaite possible. Tout cela revient à dire que personne ne semble capable de parler un français entièrement conforme à ce français abstrait, théorique et idéal” (Müller 1985, 282). ’Mais en fait, l’inadéquation majeure de cette norme puriste à l’étude des régionalismes consiste en son caractère justement trop restrictif, ce qui la rend un instrument trop peu puissant dans ce genre d’études : ne permettant de trancher qu’entre le bon et le mauvais usage, elle ne permet pas de distinguer, à l’intérieur de ce mauvais usage d’ailleurs mal décrit, entre ce qui est régional et ce qui constitue d’autres traits dépréciés, mais dont la distribution n’a rien de régional. Pour preuve, comme nous l’avons vu ci-dessus, tous les ouvrages confectionnés en prenant comme mesure la norme puriste nécessitent d’être revus en y triant ce qui est effectivement régional du reste du mauvais usage à caractère non régional : ainsi A.-M. Vurpas, qui a édité le manuscrit des Mots lyonnois de Du Pineau69, témoigne en ce sens qu’
‘“On est d’abord frappé par le caractère composite de cette liste où figurent à la fois des mots français et des mots régionaux, voire des mots patois. Sans doute leur dénominateur commun réside-t-il dans le fait que, pour l’oreille d’un puriste du XVIIIe siècle, ils n’appartenaient pas au bel usage.” (Vurpas 1991, 7.)’“Ses prédécesseurs avaient déclaré la langue pauvre et cherché à l’amplifier ; il la juge, lui, assez et même trop riche, et s’étudie à l’épurer” (HLF 3, 3).
Cf. VaugelasM (1984, 40), et Gadet (1992) à propos du français populaire : l’étiquette “populaire” correspond à une conception dichotomique du monde social entre bas/haut, grossier/fin, vulgaire/distingué. Le terme s’applique en fait à la place du locuteur dans la société, et ensuite à la langue qu’il parle : “La classification des grammaires confond niveau stylistique et niveau social” (23).
Cf. Ducrot (1972, 162) : la norme puriste consiste en un usage particulier de la langue, qui ne retient qu’une partie du matériel effectivement utilisé et rejette le reste.
Cf. Molard (1810) pour qui “celui qui, voulant s’assurer si un mot est français, ouvre le dictionnaire de l’Académie” (vi). De même Beauquier (1881), bien que n’étant pas puriste, a voulu éviter de faire figurer des traits du français commun dans son recueil : pour cela, il s’est référé au dictionnaire de l’Académie, et revendique que “pas un seul [des traits qu’il présente comme des régionalismes] ne figure dans le Dictionnaire de l’Académie”.
Du Pineau n’a pas recueilli des régionalismes dans l’esprit de les blâmer, et n’est donc pas un puriste à proprement parler. Cependant, sa méthode de travail adopte la conception des régionalismes comme étant tout ce qui diverge du bon usage.