3.2.3.1. Les patois

Alors que les études dialectologiques ont timidement fait leurs premiers pas au XVIIIe s., souvent motivées par un but pratique (aider à la compréhension des anciens textes, ou aider les patoisants à acquérir le français, comme pour Boissier 1756 : HLF 7, 28), la Révolution française prend pour cible les patois. La chasse aux sorcières est organisée par Henri-Baptiste Grégoire qui envoie une circulaire à travers toute la France visant à recueillir des renseignements touchant à ‘“la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française”’ (titre du rapport présenté à la Convention nationale le 6 juin 1794). L’accusation lancée contre les patois est de nature politique : à la Révolution qui veut faire l’unité du pays, s’opposent les patois qui sont fédéralistes.

‘“Nous n’avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms” (Grégoire, dans De Certeau et al. 1975, 301). ’

De plus, ces “idiomes féodaux”, restes de l’Ancien Régime, sont des entraves à la liberté :

‘“Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que, pour la liberté, nous formons l’avant-garde des nations.” (302)’

Le patois est l’ennemi de la Révolution, tandis que le français est patriote (HLF 9, 8). Grégoire conclut donc à “l’utilité d’anéantir les patois” (dans De Certeau et al. 1975, 308). Même si la Révolution en restera à des volontés qu’elle sera incapable d’appliquer, la mauvaise publicité faite aux patois demeurera, d’autant plus que ceux-ci souffrent en plus d’une image négative : non contents d’être l’ennemi de la Révolution, les patois sont également l’ennemi du progrès, ce sont

‘“des jargons lourds et grossiers, sans syntaxe déterminée, parce que la langue est toujours la mesure du génie d’un peuple” (Grégoire dans De Certeau et al. 1975, 304).’

Grégoire, ici comme en d’autres parties de son rapport, se fait l’écho des avis qui lui ont été communiqués par ses correspondants, notamment de la partie nord de la France, mais pas uniquement : ainsi, le correspondant de Grégoire pour Mont-de-Marsan (Société des Amis de la Constitution) considère que “Le gascon est généralement un français altéré, corrompu et mélangé” (dans Gazier 1880, 147) ; pour celui du Mâconnais, Dombes et Bresse, “Le fonds de ce jargon est un mauvais français, dénaturé dans son essence et sa prononciation” (220) ; pour celui de la Bourgogne, le patois “est un français corrompu, mal décliné et plus mal conjugué” (224). Brunot (HLF 9, 201) rapporte que les Préfets des départements du nord de la Loire ne parlent pas de patois ou dialecte, mais de français écorché, défiguré, mal prononcé. Le patois apparaît comme du français déformé par l’ignorance de ceux qui le parlent, et l’importance de ce facteur n’est pas à négliger dans la diffusion du français et l’abandon du patois : ainsi, De Vincenz (1974, 117) atteste que le patois francoprovençal de La Combe-de-Lancey (Isère) a été abandonné volontairement au profit du français car il ‘“devait apparaître désormais aux yeux de ses locuteurs comme le dernier vestige d’une étape dépassée et comme un obstacle à l’avancement social.”’

Dans ce contexte d’opposition aux parlers régionaux, intervient une tendance qui, s’inscrivant dans le courant romantique, considère les patois comme une partie du folklore national et pousse à leur étude. En 1804 est fondée l’Académie celtique, qui se donne pour objectif l’étude de l’histoire des Celtes, ainsi que ‘“d’étudier et de publier les étymologies de toutes les langues d’Europe, à l’aide du celto-breton, du gallois et de la langue erse”’ (cité par Pop 1950, 15). La Société Royale des Antiquaires de France, fondée en 1814, poursuit ce programme en consacrant un grand intérêt à l’étude des patois. Dès lors, les patois déconsidérés trouvent une armée d’érudits et d’amateurs prêts à les défendre. La défense des patois, qui implique de justifier l’intérêt que des lettrés peuvent porter à des parlers dégradés sans courir le risque d’être eux-mêmes déconsidérés, s’insère alors dans le courant historique qui marque le début des recherches linguistiques depuis la fin du XVIIIe s. Les recherches de linguistique historique sont en pleine effervescence au début du XIXe s. (après leur coup d’envoi traditionnellement attribué au discours de Sir William Jones à la Société Asiatique du Bengale, en 1786), avec notamment les travaux de Bopp (1816) et de Grimm. La défense et la promotion des patois va prendre le train en marche, et inscrire leur étude dans le cadre historique alors à la mode. Si les patois ne recèlent pas d’intérêt en synchronie, ils vont en acquérir un pour la diachronie. La défense s’organise de deux façons différentes selon que les auteurs valorisent des patois du nord ou du sud de la France.