3.2.3.1.3. Le renouveau occitan

Pour ce qui concerne les parlers du Midi, il est rare qu’un érudit s’aventure à revendiquer les liens existant entre un patois d’oc et l’ancien français. Borel (1655) a lancé l’idée que des archaïsmes du français survivaient dans les parlers d’oc, idée reprise dans la réponse à Grégoire faite par la Société des Amis de la Constitution de Mont-de-Marsan :

‘“Le gascon est généralement un français altéré, corrompu et mélangé ; mais sa source originelle est l’ancien français” (dans Gazier 1880, 147). ’

L’idée n’y fera pas fortune, et ne sera jamais reprise par les militants occitanistes. En effet, ceux-ci disposent d’un passé glorieux auquel ils peuvent se rattacher, et qui atteste de la dignité de leurs parlers modernes tout autant que l’ancien français pour les patois du nord. L’ancien occitan a en effet été une grande langue de culture, la poésie des troubadours apparaissant dès le XIIe s. L’occitan a également servi de langue administrative, faisant concurrence au latin. La Croisade des Albigeois a entraîné la destitution de l’occitan, mais le sentiment d’une grandeur passée est resté vivace, et se manifeste notamment lors de la première renaissance littéraire, au XVIe s., en Gascogne, dans le Languedoc et en Provence, qui revendique une dignité linguistique et un particularisme ethnique (Bec 1986, 86). La deuxième moitié du XVIIIe voit un renouveau d’intérêt pour la langue des troubadours, qui sera renforcé au milieu du XIXe par la deuxième renaissance occitane, celle du Félibrige (98). Les travaux de Raynouard, dans la première moitié du XIXe s., sur la langue des troubadours, ont une lourde influence sur la conception idéologique des patois que l’on adoptera dans le Midi. Raynouard attribue à l’occitan une plus grande antiquité que le français, et que les autres langues romanes en général : il dresse un arbre généalogique de la famille où l’occitan, qu’il appelle la “langue romane (provençale)”, occupe une position de noeud intermédiaire entre le latin et les autres langues romanes (“type primitif, centre commun des six langues de l’Europe latine”, Raynouard 1838, xiii), dont le français, noeud duquel toutes ces langues seraient issues.

‘“la langue des troubadours, la romane provençale, avait la première acquis le caractère propre et spécial qui la distingue, en conservant plus exactement que les autres, la contexture lexicographique des mots du type primitif” (xvii).’

Dans ce contexte, les auteurs occitans n’ont aucun besoin d’avoir recours à l’ancien français dans leurs travaux, puisque l’occitan est non seulement plus ancien que le français, mais a de plus possédé une littérature avant lui ; bien plus, même dans les travaux de comparatisme, le français est soigneusement tenu à l’écart, comme s’il faisait fausse note parmi le concert des langues romanes ayant préservé des types anciens. Ainsi, Azaïs (1877) recherche l’ancêtre des mots occitans qu’il récolte dans la langue des troubadours ; il cite également les mots apparentés dans les autres langues romanes, c’est-à-dire le catalan, l’espagnol, le portugais, l’italien. Le français n’est pas mentionné. Mistral (1879) opère de même dans ses comparaisons, qui excluent le français au profit des autres langues romanes. Même comportement chez Vayssier (1879), qui adopte d’ailleurs une généalogie fantastique du patois visant à lui découvrir une origine noble, et montrer l’infériorité du français : les patois sont issus du celtique, ce qui leur garantit une antiquité vénérable, et leur concordance de vocabulaire avec le latin provient d’emprunts massifs à cette langue, dès l’époque gauloise.

‘“Le patois ne pouvant prétendre à une brillante destinée, son honneur consiste dans son ancienneté, et dans la conservation de ses vieux termes que le Moyen-Age avait latinisés [...] et qui, conservés au sein des campagnes, ont survécu à toutes les invasions, à toutes les révolutions, et à la langue même du peuple roi” (1879, xlii). ’

A côté, le français possède plusieurs vices : Vayssier l’accuse d’avoir affaibli les finales de mots, d’avoir perdu au XVIIe s. la possibilité de faire des diminutifs, augmentatifs et fréquentatifs, et de posséder beaucoup d’homonymes et de paronymes, donc d’être peu clair (1879, xxix-xxii).

Bien qu’on ait affaire ici à une tradition indépendante dans la recherche d’une noblesse des patois, il apparaît clairement que les caractéristiques revendiquées sont identiques à celles utilisées pour les parlers du Nord, mais appliquées à des objets différents. D’une part, on rattache les patois à un ancêtre prestigieux, dont le prestige est encore renforcé par l’ancienneté. On revendique également le maintien de richesses linguistiques perdues par le français :

‘ “Beaucoup de mots autrefois d’un usage général et dont l’abandon est fort regrettable, ne se trouvent plus que dans les patois” (Vayssier 1879, xvii).’

Ensuite, le patois s’affirme plus proche de la langue-mère, c’est-à-dire d’un état considéré comme parfait :

‘“Notre patois est plus près du latin que la langue française usuelle, soit par son vocabulaire, soit par l’ellipse des pronoms personnels, soit par la prosodie. Et d’abord par le vocabulaire, c’est-à-dire par un grand nombre de mots communs aux deux langues ou possédant mieux en patois la physionomie latine” (Vayssier 1879, xxv).’

Que ce soit dans le nord ou dans le sud, la défense des parlers régionaux passe par un positionnement face à cette langue incontournable qu’est le français, que l’on s’arrange pour détracter et accuser d’avoir trop évolué, c’est-à-dire d’avoir trahi un état ancien considéré comme un Age d’Or, et qui serait encore représenté par les patois, dont on montre qu’ils sont méprisés à tort. Cette tentative désespérée d’inverser la perspective, alors que le français apparaît comme une langue prestigieuse par les patoisants eux-mêmes, a traversé tout le XIXe s., et n’est pas encore tout à fait morte de nos jours. Elle nous intéresse ici à un double titre : tout d’abord, elle est la première manifestation, et celle qui a donné lieu au plus de développements, de l’utilisation de la notion d’archaïsme pour tenter de valoriser un parler. D’autre part, et c’est ce que nous allons voir à présent, elle a instauré un cadre qui sera intégralement repris pour tenter de valoriser à son tour le français régional.