2. Etienne Molard et le mauvais langage lyonnais :

L’oeuvre linguistique de Molard (qui se compose de 4 éditions, dans lesquelles le volume linguistique traité augmente systématiquement par rapport à l’édition antérieure, avec quelques suppressions : on passe ainsi de 59 p. + 12 pour la 1e éd. en 1792, à 284 dans la 4e éd. en 1810), cherche, comme celle de Desgrouais, à bannir les “expressions et phrases vicieuses” (cf. le sous-titre) :

‘“Celui dont la prononciation est vicieuse, celui qui défigure la langue par l’abus et l’impropriété des termes, qui dénature les mots dans quelques-unes de leurs syllabes, qui leur donne un genre et un nombre qui n’est pas le leur, choque l’oreille, en affichant son ignorance” (Molard 1803, iv-v). ’

Mais Molard ne cherche pas à bannir uniquement les provincialismes de Lyon, comme le titre de la première édition peut le laisser croire (Lyonnoisismes). Il vise plus généralement le “mauvais langage”, qu’il soit spécifiquement provincial ou non, et son dictionnaire, à partir de la deuxième édition (1797), est passé à un titre plus général : Dictionnaire du mauvais langage (Latreille - Vignon 1904, 245).

Parmi les expressions vicieuses fustigées, certaines ont été employées en français mais n’appartiennent plus à l’usage du temps : on emploie habituellement à Lyon “nombre de mots surannés, d’expressions gothiques” (Molard 1792, 3-4, cité par Latreille - Vignon 1904, 245, repris dans Molard 1803, viii : “on relève les mots surannés ou altérés dans leur forme, leur genre et leur nombre”). L’emploi d’un trait qui n’appartient plus à l’usage contemporain est une faute, conformément à l’opinion du XVIIe s. Molard a conscience du vieillissement qui défait le bon usage d’hier : cf. articles truffe, dedans, arboriste, etc. (Salmon 1990, xx) :

‘“Ne sait-on pas que l’ignorance enfante chaque jour de nouvelles expressions ; que d’autres tombent en désuétude ; et que celles qui faisaient autrefois les délices des gens du monde et les agrémens du style, rendraient ridicules aujourd’hui ceux qui s’en serviraient ?” (Molard 1810, ix).’

Ainsi, si Molard a pris en compte l’intérêt de son temps pour les études historiques (au contraire de Desgrouais, mais peut-être était-ce trop tôt pour en trouver des traces chez cet auteur de 1766), en utilisant notamment un “dictionnaire du vieux langage” (non identifié) et en citant des auteurs du siècle précédent comme Racine, Sévigné, ou Corneille, l’ancienne langue reste cependant chez lui du “vieux gaulois”, un langage fautif car suranné. On trouve plusieurs condamnations à l’encontre de mots qu’il rapporte à des sources anciennes, par ex. anille “dites, béquille, s. f. Le mot anille est de l’ancienne langue ; on le trouve souvent employé dans les livres gothiques” ; bouis “cette prononciation a vieilli ; dites et écrivez, buis, s. m.”. Molard affirme même que “la plupart des expressions lyonnaises appartenaient à l’ancien idiome” (1810, s.v. buyandière : “Femme qui lave la lessive ; dites, lavandière. On trouve le mot buyandière dans le langage gothique, car la plupart...”). L’affirmation, bien que corroborée par Latreille et Vignon (1904, 249 : “La part des archaïsmes est presque aussi considérable que celle des mots dialectaux. Molard se rend compte du caractère archaïque du français local”) est sans doute osée de la part de Molard, dont les connaissances sur l’ancienne langue sont limitées, et qui manque de marquer un certain nombre d’autres régionalismes comme ayant eu des antécédents en français, par ex. col n. m. “cou”, corporance n. f. “corpulence”, garderobe n. f. “armoire”, etc. (ce que remarquent également Latreille et Vignon 1904, 249 : ces archaïsmes non identifiés comme tels par Molard, sont bannis sans raison explicitée). D’autre part, ces archaïsmes donnés comme “expressions lyonnaises” ne sont pas tous spécifiquement lyonnais, puisque Molard mêle lyonnaisismes et tout ce qui n’est pas la norme de l’époque, que l’on trouvait ailleurs qu’à Lyon, c’est-à-dire des termes familiers ou populaires, des néologismes, des vieux mots. La conception puriste de Molard, basée sur la tradition du XVIIe s. en ce qui concerne non seulement les régionalistes, mais aussi les archaïsmes, l’amène à blâmer doublement les vieux mots encore employés à Lyon. Ce regard vers la tradition grammaticale passée a amené Latreille et Vignon à juger que

‘“Molard grammairien [...] ne vise pas à l’originalité ; il se contente de répéter les leçons des maîtres de la grammaire” (1904, 244), comme Molard l’avoue lui-même (1810, viii).’