3.2.2. Le tournant de la fin du XVIIIe siècle

Le XVIIIe s. amène un revirement à l’égard des stades antérieurs de la langue, suite au changement d’orientation de la notion de norme puriste. La norme du XVIIe s., si elle s’était fondée sur l’usage résolument contemporain, n’avait pourtant pas été établie dans une perspective statique, de façon absolue. Vaugelas avait parfaitement conscience que malgré l’interdiction formelle d’introduire des néologismes, la langue évolue inéluctablement. De fait, il avait conçu ses Remarques comme ayant une durée de validité d’une trentaine d’années, après quoi il faudrait redéfinir le bon usage d’après ce qui se dirait à cette époquelà. Vaugelas n’avait pas la prétention de définir des règles immuables, qui auraient figé le français dans son état de 1647, mais cherchait simplement à établir des principes, qui sont quant à eux immuables, permettant de déterminer une norme :

‘“je pose des principes qui n’auront pas moins de durée que nostre langue et nostre Empire ; car il sera toujours vray qu’il y aura un bon et un mauvais usage, que le mauvais sera composé de la pluralité des voix, et le bon de la plus saine partie de la Cour, et des Escrivains du temps ; qu’il faudra toujours parler et escrire selon l’Usage qui se forme de la Cour et des Autheurs, et que lorsqu’il sera douteux ou inconnu, il en faudra croire les maistres de la langue, et les meilleurs escrivains. Ce sont des maximes à ne changer jamais, et qui pourront servir à la postérité de mesme qu’à ceux qui vivent aujourd’hui” (VaugelasM 1984, 65).’

Or, au XVIIIe s., la conception de la norme évolue : on considère que la langue a atteint son point de perfection, que le français est dans son âge classique, et qu’il faut désormais éviter sa décadence en le figeant dans l’état que l’on considère parfait, celui du XVIIe s. : ‘“Tout changement, toute nouveauté sont mal jugés, comme attentatoires à la perfection classique”’ (HLF 6, 868). C’est à présent les écrivains des XVIe et XVIIe (Rabelais, Marot, Malherbe, Pascal, Racine, ...), encensés pour avoir amené le français à son point de perfection, décorés du titre de « bons auteurs », qui fournissent le modèle du bon usage, ce qui est une rupture complète avec le rôle que leur avait assigné Vaugelas, c’est-à-dire la validation d’un bon usage contemporain et oral.

‘“le purisme de Vaugelas était un purisme rajeunisseur qui faisait volontiers le sacrifice de la langue en train de vieillir, tandis que le purisme que nous appellerons voltairien, est un purisme essentiellement conservateur, tourné vers les monuments du passé” (HLF 6, 871-2). ’

Ce nouveau bon usage s’apparente à ce qui s’est passé en Italie, où le XIVe s. a fourni de grands auteurs apparaissant comme classiques (Dante, Pétrarque, Boccace), qui ont servi de fondement à la norme, reflétant une langue écrite du passé, selon le modèle décrit par Müller (1985, 290) :

‘“La base de la norme presciptive est toujours un modèle linguistique tiré du passé pour corriger la langue présente et à venir”.’

Les auteurs anciens (mais pas n’importe lesquels : ceux qui sont jugés « bons » dans une optique littéraire tout aussi normative), sont alors mis à profit par la lexicographie. Le dictionnaire de l’Académie, qui employait jusque-là pour constituer sa nomenclature et ses exemples le témoignage oral des bons auteurs la composant, introduit des citations littéraires dès son édition de 1718. Là encore, l’Académie est en retard, puisque l’exemple avait été donné par Richelet, suivi par Trévoux, puis à la fin du siècle Féraud. On définit une liste d’auteurs classiques servant de modèle du bon usage, dont on expurge cependant les oeuvres de quelques  « fautes ». Le nouveau purisme cherche donc à préserver la langue des auteurs du XVIIe s. (les auteurs du XVIe sont inclus dans le mouvement après 1770 : HLF 6, 1165), tout en l’aménageant dans une certaine mesure à l’usage contemporain, et utilise l’argument désormais usuel qu’elle recèle des richesses perdues :

‘“Celui-ci [l’archaïsme] bénéficie encore de ce regret constant des pertes éprouvées par la langue qui s’exprime avec une insistance croissante à partir de La Bruyère” (HLF 6, 1162-1163).’

Diderot et Voltaire, parmi d’autres, regrettent des mots archaïques qui disparaissent et qui sont utiles (HLF 6, 1134-5), et prônent leur reprise. Comme au temps de la Pléïade, on envisage de faire participer le lexique ancien au mouvement de création lexicale qui agite de nouveau le français sous le nom de néologie :

‘“Pour la néologie, l’archaïsme est un succédané du néologisme. Il semble aussi commode de reprendre les vieux mots que d’en fabriquer de nouveaux. Bien rares sont les théoriciens qui opposent les deux procédés” (HLF 6, 1161).’

L’idée que si un mot fait défaut, il faut le créer ou raviver un ancien réapparaît en littérature, et un académicien revendique même ce droit en 1785 (HLF 6, 1136-7). Ce qui mène à l’ouvrage de Charles Pougens (1794), Archéologie française ou vocabulaire de mots anciens tombés en désuétude et propres à être restitués au langage moderne. La réhabilitation de l’aspect historique de la langue, même s’il encore est plus théorique que réellement appliqué (‘“La plupart des philosophes et des néologues se soucient peu d’étymologie”’, HLF 6, 1278), est cependant dans l’air du temps et trouvera sa pleine réalisation au XIXe s.

Si le XVIIIe s. réhabilite les vieux mots, le préjugé contre les provincialismes quant à lui reste très fort (HLF 6, 1242-3). De rares voix envisagent, comme au XVIe s., d’utiliser l’emprunt aux dialectes comme procédé néologique, de préférence à un mot étranger, “car ce mot de province sera toujours plus français que celuy que l’on prendra ailleurs” (Frair du Tremblay cité dans HLF 6, 1242). En dehors de Rousseau et Restif de la Bretonne qui emploient quelques provincialismes, aucun écrivain n’affiche de prétention provinciale. En revanche, le milieu du XVIIIe s. voit la véritable naissance des études descriptives sur le français régional (cf. chap. 2), qui sont envisagées dans une perspective puriste : de même que les provinciaux installés à Paris ont vu, au XVIIe s., l’intérêt de se défaire de leurs provincialismes, on veut faire saisir aux provinciaux restés en province qu’ils doivent eux aussi purger leur langage de toutes ses “mauvaises façons de parler” (Desgrouais 1766, xii). Apparaissent alors les listes de cacologies (qu’on appelle préservatifs ou correctifs 86) dont les auteurs

‘“veulent non nourrir les discussions grammaticales des cercles littéraires et des salons, mais corriger les fautes de langue que commet la masse des provinciaux et des petites gens. Plus de discussions qui seraient hors de la portée du lecteur. Simplement une liste de fautes avec leur correction accompagnée souvent d’une appréciation plus ou moins vigoureuse. Les fautes ne sont plus des divergences de la Cour et de la Ville, mais des prononciations archaïques ou vulgaires, des mots déformés, le vocabulaire de la plus basse classe ou des provinces” (Gougenheim 1929, i).’

Ces recueils de gasconismes, comme on appelle volontiers les régionalismes d’après le livre de Desgrouais (1766) qui a fait fortune87, témoignent de la mauvaise fortune des façons de parler provinciales, que l’on cherche à éradiquer, et cette fois sur toute l’étendue du territoire. Le siècle précédent, faute de renseignements sur le français provincial et d’une volonté de se renseigner, n’avait pu faire la culture systématique de la régionalisation des archaïsmes ; il est intéressant de chercher à savoir si la deuxième moitié du XVIIIe s., qui possède à la fois des renseignements sur le français régional et sur le français ancien qui a en outre été, dans une certaine mesure, remis en grâce, a décrit l’archaïsme comme un trait caractéristique du français régional. On peut utiliser ici les témoignages fournis par trois auteurs de la deuxième moitié du XVIIIe s. ayant traité de régionalismes : d’une part le lexicographe provençal Féraud (1787-88). De l’autre, Desgrouais (1766) et Molard (1803, 1810 ; la première édition a paru en 1792), les deux grands premiers collecteurs de régionalismes qui se placent sous l’égide de Rollin (Traité des études, 1723), pour qui

‘“Il est nécessaire d’étudier les défauts de langage et de prononciation qui sont particuliers à chaque province, et même aux villes qui se piquent le plus de politesse, pour les faire éviter aux enfans” (épigraphe de Molard 1810 ; cité par Desgrouais 1766, iii). ’
Notes
86.

Ces préservatifs avaient eu des antécédents hors de France : aux XIVe et XVe s. ont été publiés en Angleterre des manuels visant à réformer les incorrections de syntaxe, de prononciation et d’orthographe commises par les Anglais apprenant le français (HLF 1, 392).

87.

“pendant près d’un siècle, il n’y eut pas de livre plus imité. Chaque province fut tour à tour avertie de ses fautes, et invitée à s’en corriger” (HLF 7, 326). Cf. l’annexe 1.