Les débats autour du français commun masquent le fait que la détermination d’un tel français ne saurait suffire à l’étude des régionalismes. Ce qui est commun, voire ce qui est le plus général, majoritaire, laisse de côté un résidu assez important, composé de traits linguistiques d’usage plus ou moins restreint, mais dont la restriction ne concerne pas l’aspect géographique de la langue. Ainsi, Warnant (1973) exclut-il de son français commun (qu’il appelle neutralisé) des traits ayant une diffusion diastratique ou diaspécifique restreinte (‘“les jargons et les argots sont exclus du français neutralisé”’ : 1973, 108).
Cette exclusion théorique se heurte au problème pratique de ce que l’on entend par argot : dans son usage courant, le terme réfère aux langues de groupes en général, c’est-à-dire non seulement à l’argot proprement dit, mais aussi aux langues techniques et scientifiques (langues de spécialité)74. Or, les limites entre le lexique général et le lexique spécialisé, qui correspond à ce que Warnant appelle argot, sont tout à fait floues. Une partie du lexique dit spécialisé appartient en fait à la langue commune : dans le vocabulaire de la mécanique automobile, par ex., seule une partie des termes sont réservés (connus et employés) aux professionnels de cette technique. Même chose pour ce qui concerne la langue dite “populaire”, qui ne possède pas de frontière absolue avec ce qui relève du niveau familier.
‘“La frontière entre français populaire, entendu comme langue des classes populaires, et français familier, usage de toutes les classes dans des contextes peu surveillés, est floue, et même, pour la plupart des phénomènes, inexistante”’ ; ‘“le français populaire est pour l’essentiel un usage non standard stigmatisé, que le regard social affuble de l’étiquette de populaire : tout ce qui est familier est susceptible d’être taxé de populaire si le locuteur s’y prête, et seuls certains traits populaires sont étrangers à l’usage familier non populaire”’ (Gadet 1992, 122 et 27).
Les distinctions établies dans les dictionnaires entre populaire, argotique, vulgaire, trivial n’ont pas de fondement véritable (et d’ailleurs les appréciations peuvent diverger selon les dictionnaires). Müller (1985, 230) propose ainsi d’appeler français relâché toutes les formes de français (argotique, populaire, familier) qui n’appartiennent pas au registre de la communication formelle. L’appellation de dictionnaire d’argot prise par de nombreux ouvrages masque le fait qu’y sont répertoriés pêle-mêle des usages argotiques (i. e. propres au parler des malfaiteurs) et des usages plus répandus dans les diverses catégories de locuteurs, dont certains relèvent tout bonnement du langage familier, qui est ‘“une caractérisation situationnelle fonction du contexte, de l’interlocuteur et du sujet traité”’ (Gadet 1992, 22) et donc appartient justement au français commun. En excluant les argots du français commun, Warnant ne fait que réintroduire une conception normative, ne retenant du français de référence que ce qui est non marqué. Or, parmi les traits marqués classés comme familiers, populaires, argotiques, techniques, etc., certains prennent place de plein droit parmi ce français commun, parce qu’ils sont connus de l’ensemble de la population. L’inclusion de traits marqués dans le français commun dépend alors du critère du nombre des usagers : les traits de français relâché appartiennent au français commun quand ils sont employés par la majorité de la population. Pour les termes techniques, le critère doit jouer non sur le nombre absolu d’usagers, mais sur leur nombre relatif : un terme technique d’usage général parmi la population de locuteurs susceptibles de le connaître pourra être accepté dans le français commun. Cependant, lorsque cette population devient trop réduite (terme très spécialisé), ou le nombre de locuteurs connaissant le terme trop faible, il sera exclu du français commun. Se pose donc le problème du degré de spécificité du vocabulaire pouvant être considéré comme réellement commun. Les dictionnaires tranchent généralement ce sujet en n’incluant dans leurs nomenclatures que le vocabulaire pouvant servir à la majorité de la population, tandis que le vocabulaire spécifique est pris en charge par des dictionnaires spécialisés. Ainsi, la nomenclature du TLF a été établie pour correspondre aux besoins d’un utilisateur-type :
‘“le dictionnaire tel que nous le concevons doit comprendre le vocabulaire de la langue commune à tous les francophones ayant reçu une telle culture de type humaniste, la part des vocabulaires spéciaux étant limitée à ceux qui ont reçu une diffusion assez large pour n’être plus seulement la propriété du milieu clos qui les a vu naître.” (P. Imbs, “Préface” au TLF 1, xxvi.)’Même aménagée de la sorte, la notion de français commun ne permet pas de disposer d’un français de référence suffisant à l’étude des régionalismes. Il suffit peut-être à l’étude des régionalismes relevant du lexique général, non spécialisé. Mais une grande partie du français régional concerne les domaines techniques spécialisés (notamment le domaine agricole), ou consiste en un vocabulaire à connotation affective : il risque donc d’être confondu avec du français technique d’emploi général parmi les locuteurs susceptibles d’utiliser ce vocabulaire, ou avec du français familier/populaire/argotique de distribution géographique générale. Le français commun ne permet pas de distinguer entre ces cas de figure, puisqu’il rejette de façon indistincte le vocabulaire spécifique, sans en différencier les natures diverses, tout comme le faisait le bon usage. Pas plus que la norme prescriptive, il n’est un repoussoir suffisant à l’étude des régionalismes, puisque demeure une zone de flou où l’on risque de confondre les registres. Il convient donc de se méfier et ne pas identifier tout ce qui n’appartient pas au français commun comme étant automatiquement régional.
Les descripteurs de français régional ont besoin d’un outil plus puissant, qui leur permette de connaître non seulement ce qui est commun, mais encore ce qui est spécialisé tout en n’ayant pas pour autant une distribution régionale : termes techniques, notamment agricoles, très spécialisés mais connus de la population restreinte qui emploie ce vocabulaire, qu’elle habite en Normandie ou en Provence ; termes argotiques, populaires, etc. Il leur faudrait connaître tout ce qui dans la langue a une distribution géographique générale, quelle que soit la nature de sa distribution diastratique ou diaspécifique (c’est-à-dire tout ce qui va du vocabulaire vraiment commun jusqu’au très spécialisé). On opère ainsi une distinction entre le français commun, qui concerne un emploi général (ou majoritaire) parmi les locuteurs, et un français d’usage général, mais pas forcément commun, qui correspond à un emploi général parmi les locuteurs concernés par ce vocabulaire, qu’ils soient majoritaires ou minoritaires. Une telle description générale de la langue n’existe évidemment nulle part75 : c’est donc à l’enquêteur de se constituer un corpus d’exclusion (Robez-Ferraris 1988, 16) aussi complet que possible, à partir duquel il pourra identifier les particularismes régionaux dans le cadre d’un inventaire différentiel. D’après Robez-Ferraris (1988, 37),
‘“L’instrument qui permettrait de décider de façon certaine qu’un mot est régional ou non, est le sondage de la conscience linguistique des francophones. En attendant, force est de recourir aux dictionnaires ; mais il faut savoir que ce travail ne peut se faire sans une marge d’erreur”. ’Straka (1977a, 230) orientait déjà vers l’utilisation des grammaires et dictionnaires, qui constituent ‘“notre seul recours pour atteindre la « norme » et pour pouvoir établir, par rapport à celle-ci, les faits de langue qui en diffèrent”’. Cependant, les sources qui nous permettent de restituer cet usage général comportent des lacunes et des erreurs, et arrivent même à se contredire entre elles, ce qui ne peut qu’avoir des conséquences pour l’étude du français régional s’effectuant de façon différentielle. Straka distingue trois types d’erreurs imputables au corpus d’exclusion :
‘“Dans tous les travaux sur les français régionaux, [...] on y trouve, parmi les régionalismes, des mots ou des syntagmes qui font bel et bien partie de l’usage français [...], car il y a des mots français pratiquement inconnus des dictionnaires”’ : par ex. le n. f. tapette “piège à souris”, qui n’a été recensé que par GDEL, puis repris par TLF qui n’a aucune attestation à citer et se trouve incapable d’en dater l’apparition (cf. Fréchet 1992, 32 pour d’autres exemples).
‘“alors que certains mots portent à tort, dans ces derniers, l’étiquette « régional »”’ ;
‘“et d’autres, au contraire, qui sont des termes régionaux, sont présentés, non pas comme tels, mais comme français”’ (1977a, 230), de sorte qu’on aura tendance à les retirer d’un inventaire régional (cf. aussi chap. 4).
Cette marge d’erreur, que Tuaillon (1983) estime à moins de 10 % du lexique régional recueilli, ‘“devrait permettre à chacun de prendre quelques risques dans la description des faits”’ (Robez-Ferraris 1988, 37). Et partant du principe, énoncé par Straka (1977a, 231), selon lequel ‘“Il vaut mieux, dans le doute, relever trop de faits”’ 76, un certain nombre de traits non régionaux apparaissent inévitablement parmi les régionalismes ; d’après Straka (1977a, 231), ces traits devraient disparaître des inventaires régionaux quand on saura qu’ils ont une extension nationale. Cependant, on peut remarquer pour l’instant qu’ils ont plutôt tendance à s’implanter dans les nomenclatures, vérifiant pour la lexicographie régionale la constatation faite pour la lexicographie générale par Goosse (1973, 67) : ‘“une fois entré dans les dictionnaires, un mot n’en sort plus !”’. En effet, lors de la constitution d’un nouvel inventaire, si l’on hésite sur l’inclusion de tels régionalismes putatifs, leur présence dans un inventaire antérieur peut faire force d’autorité en leur conférant une légitimité, et décider de leur introduction dans le nouvel inventaire. Il se crée ainsi des traditions de lexicographie régionale, où la qualité de régionalisme d’un trait n’est plus vérifiée par rapport au français de référence, mais par son inclusion dans un inventaire régional antérieur. Le raisonnement est que si l’auteur l’a considéré comme régional, c’est qu’il avait de bonnes raisons de le faire, alors il n’y a qu’à suivre son exemple. On peut remarquer que dans ce domaine la barre est sans doute placée trop haut, puisque Duc (1990, 189) considère que ‘“lorsque le même travail [de collecte de régionalismes] aura été effectué dans tous les cantons de France, alors seulement, on pourra décider de ce qui est local et de ce qui est national.”’ En fait, on peut, bien avant que la description exhaustive des français régionaux n’ait été effectuée, exclure, comme n’étant pas régionaux, des traits comme batailler, par ex. (relevé notamment à Villeneuve-de-Marc, Isère, par Martin et Pellet 1987), que l’on peut entendre employé à la télévision par des animateurs d’émissions dont la langue ne révèle par ailleurs aucun trait régional.
Les enquêtes sur les régionalismes ont toutes les chances de récolter des traits figurant dans les marges d’exclusion, relevant d’abord du vocabulaire technique spécialisé, car c’est là que le français régional est riche. Le domaine agricole est privilégié (mais on a aussi des exemples dans l’industrie, par ex. celle du textile à Lyon), et il convient alors de distinguer, à l’aide de dictionnaires spécialisés, régionalismes techniques et mots techniques non régionaux. M. Gonon (1985) a ainsi confondu les registres, et donné à tort bondon n. m. “gros fausset du tonneau” comme un régionalisme technique, alors qu’il est un technicisme général. D’autre part, les relevés de régionalismes, dont beaucoup s’appuient sur l’usage oral de la langue, sont de ce fait prédisposés à mettre à jour des traits familiers/populaires/argotiques n’ayant rien de régional, mais qui n’ont pas encore été repérés dans la lexicographie générale qui, se fondant principalement sur l’usage écrit, est de fait souvent en retard sur l’utilisation effective de la langue77. Ainsi, les descripteurs du français régional, bien que cherchant aujourd’hui exclusivement les régionalismes et non tout ce qui diffère de la norme, sont exposés aux mêmes mésaventures que leurs prédécesseurs, tel Beauquier (1881, 245), qui avait recensé comme provincialisme le français familier raffut “grand bruit”, car il n’était apparu dans la lexicographie qu’en 1866 (dans le dictionnaire d’argot de Delvau) et n’était pas encore passé dans les dictionnaires généraux de son époque (ø Li, Lar). Les relevés régionaux peuvent donc servir de précurseurs dans le repérage de ces traits, ce qui n’est pas nouveau : une partie de l’intérêt des relevés de Du Pineau, datant du milieu du XVIIIe s., réside en ce qu’ils fournissent plusieurs premières attestations de mots ou de sens du français commun. Par ex., les Mots lyonnois, composés vers 1750, reculent la date de première attestation par ex. de batisse (1762 dans TLF), ou se dépoitrailler, l’écart dans ce cas étant de plus d’un siècle (1879 dans TLF).
“Langage ou vocabulaire particulier qui se crée à l’intérieur de groupes sociaux ou socio-professionnels déterminés, et par lequel l’individu affiche son appartenance au groupe et se distingue de la masse des sujets parlants” (TLF).
G. Tuaillon le regrette en ce qui concerne la dimension diastratique : “nous manquons souvent de descriptions de tel ou tel niveau de langue, pour pouvoir décider si tel tour conservé dans tel lieu est vraiment un régionalisme linguistique” (1983, 5).
Principe suivi par Duc (1990) : “En règle générale, face à toutes ces incertitudes, c’est la position : mieux vaut trop que pas assez, qui a prévalu” (189).
“les outils dont nous disposons sont insuffisants en ce sens que la norme qu’ils reflètent est généralement celle de la langue écrite, tandis que les français régionaux sont essentiellement parlés” (Straka 1977a, 230).