Lorsqu’on y regarde de près, il est tout à fait normal que ce soit Dauzat qui ait, le premier parmi les linguistes de la variation diatopique du français, caractérisé le français régional par la conservation de traits archaïques en français commun, à côté d’emprunts aux patois :
‘“[Le français régional] se caractérise par deux groupes de faits. D’une part il comporte nombre de traits dialectaux, plus ou moins adaptés au français ; de l’autre il a gardé, surtout à la périphérie, nombre de faits archaïques que le langage de Paris a éliminés. Le français provincial est en retard, plus ou moins, sur le français de Paris : son évolution, par rapport à ce dernier, représente assez exactement ce qu’on appelle en mécanique une courbe de poursuite” (Dauzat 1930, 552). ’La mise à jour du caractère archaïque du français régional semble le fruit d’une simple observation des faits. Cependant, deux courtes remarques faites par Dauzat indiquent que celui-ci a accepté cet archaïsme car il a trouvé à son origine un mécanisme qui lui était familier : dans le passage rapporté ci-dessus, Dauzat précise que l’archaïsme se note “surtout à la périphérie” ; dans son article de 1935, reprenant en grande partie son texte de 1930, il ajoute que l’on peut, pour détecter les centres d’influence et les voies de diffusion du français, utiliser la théorie des aires latérales de Gilliéron et Bartoli, ‘“si féconde pour la géographie linguistique”’ (1935, 197). Il ressort clairement de ces courtes allusions que Dauzat applique au français régional les principes d’analyse qu’il a utilisés auparavant pour les patois, dans le cadre de la stratigraphie linguistique, élaborée notamment par Bartoli (1925), dont il est le principal représentant en France (cf. Dauzat 1922 [= 1944], 1927 et ses Essais de géographie linguistique 78).
La deuxième norme de Bartoli (1925, 69-70) énonce le principe selon lequel les aires latérales sont plus conservatrices que les aires centrales. Ce principe a été reformulé par Dauzat (1944, 45 [1e éd. 1922]) dans son application aux patois de France :
‘“Les innovations, surtout en matière de lexique, se produisent principalement dans la région (ou aire) centrale, où se trouvent les grands centres de culture, et qui est un foyer de créations ; au contraire, c’est dans les aires latérales, excentriques, qu’on rencontre [...] les mots et formes les plus archaïques”.’L’application de la théorie au français régional se fait naturellement. L’archaïsme dont témoignent les diverses régions françaises, que l’on souligne depuis le XVIIe s., s’explique par le conservatisme des aires périphériques par rapport à l’aire centrale, d’autant plus que l’aire centrale est, dans le cas du français régional, parisienne, Paris constituant le foyer du français et le point de départ des innovations (Dauzat 1930, 550).
Dauzat n’oublie pas de traiter de l’archaïsme du français du Canada, largement revendiqué par les auteurs canadiens (par ex. Poirier s. d. [vers 1925], Clapin 1894, Can 1930) :
‘“Ce langage [= le français parlé au Canada et en Acadie], séparé de la métropole depuis près de deux siècles, conserve des archaïsmes de prononciation [...], de vocabulaire et de grammaire” (Dauzat 1930, 563).’Le Canada consiste en une zone isolée géographiquement, qui a de plus été coupée du foyer originel. Ce cas de figure s’insère dans la première norme de Bartoli, qui concerne les aires isolées, à caractère généralement conservateur (1925, 68).
On peut noter que les principes de l’aire la plus isolée et celui des aires latérales ont été définis par Dauzat (1927, 107) comme étant les plus importants parmi ceux énoncés par Bartoli. Ce sont également ceux qui s’appliquent dans le cas du français régional.
Les travaux dialectologiques de Dauzat, qui ont été notamment axés sur la diffusion des mots à partir de centres d’innovation, et sur le refoulement des types anciens dans les aires périphériques, l’ont donc en quelque sorte prédisposé à reconnaître une composante archaïque dans le français régional. Lorsqu’il s’est intéressé à celui-ci, il y a naturellement appliqué la théorie de la stratigraphie linguistique qu’il employait pour les patois. Par la suite, l’aspect archaïque du français régional a fait l’objet d’une convention. La description du français régional faite par Dauzat, d’un point de vue étymologique, comme caractérisé essentiellement par l’influence du substrat et la conservation de traits archaïques du français commun (1930, 552), est entérinée et reprise d’auteur en auteur, agrémentée d’exemples : Brun (1946, 138) y ajoute l’aspect créatif du français régional (“il y a aussi à tenir compte des créations spontanées, surtout dans le développement des sens, dans les tours figurés ou proverbiaux”), et Baldinger (1961, 161) l’emprunt aux adstrats79. L’attribution d’un caractère archaïque au français régional (alors qu’on ferait mieux de parler de survivance, cf. 1.1) apparaît presque systématiquement dans la typologie diachronique des régionalismes qui se transmet dans la plupart des parutions sur le français régional, surtout à partir de Straka (1977b) et Tuaillon (1977b). La liste complète serait trop longue à énoncer. Baggioni (1995, 70) considère d’ailleurs que la typologie de Poirier (1995) ne fait que consacrer des catégories reconnues et acceptées depuis longtemps par ceux travaillant sur le sujet, et qui sont établies depuis Brun (1931).
Essais de géographie linguistique 1e série (Noms d’animaux), Paris, Champion, 1921 ; 2e série (Problèmes phonétiques), Paris, Champion, 1928 ; nouvelle série, Paris, Ronteix-d’Artrey, 1938.
Straka (1977a, 237) se trompe lorsqu’il attribue à Baldinger (1961, 161) la perennité de l’ajout de l’évolution interne aux sources du français régional, cette troisième source des régionalismes ayant déjà été identifiée par Brun (1931) (d’après Baggioni 1995, 71), et réaffirmée par Brun (1946, 138). Straka a été induit en erreur par Baldinger (1961, 161) qui, n’ayant pas consulté Brun mais se reportant uniquement à Dauzat, pense être le premier à ajouter l’évolution spontanée à la classification des sources du français régional élaborée par Dauzat. La contribution propre de Baldinger consiste en fait dans l’énonciation de la 4e catégorie, l’emprunt aux adstrats, pouvant constituer d’ailleurs une sous-catégorie d’emprunts à ranger avec les emprunts aux substrats, comme le fait Baggioni (1995, 71).