2.2.2. Le français commun

Le procédé courant que l’on emploie pour l’identification des régionalismes consiste à considérer que le français de référence est la variété de langue décrite dans les grammaires et les dictionnaires généraux du français. Cette variété représenterait un usage moyen de la langue, correspondant à une norme d’usage (ou statistique). Or, plusieurs linguistes dénoncent le recours aveugle à ce principe, car pour eux le français décrit dans les grammaires et dictionnaires serait un français standard, représentant uniquement ‘“le parler de la classe des intellectuels de la région parisienne”’ (Warnant 1973, 105). Ce français standard serait l’héritier du bon usage du XVIIe s., à fondement géographique et social bien délimité : Wolf (1972, 171) estime qu’il s’agit du “français de la Capitale” ; Corbeil (1984, 38) considère que le français standard repose sur la prédominance normative de l’usage parisien ; pour Poirier (1995, 26), le français de référence correspond à ‘“la variété de prestige prise en compte par les lexicographes parisiens”’. Pour contrer ce prolongement de l’optique normative dans l’étude des régionalismes (Warnant 1973, 107 parle de ‘“la promotion arbitraire, non objectivement motivée, d’un dialecte au rang de français neutralisé”’) et pouvoir disposer d’une base objective, dont toute perspective normative serait absente, certains linguistes proposent de décrire complètement le français parlé dans chaque région (dont Paris), de comparer les descriptions et d’en retirer ce qui est commun, ce qui permettra de définir le français commun (Corbeil 1984, 42). On pourrait compléter le français commun, qui consiste en l’ensemble des traits partagés par l’ensemble des locuteurs françophones, par le critère du plus grand nombre d’usagers : appartiendront à ce français les traits utilisés par la majorité des usagers de la langue. On obtient alors le français général, c’est-à-dire un français représentatif de l’emploi majoritaire de la langue, formant un consensus parmi la majorité des locuteurs. Il s’agirait véritablement de la norme d’usage.

La substitution d’un français commun ou général au français standard permettrait d’une part de ne pas avoir une vision a priori de ce qui forme la norme d’usage. D’autre part, elle apporterait une meilleure connaissance des français régionaux, dont une partie seulement est pour l’instant décrite (ce qui s’écarte du français de référence). Apparaît ici la notion de français régional comme variété à part entière de français, revendiquée notamment par Voillat (1971). Celui-ci, prenant le contre-pied de Lerond (1968) qui exprime l’opinion commune selon laquelle le français régional ne constitue pas un système indépendant70, a émis l’hypothèse qu’il constituerait une variante cohérente du système standard, un système à part entière, un dialecte français que l’on pourrait pleinement appeler français régional. L’étude de ce français régional nécessiterait une description complète, c’est-à-dire comprenant les trois parties d’une grammaire : phonétique, grammaire, lexique. Il faudrait ainsi décrire chaque français régional pour pouvoir ensuite faire une étude comparée des différents dialectes, qui permettrait d’établir leur unité et leurs divergences. Si Voillat a soutenu la thèse du français régional comme dialecte (problématique apparue lors des premières discussions sur le français régional), c’est sans doute parce qu’il s’intéresse au français régional en tant que français influencé par un substrat (1971, 217). Il se demande alors si l’intégration d’éléments de la langue de substrat s’est faite uniquement sous la forme d’emprunts sans liens les uns avec les autres (comme on l’envisage habituellement), ou si les éléments transférés du substrat n’ont pas pu influencer plus largement le système qui les a accueillis, et y introduire une déviation systématique par rapport au système français :

‘“il reste permis de se demander si ces écarts, si imperceptibles, si localisés à première vue, n’intéressent pas l’ensemble du système, s’ils ne répondent pas à une déviation, peut-être légère, mais globale, cohérente” (217). ’

L’étude de De Vincenz (1974) constitue l’une des seules tentatives en vue de cette description globale du français régional, et elle a également été effectuée dans la perspective du passage du patois au français. De Vincenz a décrit le système résultant de l’interférence des deux langues sous le nom de français local, qu’il distingue à la fois du français et du français régional (10). Il recherche dans ce français local ce qui s’est conservé du patois (“les survivances patoises en français local”, 16). Sa description d’un sous-ensemble du lexique, le lexique rural (où la survivance lexicale est la plus importante, 77), est une description globale qui ne fait pas dans un premier temps de distinction entre ce qui appartient au français langue commune et ce qui est proprement régional. La perspective est ici essentiellement historique, et vise à faire ressortir les conséquences de la mutation linguistique sur la conservation de traits de l’ancienne langue dans la nouvelle.

Un argument en faveur de la description totale du français régional consiste en l’existence de micro-systèmes régionaux complètement déviants du français de référence : par ex., la triade régionale déjeûner-dîner-souper qui correspond à petit déjeuner, déjeuner, dîner. Ne recueillir que des faits isolés amène à sous-estimer l’ampleur de la variation, et empêche notamment d’avoir une vision systématique du français régional : ainsi, Wolf (1991, 224) argumente que la méthode différentielle empêche toute analyse structurale du français régional. On ne dispose en effet que d’une partie des champs lexicaux, celle qui correspond aux mots particuliers à une région, mais on ne sait rien des mots standards qui sont connus (ou qui seraient d’ailleurs inconnus71 : ce sont ceux que Taverdet (1977, 42) appelle des régionalismes négatifs), dans quel sens ils sont employés, etc. Il montre, à partir du micro-champ sémantique /café/, que les structures onomasiologiques du français et du français alsacien divergent (cf. la notion de “déviation” de Voillat), mais cette démonstration ne s’avère possible que grâce à la description exhaustive de ce champ en français alsacien. Un autre point souligné par Salmon (1991a, 425) concerne l’existence de régionalismes parisiens, qui peuvent se révéler “chaque fois que le ou les français de France ne partagent point ses choix”. C’est au Québec que sera réalisé le premier inventaire complet d’un français régional, ou plutôt d’une variété nationale de français : Poirier (1995, 17) rappelle que :

‘“on a l’habitude de désigner par français régionaux l’ensemble des variétés géographiques qui ne sont pas celles de Paris, situant ainsi dans un même axe des français qui entretiennent des rapports très différents avec la variété parisienne”.’

Il distingue ainsi (17-18) les français régionaux pour lesquels la variété standard joue un rôle normatif, des français régionaux ne subissant pas cette pression (ou dans une bien moindre mesure), et réserve ainsi le terme français régional à une variété de français parlée dans une zone limitée à l’intérieur d’un pays. Le français québécois est ainsi une variété nationale, au même titre que le français de France, de Suisse, de Belgique, officiellement reconnu par l’état et d’emploi usuel. Il possède lui-même des variétés régionales, comme le français du Saguenay. Un régionalisme québécois consiste donc en une particularité propre au français d’une partie du Québec, tandis qu’un trait d’usage général au Québec est un québécisme. La réalisation du Trésor de la langue française au Québec, qui entend faire l’inventaire lexical complet du français employé au Québec depuis le XVIIe s., fournira donc la première description complète d’un français autre que le français standard, et permettra peut-être de répondre à la question posée par Voillat : les français régionaux forment-ils des systèmes distincts du français commun (sont-ils des dialectes ?), ou ne sont-ils effectivement qu’une collection de traits régionaux ? Etant donné l’ampleur du travail exigé, et le faible rendement qui en résulterait s’il s’avérait (comme le pense la majorité) que ces français régionaux ne diffèrent du standard que sur quelques points, il est probable qu’on ne disposera jamais d’un tel inventaire pour les français régionaux de France. Sa mise en chantier en France poserait d’ailleurs le problème de l’extension géographique des français régionaux à décrire, qui a été abordé de bonne heure (cf. Dauzat 1930, 551 qui considère que les français régionaux se délimitent par rapport à la zone d’influence des centres urbains) mais n’a pas encore été résolu. Corbeil lui-même reconnaît (1984, 35) qu’il est difficile de définir un espace linguistique, puisque certains régionalismes sont communs à de larges zones, tandis que d’autres sont plus localisés. Pour l’instant, la partie la plus caractéristique des français régionaux a été reconnue être le lexique : or, on sait en linguistique comparative que le lexique ne permet pas à lui seul d’établir des frontières dialectales. Faut-il, comme l’a fait Tuaillon (1983), s’en tenir à la description de petites unités spatiales, ou bien envisager des découpages concernant une ville et sa zone d’influence ? Même dans ce cas, le nombre d’unités à décrire serait très important, ce qui ne ferait que s’ajouter à l’ampleur de la tâche consistant à fournir une description exhaustive de la langue.

Le procès qu’on a intenté au français décrit par les grammaires et les dictionnaires a dans une certaine mesure présenté l’accusé sous un faux jour : tout d’abord, il faut remettre en question l’acharnement que l’on a manifesté à y voir une variété exclusivement parisienne. En effet, le français dit standard n’est pas déterminé uniquement par les classes supérieures parisiennes, comme le reconnaît lui-même Corbeil (1984, 34) : il correspond à l’usage “des locuteurs instruits, en particulier de la région parisienne et au mieux des grandes villes de France, confirmé par son emploi dans les communications institutionnalisées et illustré par les bons auteurs.” De plus, le français décrit par les grammaires et les dictionnaires permet d’atteindre une variété de langue bien plus large que le simple français standard, qui se rapproche sensiblement du français général ou commun prôné par les linguistes. En effet, en-dehors d’un ensemble de traits que l’on peut dire standards, et qui correspondent souvent à un emploi courant de la langue en même temps qu’ils reflètent l’usage des classes supérieures, ces ouvrages de référence répertorient un ensemble de traits n’appartenant pas à cet usage, qui apparaissent comme marqués (au contraire des traits standards qui n’ont pas de marque), et qui relèvent d’un niveau de langue familier, populaire ou argotique (différenciation diastratique de la langue), ainsi que de diverses langues spéciales (différenciation diaspécifique). Il est donc faux de dire que les dictionnaires, en particulier, représentent uniquement un usage normé, puisqu’ils sont largement ouvert, et ce depuis longtemps, aux usages non normés. Ils tendent en fait à décrire le français commun, de sorte que la méthode de description des régionalismes couramment employée (qui consiste à décrire des écarts par rapport à une norme, que l’on considère comme contenue dans les grammaires et dictionnaires) semble assez sûre. Elle se distingue cependant de la volonté d’accéder à un français commun par la réintroduction, quand nécessaire, d’une pointe de norme puriste : en effet, alors que le français commun prôné par Warnant et Corbeil considère que dans le cas de traits linguistiques en concurrence, aucun ne prime sur l’autre, ici on n’admet pas qu’il puisse exister des variantes de statut égal : lorsque variantes il y a, l’une doit être considérée comme appartenant au français de référence, tandis que l’autre (ou les autres) sera un régionalisme. Les traits à distribution régionale sont considérés comme des variantes de statut social inférieur aux traits du français de référence, comme l’indique la définition de Tuaillon (1983)72. Ainsi, même si septante a une distribution régionale assez large, et que de ce fait soixante-dix ne soit pas véritablement commun, on n’en conclut pas pour autant que le français de référence manque d’un terme pour exprimer “sept fois dix”. Le critère de l’extension régionale n’est pas le seul en compte pour définir un régionalisme : Straka (1977a, 230) admet que, bien que le français de référence soit censé être ‘“un ensemble de faits linguistiques qui s’étendent sur tout le domaine du français, alors que les faits qui n’ont pas cette extension seraient tout naturellement des régionalismes”’, il n’en arrive pas moins qu’un ‘“fait de langue qui ne recouvre qu’une partie du domaine du français n’est pas nécessairement un régionalisme et, en revanche, pour appartenir au français général, un fait de langue n’a pas besoin de s’étendre sur la totalité de l’aire française”’. Ainsi, malgré son extension importante, septante demeure un régionalisme et soixante-dix appartient bien au français de référence. Il n’y a pas ici de co-variantes, placées sur un pied d’égalité. Puisque le français régional est défini par rapport à un français de référence, c’est celui-ci qui a la primauté, et le français régional qui s’en distingue. Le français de référence peut parfois ne pas être le français commun, comme le remarque Corbeil (1984, 35)73, ce qui contredit l’opinion de Taverdet (1977, 42) pour qui un trait reste régional tant qu’il est ignoré de certaines régions. On aboutit ainsi à la définition du français régional proposée par Wolf (1972, 176), par la double caractéristique de subordination à la langue commune, à la fois linguistique (variation par rapport à une langue commune) et sociolinguistique.

Les traces de cette survivance de la conception normative sont nombreuses dans la pratique des études régionalistes. Ainsi, bon nombre de linguistes belges qui étudient les régionalismes ne s’opposent pas moins à leur emploi : ainsi, J. Hanse et A. Doppagne ont-ils oeuvré pour la chasse aux belgicismes (1971, 1974). A. Goosse (1970, 95) s’oppose à l’emploi des régionalismes, qui entraînent l’absence de compréhension entre francophones. Le Conseil International de la Langue Française veille également à l’imposition d’une norme, pour assurer la correction du français et éviter sa différenciation trop poussée. La marge de liberté qu’il laisse aux régionalismes consiste à ‘“leur fixer une juste place et [...] les maintenir dans de sages limites.”’ (RLiR 42, 1978, 150). Les listes de régionalismes de bon aloi, dont la première a été réalisée au Québec en 1969 sous le titre Canadianismes de bon aloi, témoignent à la fois d’une défense des particularités locales, qui sont introduites dans la langue officielle, et du discrédit jeté sur les autres régionalismes, dont on laisse entendre qu’ils seraient de mauvais aloi.

D’autre part, la technique de définition employée dans les dictionnaires régionaux montre bien la dépendance des régionalismes à l’égard du français de référence : il y a moins souvent de véritables définitions que des renvois à des mots du français de référence, même quand ceux-ci sont particulièrement abscons. Ainsi, Tuaillon (1983) glose-t-il le régionalisme nant par le renvoi au terme du français de référence routoir [= “lieu où l’on fait rouir le chanvre”], qu’il n’explicite pas, alors que le terme est absent du PRob : ‘“le synonyme français général aurait gagné à être glosé.”’ (Rézeau 1983, 489).

Notes
70.

“les régionalismes ne s’organisent jamais en un système” (A. Lerond, “L’enquête dialectologique en territoire gallo-roman”, Langages 11, 1968, 86).

71.

“Quant à la part du français normal que contient le français régional, si le puriste la minimise par profession, le dialectologue n’a pas à s’en soucier : elle va de soi.” (Voillat 1971, 217.)

72.

“Un régionalisme linguistique est un écart de langage (phonétique, grammatical ou lexical) qui oppose une partie de l’espace français au reste du domaine et plus précisément à la fraction du domaine linguistique dont fait partie la capitale du pays, car l’aire linguistique qui comprend Paris est de toute façon qualitativement majoritaire.” (Tuaillon 1983, 2.)

73.

Quand une particularité est commune à plusieurs régions, “on répète ces mots dans chaque lexique régional, comme s’ils étaient propres à chaque région, sans remettre en cause le français standard, qui pourtant apparaît bien alors comme n’étant pas le « français commun »” (Corbeil 1984, 35).