3. L’abbé Féraud :

Féraud (1787) présente son Dictionnaire critique de la langue française comme un ouvrage né de la nécessité de fixer une norme pour une foule de petits détails sur lesquels la grammaire n’a pas statué ou hésite. Il convient notamment de déclarer hors d’usage un certain nombre de traits qui ont vieilli dans l’usage contemporain :

‘“Il est une foule, non-seulement de termes & de mots, mais de manières de parler, de régimes, de constructions, en usage dans le siècle pâssé, qui sont suranés aujourd’hui” (“Préface” à Fér 1787, vol. 1, i). ’

Cette inscription dans un usage contemporain rappelle nos deux grammairiens provinciaux précédents. Féraud les rejoint dans sa critique des régionalismes, “locutions et manières de parler vicieuses” (xii), félicitant au passage Desgrouais pour son travail, et en incluant un certain nombre dans sa nomenclature.

Si la conception de Féraud à l’encontre des régionalismes est tout à fait classique, en revanche il témoigne d’un certain attachement envers l’archaïsme, qui est traité avec un méta-langage neutre, non normatif, par ex. “Vieux”, “On disait autrefois”, etc. (Fournier 1986). Féraud s’oppose à de nombreuses reprises à Voltaire qui traite de “barbarisme” des faits relevés chez des auteurs anciens et n’appartenant plus à l’usage du temps (Fournier 1986, 135). Bien qu’il considère que les termes archaïques sont à éliminer de la définition de l’usage contemporain, Féraud adopte une attitude respectueuse envers eux et refuse de les considérer comme des « fautes », surtout si à l’époque où il les trouve employés dans des textes, ils appartenaient à l’usage du temps. Ainsi, il lui arrive de souhaiter la reprise de certains (“il serait encore bon aujourd’hui”, “il serait utile qu’on pût le dire encore aujourd’hui”) ou de regretter leur disparition (“On a eu tort de laisser périr”, “Il est à regréter”) (Fournier 1986, 136-7). Nous avons là le passage d’une conception puriste de l’archaïsme, qui est considéré comme une faute sans qu’il soit tenu compte de la synchronie où il fonctionne, à une conception moderne, dégagée de toute arrière-pensée normative, où l’on cherche simplement à indiquer la période d’emploi des termes. Dans cette nouvelle conception, l’emploi d’un terme archaïque dans une synchronie qui n’est plus la sienne est autorisé, mais il demeure important de marquer la vitalité du terme décrit par rapport à l’usage dans lequel on se situe, car l’emploi du terme peut alors induire des effets connotatifs, dont le plus évident est un caractère burlesque. On trouve chez Féraud (notamment dans son Suplément, non publié de son vivant) cette conception d’un état de langue suranné pouvant encore servir et donner lieu à des effets connotatifs (Fournier 1986, 133-4 ; Seguin 1986, 141). Ainsi, il remarque que certains mots ont vu leur emploi se réduire à un domaine connotatif, soit technique (notamment juridique), soit stylistique (ex. burlesque, poésie), soit dans des locutions, ou encore dans un domaine géographique :

‘“Féraud continue à poser dans le Suplément quelques jalons d’une théorie non exprimée du conservatisme des langages non parisiens, où se laisse entendre une pointe de regret, de nostalgie, ou de préférence” (Seguin 1986, 142). ’

Dans le cas d’archaïsmes encore employés régionalement, Féraud change alors d’attitude : au lieu de condamner les régionalismes, il les signale simplement comme provincialismes, mais son méta-langage n’est plus celui d’un censeur : par ex. fiance “(vieux mot) confiance. On le dit encôre en quelques Provinces, parmi le peuple” (FérS) ; maugré “(vieux) Malgré. Il se dit encôre en quelques Provinces” (FérS) ;tumber “ Il s’est dit aûtrefois pour tomber ; [...] Th. Corneille se contente de dire que peu de personnes disaient tumber de son tems ; et que c’était une prononciation condamnée par tout ce qu’il y avait de gens qui parlaient bien. — Aujourd’hui, il n’y a que le Peuple qui le dise encôre en certaines Provinces.” (Fér 1788) Féraud se borne ici à constater le maintien régional, sans le blâmer.

Desgrouais et Molard ont conservé une conception « archaïque » de l’archaïsme, celle du XVIIe s. où le “vieux gaulois” est un parler aussi vicieux que les provincialismes qu’ils cherchent à éradiquer. Même Molard, qui a pourtant adopté la perspective historique de son époque, mais qui n’en a pas l’esprit, ne voit dans les régionalismes doublés d’archaïsmes qu’une double faute à éviter, comme l’aurait fait Vaugelas lui-même. On voit apparaître chez Féraud les effets d’un intérêt affectif pour l’ancienne langue sur le traitement des régionalismes (cf. déjà Ménage) : le provincialisme a trouvé une voie pour échapper à la censure qui pèse sur lui, et la menace de disparition qui s’en suit. Après deux siècles d’oppression, l’archaïsme revient à l’honneur, et le XIXe s. fera de l’histoire son souci principal. Le régionalisme, quant à lui, va vivre ses heures les plus noires en passant devant le tribunal révolutionnaire. Pour survivre, sa seule chance sera de faire cause commune avec l’archaïsme : ce sera, nous allons le voir, le cheval de bataille de tous les amateurs de parlers régionaux du XIXe s.