Les recherches linguistiques sont longtemps restées centrées autour de préoccupations philosophico-logiques et grammatico-littéraires ; tout au long du Moyen-Age, on réfléchit peu sur l’évolution des langues (Mounin 1967, 112). Une conception historique de la langue se fait jour en Italie à la Renaissance, à partir du XVe s., sous forme de la recherche de l’origine des langues que l’on appelle romanes.
‘“dès le XVe siècle, suivant plus ou moins la direction suggérée par Dante, un certain nombre de philologues italiens en étaient arrivés à penser que les vulgaires romans, tout spécialement l’italien, étaient d’origine latine” (Camproux 1979, 19). ’Cette problématique arrive en France au début du XVIe s., donnant lieu d’abord à des fantaisies génétiques comme l’origine troyenne du français (Ronsard, Jean Lemaire de Belges), ou hébraïque (d’après la conception biblique, cf. G. Postel 153880), ou encore grecque (d’après le “culte assidu de l’Antiquité gréco-romaine”, Mounin 1967, 122 ; cf. Périon 155581). C’est finalement Ménage (1650) qui, validant une thèse émise depuis la fin du XVIe s., a établi le latin populaire comme étant à la base du français, écartant les hypothèses grecques et hébraïques, et a montré l’apport franc et gaulois en français (Samfiresco 1902, 200-201).
Au XVIe, les recherches étymologiques sont donc entamées. C’est la Pléïade qui va pour la première fois mêler lexique archaïque et régional, en prônant, dans le cadre de l’enrichissement de la langue, l’emprunt à la fois aux dialectes (inauguré par Rabelais) et au français des âges antérieurs (ce qu’avaient commencé à faire Geoffroy Tory et Des Essarts) (HLF 2, 178-186). Cependant, le lien établi l’a été dans le but pratique d’enrichir le français, et la convergence des deux phénomènes n’a pas encore été remarquée. Paradoxalement, ce pas sera franchi au XVIIe s., avec l’instauration de la norme, alors que l’on va censurer les deux types de phénomènes et repousser les études historiques et dialectologiques de plus d’un siècle. Dès le milieu du XVIe s., en pleine époque de la Pléïade, l’usage ancien se trouve dans la ligne de mire des grammairiens : ainsi Louis Meigret (Le Tretté de la grammere françoeze, Paris, 1550), qui désire fixer l’usage, envisage de le faire d’après l’usage contemporain, et non d’après des modèles anciens. Dans sa préfiguration du bon usage, fondé sur celui des personnes instruites de Paris, qui s’oppose aux mauvais usages (populaire, paysan, poétique, de la mode), est déjà rejeté tout ce qui fait appel au passé (HLF 2, 140). Le bon usage du XVIIe s., instauré par Malherbe et théorisé par Vaugelas, ne fera que confirmer cette attitude de rejet face au vieux langage. La doctrine du bon usage est élaborée selon la règle de la bienséance, dont l’art de parler est un aspect. L’honnête homme doit plaire aux autres et ne pas le choquer, il lui faut donc adopter l’opinion commune pour ne pas être rejeté :
‘“[Le] seul critère [sur lequel est fondé le bon usage] est « l’opinion commune », le qu’en dira-t-on élevé au rang de valeur absolue” ; ’ ‘“[la doctrine de Vaugelas] assimil[e] la norme linguistique aux bonnes manières et jet[te] l’exclusive sur tous les usages qui s’écartent de celui de la classe socio-culturellement dominante” (Marzys 1984, 11 et 37). ’Le bon usage étant celui des courtisans82, il a un fondement exclusivement contemporain (c’est l’usage actuel des courtisans, et bien que Vaugelas bannisse le néologisme susceptible de le faire évoluer, il envisage qu’on doive tous les 25 à 30 ans redéfinir cet usage), et c’est un usage contemporain exclusif de certains emplois de la langue qui, rapportés à des locuteurs socialement dévalorisés par cette grammaire aristocratique, sont jugés comme mauvais. D’une part, l’aspect contemporain implique un mépris de tous les traits anciens qui n’ont plus cours dans l’usage actuel, ou y sont en perte de vitesse. Ce mépris est renforcé par la vision de l’évolution du langage comme un progrès, une tension vers un point de perfection. Ainsi, Malherbe ne trouve acceptables parmi les mots de l’ancienne langue que ceux qui sont encore dans l’usage actuel. La tradition littéraire n’a ici aucun poids, et les vieux mots ne peuvent être soutenus par leur emploi par des poètes prestigieux des temps passés. Cette absence de tradition littéraire concorde avec la place accordée aux écrivains contemporains dans l’élaboration du bon usage : l’oral a prééminence sur l’écrit, d’où le poids particulier imparti à la Cour, les écrivains étant simplement là pour entériner ce bon usage. Les auteurs anciens ont d’ailleurs droit à des rééditions où le texte a été rajeuni selon l’usage contemporain. Pour Vaugelas, employer un mot ‘“qui a esté en usage autrefois, mais qui ne l’est plus”’ (1647, 568) équivaut à faire un barbarisme, à ‘“parler [...] hors des bons termes d’une langue”’ (486), c’est-à-dire à commettre le ‘“premier vice contre la pureté”’ (568). Miege (1679) considère que les vieux mots sentent le rance, ce sont une moisissure de la langue (HLF 4, 27-28 n. 2). Le rejet de l’ancienne langue par les grammairiens du XVIIe se double chez eux d’une ignorance des stades antérieurs de la langue, qui se marque par le terme employé pour désigner en bloc tout ce qui a été français jusqu’au XVIe s. :
‘“Tout ce qui remonte au-delà d’Henri IV est du « vieux gaulois »” (HLF 4, 227).’D’autre part, l’aspect restrictif appliqué à la langue contemporaine implique l’exclusion d’un certain nombre de traits pour lesquels des marqueurs spéciaux, fournissant la première version d’une typologie diastratique et diatopique, sont élaborés : on bannit les mots techniques (notamment la langue du Palais), les mots considérés comme vulgaires (par ex. poitrine), les mots populaires dits locutions plébées (mots bas vs nobles). En outre, dès son arrivée à la Cour (1605), Malherbe a réprouvé les procédés d’enrichissement de la langue utilisés de façon massive au XVIe s., afin de l’épurer et de la stabiliser. En conséquence, ‘“on ne peut ni emprunter, ni créer, le règne du néologisme est fini”’ (HLF 3, 5). Or, l’une des sources d’emprunt utilisées par les écrivains du XVIe s. étaient les dialectes. Les provincialismes, comme on les appelle alors, sont, de même que les archaïsmes, bannis du bon usage, comme en témoigne ce passage de Vaugelas :
‘ “[les] façons de parler des Provinces [...] corrompent tous les jours la pureté du vray langage françoys” (VaugelasM 1984, 65). ’Les façons de parler provinciales sont systématiquement blâmées par Malherbe et Vaugelas, eux-mêmes provinciaux qui adoptent le réflexe du mépris du terroir natal, conditionné par le contexte d’opposition entre Paris et la Province encore vivace de nos jours.
‘“L’âge précédent avait fait au profit du parler de Paris, l’unité de la langue. Désormais, les dialectes vaincus vont être méprisés, et comme la vie littéraire, ainsi que la vie politique, se concentrera à Paris, on se gardera de tout provincialisme, comme d’une tache” ; “Au temps de Vaugelas [...] le provincialisme est un des pires défauts dans lesquels un auteur peut tomber” (HLF 3, 180-181).’Ce défaut est nommé gasconisme :
‘“Par usage nous appelons Gascon tout ce qui n’est pas purement François et qui a du barbarisme” (Sorel, cité dans HLF 3, 181, n. 1). ’Preuve de l’acharnement contre les provincialismes, ceux-ci sont condamnés même quand ils se conforment à la logique alors que l’emploi de la Cour ne le fait pas (cf. le traitement de vaillant par Vaugelas 1647, 35). Archaïsmes et régionalismes sont donc réunis, ici dans l’élaboration de la norme, une nouvelle fois, après l’épisode de la Pléïade, mais à présent dans une défaveur commune et encore mélangés à d’autres traits dévalorisés. Le XVIIe s. ira cependant plus loin en établissant une relation particulière entre eux, sous la forme d’une corrélation entre le vieillissement d’un trait et sa régionalisation. Le traitement de ce phénomène se heurte cependant à des faiblesses dans les connaissances et les conceptions de l’époque :
La première faiblesse concerne la méconnaissance au XVIIe s. des parlers régionaux. La description n’en a pas été entreprise, et cette carence scientifique est entretenue par l’idéologie dominante depuis le XIIIe s. qui considère comme impensable l’étude de variétés de langue totalement dévalorisées. L’intérêt que les grammairiens du XVIIe portent aux expressions provinciales est uniquement négatif : elles ne sont rapportées que pour les proscrire. En outre, la connaissance qu’on en acquiert est toute limitée, étant donné l’optique dans laquelle on s’intéresse aux provincialismes : ils ne préoccupent les grammairiens que dans la mesure où on les entend employés à la Cour, par des provinciaux qui y sont venus. Malherbe voulait dégasconner la Cour, mais aucunement le langage des provinces. Comme le dit Duinguirard (1981, 88) : ‘“ces énergies [employées à l’épuration du français] se concentrent sur un but prioritaire : débusquer le provincialisme du français de Paris, voire de la seule Cour : le XVIIe siècle versaillais ne fait son ménage que devant sa porte.”’ A la suite de Malherbe, Vaugelas considère que le bon Usage ne peut avoir cours qu’à la capitale, et non en province : ‘“il ne faut pas s’imaginer que de faire de temps en temps quelque voyage à la Cour, et quelque connoissance avec ceux qui sont consommez dans la langue, puisse suffire à ce dessein [= acquérir la pureté du langage]. Il faut estre assidu dans la Cour et dans la fréquentation de ces sortes de personnes pour se prévaloir de l’un et de l’autre, et il ne faut pas insensiblement se laisser corrompre par la contagion des Provinces en y faisant un trop long séjour” (VaugelasM 1984, 42-43). ’ Les Provinciaux peuvent parvenir à bien écrire par la lecture, mais pas à bien parler, car la bonne prononciation “veut que l’on hante la Cour” (VaugelasM 1984, 41). En clair, il est impossible que le pur langage puisse accéder à la province, puisque seul un séjour à la Cour garantit des “vices du terroir”. Pour Sorel (1644) les provinciaux ayant acquis l’air du grand monde ne pourront le colporter en province, car il n’existe qu’à Paris (Marzys 1984, 43 n. 9). F. Brunot (HLF 5, 69 suiv.) a montré que les vélléités d’introduire le purisme en province, manifesté par la création de plusieurs académies de province, avaient été repoussées par l’Académie française, qui d’autre part a vu en elles des concurrentes (76). Cette mise à l’écart des provinciaux s’inscrit dans la conception aristocratique du bon usage, qui ne vise pas du tout à en diffuser l’emploi chez tous les locuteurs, mais au contraire cherche uniquement à établir l’emploi de cette norme chez les locuteurs des classes dominantes, qui servira à les différencier tout en les marquant positivement du reste de la population. Les grammairiens de l’époque n’oeuvrent que pour une élite, et ne se sentent donc astreints qu’à décrire la variété reconnue comme bonne. La description des autres usages est impensable dans ce contexte, même pour en corriger les utilisateurs, puisque tel n’est pas le but recherché. Il s’agit bel et bien d’une grammaire élitiste, aristocratique, comme en témoigne Vaugelas en exposant les raisons qui l’ont amené à établir ses Remarques : ‘“ces Remarques ne sont pas faites contre les fautes grossières, qui se commettent dans les Provinces, ou dans la lie du peuple de Paris ; elles sont presque toutes choisies et telles [...] qu’il n’y a personne à la Cour, ny aucun bon escrivain, qui n’y puisse apprendre quelque chose” (VaugelasM 1984, 73).’ La connaissance des variétés régionales, limitée à ce qu’on peut en entendre à la Cour et aux savoirs particuliers des grammairiens d’après leur origine régionale, est de plus interdite par la théorie de l’époque (il ne sert à rien de décrire les usages régionaux afin de les corriger, puisqu’il n’est pas possible d’acquérir le bon usage en province), interdit qui fera effet pendant un siècle après le livre de Vaugelas. Les Remarques sur la langue françoise (1647) ont en effet eu une grande influence, comme en témoignent la vingtaine d’éditions à laquelle elles ont donné lieu en 60 ans, les nombreux volumes de commentaires (même par l’Académie française qui, n’arrivant pas à rédiger sa grammaire, publie en 1704 pour y pallier une édition commentée et mise à jour des Remarques), et la longue lignée de successeurs ou simplement d’imitateurs (par ex. Bouhours, le successeur de Vaugelas que F. Brunot qualifie plus proprement de “disciple de Vaugelas”, HLF 4, 8). “Toute la littérature grammaticale du XVIIe siècle prend Vaugelas pour modèle, ou du moins pour repoussoir” (Marzys 1984, 8). Cette influence perdure même au XVIIIe s.
La deuxième faiblesse consiste dans l’état très peu avancé des études historiques. Il faut attendre le milieu du siècle pour voir le début de l’inventaire de l’ancienne langue (Borel 1655). La connaissance des états anciens de la langue se limite principalement au XVIe s., dont les auteurs étaient bien connus et encore lus. Ainsi, même si l’on avait voulu esquisser les liens entre vieillissement et régionalisation du lexique, on aurait dû se contenter de travailler sur les mots d’une ancienneté toute relative, c’est-à-dire encore vivants au XVIe s., et les mots en cours de vieillissement. D’autre part, l’archaïsme est pour une grande majorité de grammairiens aussi répréhensible que le provincialisme, ce qui coupe court à toute étude sur le sujet. Il faut cependant remarquer que bien que fustigée, l’ancienne langue jouit d’une certaine estime, d’une bienveillance, chez certains, qui sera sous-jacente jusqu’à l’explosion des études historiques, et que ne connaîtront pas les parlers régionaux durant le même intervalle. Ce courant en faveur des mots désuets existait déjà chez Du Bellay, et se rattache à une conception selon laquelle la disparition des mots équivaut à la perte d’une richesse, les mots nouveaux n’étant jamais aussi bons que les anciens (HLF 2, 182).Ainsi, Vaugelas exprime en substance les mêmes sentiments à l’égard de l’ancienne langue que Littré en plein XIXe s. historique : ‘“J’ay une certaine tendresse pour tous ces beaux mots que je vois ainsi mourir, opprimez par la tyrannie de l’Usage, qui ne nous donne point d’autres en leur place, qui ayent la mesme signification et la mesme force” (Vaugelas 1647, 129). ’ Mais Vaugelas, tout en regrettant la disparition de certains mots, ne fera rien pour prendre leur défense, se pliant à la tyrannie de l’usage, ‘“le Roy, ou le Tyran, l’arbitre, ou le maistre des langues”’ (VaugelasM 1984, 40), en vertu de l’axiome selon lequel ‘“l’Usage fait beaucoup de choses par raison, beaucoup sans raison, et beaucoup contre raison”’ (VaugelasM 1984, 50).
Malgré ces conditions d’étude défavorables, il s’est trouvé quelques auteurs pour établir une relation entre des traits archaïques et des traits régionaux, qui s’énonce comme suit : un trait vieillisssant dans l’usage normé peut se maintenir dans l’usage régional. Vaugelas, tout d’abord, malgré son peu de compétence en matière d’histoire et d’étymologie, a signalé quelques archaïsmes encore employés dans les provinces : par ex., la négation ny a remplacé ne “qui est un vieux mot qui n’est plus en usage que le long de la riviere de Loire, où l’on dit encore, ne vous, ne moy, pour, ny vous, ny moy” (1647, 36) (cf. aussi les remarques sur ès en Normandie, p. 167.) Les remarques de ce genre sont cependant peu nombreuses chez Vaugelas, sans doute principalement du fait que l’une comme l’autre caractéristique étant blâmable, il n’y avait pas lieu de faire converger les deux, le repérage de l’une était suffisante pour bannir le trait de l’usage. Le seul grammairien de l’époque capable de traiter le sujet était en fait Gilles Ménage, qui non seulement disposait d’un savoir de grande étendue sur l’histoire du français83, mais également était favorablement disposé à l’encontre de ce français archaïque. Son affection pour la vieille langue l’a amené à une conception du bon usage moins rigoureuse que celle de Vaugelas. Ainsi, dans ses légiférations, il a accepté de vieux mots employés par d’anciens auteurs, qu’il considérait comme bons et pourraient être conservés (Samfiresco 1902, 307-308 ; HLF 4, 4). Cependant, Ménage était aussi grammairien pour les courtisans, et ne pouvait légiférer totalement à l’encontre de l’esprit du temps. Il s’est donc prononcé contre des archaïsmes véritablement hors d’usage à son époque, surtout quand ils sont tombés naturellement en désuétude et non suite à un arrêté. De par ses origines angevines, Ménage avait également une certaine connaissance des parlers régionaux (et Rézeau 1989b a pu relever une liste d’environ 300 angevinismes explicitement indiqués comme tels dans son oeuvre linguistique), dont il n’a pas manqué de se servir en parallèle avec ses connaissances de l’ancienne langue. Ainsi a-t-il pu repérer une classe de régionalismes correspondant à des traits archaïques ou en train de le devenir dans le bon usage. Dans certains cas, l’antiquité du trait l’a amené à ne pas condamner le régionalisme qui en perpétuait l’usage : ainsi, pour ante : ‘“Anciennement on disoit ’ ‘ante’ ‘ pour ’ ‘tante’ ‘, comme on le dit encore apresent en quelques lieux de la Bretagne, en Anjou, en Normandie et en Picardie”’ (Ménage 1650 s.v. tante, dans Rézeau 1989b) ; cramaillere : “On prononçoit anciennement cramaillere. Et ce mot se prononce encore aujourd’huy de la sorte en plusieurs Provinces, & entre autres, dans celle de l’Anjou.” (Ménage 1694 s.v. cremaillere, dans Rézeau 1989b). Cependant, le critère d’une existence antérieure dans le bon usage n’a pas toujours primé, et l’usage contemporain reprend le dessus : prée ‘“estoit autrefois fort en usage [...] Nous le disons encore en Anjou [...]. Mais on ne dit plus ’ ‘prée’ ‘, ny à la Cour, ny à Paris”’ (Ménage 1672 dans Rézeau 1989b). De même, certains régionalismes sans tradition en français standard se trouvent condamnés face à leur équivalent de la norme, par ex. bru (provincial face à belle-fille), grelt, grésillon (face à grillon) (Samfiresco 1902, 291). Ménage était avant tout un grammairien, et non un descripteur du français régional. S’il a cependant intégré l’aspect géographique et historique de la langue dans ses réflexions, il a cependant été victime de la terreur linguistique qui régnait à son époque, et s’est trouvé gêné dans le traitement des vieux mots se maintenant en province, dont il a été contraint de restreindre l’étude et qu’il n’a pu trop valoriser, à cause de la désapprobation de l’époque envers les régionalismes. La position inconfortable de ce grammairien préfigure tout à fait celle de Féraud, un siècle plus tard, autre puriste qui se retrouvera malgré lui défenseur de traits régionaux, lorsque ceux-ci sont les héritiers de l’ancienne langue.
Un autre érudit de l’époque ayant établi un lien entre l’ancien français et les parlers régionaux modernes est l’auteur du Trésor des recherches et antiquités gauloises (1655), Pierre Borel. Pour Borel, dont l’ouvrage révèle un courant marginal à l’époque, qui s’oppose au rejet des vieux mots (courant représenté par un petit cercle d’écrivains dont La Fontaine), les parlers occitans modernes (et non plus les régionalismes français, comme chez Vaugelas et Ménage) constituent les restes du vieux français :
‘“le Languedocien & Provençal [...] ne sont que des restes du vieux Gaulois & du langage Romain [...] Cette langue Languedocienne & Provençale ont autresfois esté le langage de Cour” (cité par Von Gemmingen 1995, 65)84. ’De nombreux articles indiquent la survivance d’un mot de l’ancien français en occitan, par ex. “Gipon, pourpoint. Villon. Ce mot est resté en Languedoc, où on dit gipou”. Nous trouvons là un amateur de vieux langage qui se retrouve le promoteur involontaire des patois.
Ainsi, dès le milieu du XVIIe s., on avait posé la théorie de la survivance régionale de traits archaïques du français commun. Or, chez Vaugelas et Ménage, qui en ont exposé les principes, on ne trouve aucune utilisation particulière du fait, ni même de recherche spécifique dans ce sens. Ceci est sans doute dû pour partie au faible développement des études historiques et dialectologiques de l’époque, mais cela n’explique pas tout, notamment chez Ménage. Il semble qu’il faille voir dans ce désintéressement le poids de la tradition grammaticale de l’époque, qui condamne à la fois les régionalismes et les archaïsmes : pourquoi s’intéresser alors spécifiquement à des traits linguistiques qui combinent les deux tares ? La comparaison avec l’attitude du XIXe s. sera révélatrice (cf. 3.2.3). Il faut ajouter que la conception du vieillissement développée à l’époque est faussée par la perspective puriste, et au traitement des usages dévalorisés qui en découle. Il faut se méfier des affirmations de l’époque, car les jugements sur ce qui est considéré comme vieux ou provincial s’avèrent parfois surprenants. Ainsi il y a des mots disparus du bon usage qui ont continué à être employés par le peuple, et dont les grammairiens de l’époque pouvaient dire que c’étaient des archaïsmes maintenus dans un usage populaire. Or, il n’y avait souvent d’archaïsme que si l’on jugeait d’après le point de vue restreint du bon usage : certains mots, considérés comme vieux dans le bon usage, sont encore bien vivants en français actuel, comme enceinte, excrément, gueule, cracher, etc. (HLF 3, 158-60). Tout ce qui est déclaré comme « vieux » par les grammairiens de l’époque ne l’était pas réellement85, il s’agissait souvent de traits auparavant employés dans le bon usage qui en ont été bannis, de sorte qu’ils apparaissent ensuite comme des archaïsmes, mais ces traits sont pleinement vivants dans les milieux non touchés par les décisions puristes, c’est-à-dire la majorité de la population. Le vieillissement signalé par les grammairiens de l’époque peut correspondre soit à une disparition « naturelle » de la langue, soit au bannissement d’un trait, dont il n’est pas assuré que l’usage général suivra effectivement la décision des grammairiens. Bellegarde (Réflexions sur l’Elegance et la politesse du stile, cité dans HLF 4, 321-322) montre comment un mot condamné par le bon usage peut se conserver dans le peuple :
‘“Les plus belles expressions [...] deviennent basses, lorsqu’elles sont profanées par l’usage de la populace, qui les applique à des choses basses. [...] Les personnes de qualité, et les Savans tâchent de s’élever au-dessus de la populace, et n’emploient jamais ces expressions qu’elle gâte par le mauvais usage qu’elle en fait. Les hommes imitent volontiers ceux dont ils estiment la qualité ; ce qui fait qu’en très-peu de tems, les mots que les riches ou les savans bannissent de leur conversation, ne sont ensuite reçûs de personne ; ils sont obligez de quitter la Cour, les villes, et de se retirer dans les Villages, pour n’être plus que le langage des Païsans”.’On peut alors dire que ce sont des archaïsmes conservés populairement et régionalement, l’amalgame entre populaire et provincial étant facile, puisqu’au XVIIe, la province commençait à Vaugirard et Montmartre (HLF 4, 313).
‘“Qu’il y ait un rapport entre l’avilissement et le vieillissement des termes, c’est ce que montre plus loin notre répertoire. Les mots en vieillissant se dégradent et réciproquement” (HLF 6, 1014).’Tous les mots déclarés vieux à l’époque n’ont donc pas pour autant disparu de la langue actuelle, et parmi ceux considérés comme des maintiens populaires ou provinciaux un certain nombre se retrouvent aujourd’hui dans le français commun. Ce dont témoigne les grammairiens, c’est ici de la fracture qui s’est opérée entre la langue de l’élite, remaniée par des décisions arbitraires, épurée à l’extrême, et la langue d’usage de la population dont l’évolution ne suit pas les mêmes principes. Cet exemple montre qu’une évolution imposée par une autorité grammaticale n’a qu’une influence limitée.
Postel, G. (1538), De originibus seu de Hebraicæ linguæ et gentis antiquitate, atque variarium linguarum affinitate, Paris.
Périon, Joachim (1555), Dialogorum de linguæ gallicæ origine, ejusque cum græca cognatione libri quatuor.
“C’est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps” (VaugelasM 1984, 40-41).
“seul peut-être dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Ménage eut une conception grammaticale fondée sur des connaissances historiques profondes et précises” (Samfiresco 1902, 251).
La position de Borel est cependant ambiguë, puisqu’il trouve également l’ancien français conservé au Nord : “Les restes de cet ancien François sont demeurez partie en Bretagne, & partie en Languedoc et Provence” (“Préface” à la nouvelle édition, Paris, Briasson, 1750, xxxvi).
Un même amalgame a lieu en ce qui concerne les variétés dégradées, délimitées a priori dans une classification. La caractéristique des puristes est de juger d’après un avis personnel, et non des principes objectifs. Ce manque de professionalisme implique que lorsqu’un trait est considéré comme n’appartenant pas au bon usage, on ne sait pas réellement la raison qui l’a fait bannir, c’est-à-dire la nature de la « faute » qu’il constitue (cf. HLF 4, 312-313 et 356-357 : les mots décrétés bas peuvent être déshonnêtes, réalistes, de métier ou vieux, et pour certains, on se demande ce qui motive leur discrédit). Ce ne sont pas les censeurs qui vont nous renseigner, puisque l’étude de ces variétés déconsidérées n’est pas de mise.