4.1.1. L’ancien français 118

On raisonne souvent comme si l’ancien français présentait le même état de langue que le français moderne, c’est-à-dire comme s’il affectait l’aspect d’une langue unifiée. Or, il s’agit d’une langue à l’état dialectal. Il n’existe pas de consensus parmi les spécialistes sur la nature des différences dialectales, ni sur la manière dont il y a eu unification, de sorte qu’il est assez difficile de dire simplement ce qu’était l’ancien français. La difficulté tient au fait que l’on ne le connaît que par des textes, qui reflètent d’une certaine manière la langue parlée à cette époque. Mais le lien entre langue écrite et langue parlée peut être interprété de façons différentes. La thèse traditionnelle, héritée du XIXe s., considère que l’ancien français jusqu’au XIIIe s. était un ensemble de dialectes, et que chaque région écrivait en son dialecte : on aurait ainsi des textes normands, picards, champenois, etc. (HLF 1, 327). Au milieu du XIIIe s. le francien, dialecte de l’Ile-de-France, acquiert une prépondérance sur les autres dialectes et en vient à les supplanter, ce que Dauzat (1930, 543), résume en disant que “Le francien est devenu le français”. Selon cette tradition, la langue littéraire de l’époque reflète assez bien la langue parlée (“c’est une langue peu élaborée qui devait être assez voisine de la langue parlée” : Guiraud 1963a, 10). Les dialectes, disparaissant de l’écrit au profit du francien, se seraient trouvés privés du côté unificateur de l’écriture, et auraient ensuite dégénéré en patois :

‘“un patois est un dialecte qui s’est dégradé. [...] le dialecte dégénère quand il ne s’écrit plus ; ne s’écrivant plus, il se diversifie en multiples variétés, dissolution qui se précipite quand les classes dites supérieures cessent de l’employer dans l’usage oral, pour adopter une langue commune.” (Brun 1946, 9.)119

A partir du milieu du XXe s., des études ont remis en cause l’existence de ce francien. En effet, le terme francien est une création de Gaston Paris (en 1889), pour traduire l’allemand francish (terme inventé par H. Suchier) qui s’oppose à französisch/français. Auparavant, aucun témoignage ne parle d’un dialecte spécifique à l’Ile-de-France (Chaurand 1992, 351). Bien plus, aucun texte ne représente cette variété de langue avant le XIIIe s. (ce que reconnaît lui-même Brunot, HLF 1, 327). Dans les textes littéraires, ce sont les graphies de l’Ouest (surtout anglo-normandes) qui sont les plus fréquentes jusqu’à la fin du XIIe s., puis ce sont les graphies picardes qui prennent de l’importance (Picoche 1989, 20). Pour le dialectologue R. Loriot, ce francien n’est rien d’autre qu’un “fantôme” (Chaurand 1992, 360).

D’autre part, les textes d’ancien français ne manifestent pas un caractère absolument dialectal, mais se laissent interpréter sur le modèle d’une koinè, une langue commune dont sont gommées les caractéristiques dialectales en faveur des formes communes à l’ensemble des dialectes. La question n’est pas tranchée de savoir si cette koinè est une langue en partie artificielle, une scripta (position des dialectologues belges : Remacle 1948120, Chaurand 1992) ou bien si elle correspond à des traits effectivement communs aux différents dialectes d’oïl (Dees 1985, avec position intermédiaire de Picoche 1989). A côté de la forte proportion de traits inter-dialectaux, les textes manifestent une certaine divergence (diversité dans l’unité), qui est cependant variable. D’après les calculs de L. Remacle, les textes les plus marqués dialectalement contiennent encore 70% de formes communes, les moins marqués seulement 3% de formes dialectales ; pour A. Dees, le pourcentage de traits dialectaux peut varier entre 0 et 100 % (d’après Picoche 1989, 20).

Ce qui nous intéresse ici, au-delà des dissensions entre spécialistes, c’est de voir que jusqu’au XIIIe s., les textes d’ancien français sont (presque) toujours plus ou moins marqués dialectalement. En effet, les premiers textes administratifs en langue d’oïl sont apparus au début du XIIIe s. (1204), mais ces textes “présentent tous des traits dialectaux jusqu’à la fin du XIIIe siècle au moins” (Picoche 1989, 20)121. La diffusion du français de Paris s’affirme à la fin du siècle : elle est due en premier lieu à la centralisation administrative, assurée par des bureaux d’écriture tenus par des clercs en relation avec Paris, qui diffusent des milliers d’actes dont les traits dialectaux trop voyants sont éliminés (Picoche 1989, 25). Le français est alors vu comme un parler supérieur, puisqu’il est la langue des affaires et celle du roi. Mais son rayonnement littéraire est encore faible, et les grands textes littéraires de l’ancien français ne sont pas originaires de la région parisienne. Voici un aperçu de ceux que l’on considère comme les grands écrivains jusqu’au XIIIe s. et de leur provenance géographique : Wace (1100—1175) est Normand (Jersey) ; Jean Bodel (mort vers 1210), Adam de la Halle ou Adam le Bossu (1240—1285), et Jean Froissart (1333/1337—après 1400) sont Picards (environs d’Arras, et Valenciennes) ; Benoît de Saint-Maure (XIIe s.) est originaire de Touraine (Indre-et-Loire) ; Guillaume de Lorris (1200/1210—après 1240) et Jean de Meun(g) (1240—1305) sont du Loiret ; Geoffroi de Villehardouin (1150—1213) et Jean Joinville (1224—1317) sont Champenois. Si les graphies dialectales persistent en littérature jusqu’au XVIe s., cependant, dès le XIIe s. des écrivains cherchent à imiter le langage du pays de France, et au XIIIe on se moque déjà des parlers provinciaux, comme en témoigne la mésaventure de Conon de Béthune, qui voit son parler raillé à la cour d’Alix de Champagne122. Selon P. Colin (cité par Dupont 1991, 16),

‘“la coloration dialectale des différentes langues écrites du type a [= langue écrite littéraire] s’atténue très vite. Dès la seconde moitié du XIIe s./début du XIIIe s., les écrivains originaires de la zone d’oïl utilisent une langue écrite commune [...] teintée de dialectalismes peu nombreux, à l’exception des écrivains picards [...] le picard affirme sa vitalité jusqu’au XIIIe siècle inclus ; il y a même un dernier sursaut de la littérature dialectale picarde pendant la Guerre de Cent ans — XIVe/XVe siècles — à la cour flamande des Ducs de Bourgogne avec l’historien Froissart (1333—1410)”.’

En ce qui concerne le vocabulaire, cette présence des dialectes implique qu’on a de grandes chances de trouver dans les textes des mots qui ne soient pas pan-dialectaux, c’est-à-dire qu’on ne peut qualifier de mots d’ancien français sans restriction123 ; ce sont en réalité des mots dialectaux (régionaux), propres à un dialecte ou à un groupe de dialectes, mais inconnus d’autres dialectes du même groupe d’oïl. En effet, pour juger du caractère dialectal du vocabulaire, il faut se rappeler que

‘“Les particularismes [...] sont particularismes, non pas tellement par rapport à un français central parfois inaccessible (aux périodes anciennes), mais par rapport à tous les documents écrits qui ne les connaissent pas” (Henry 1972, 230). ’

Etant donné la variation existant dans la langue à cette époque, et l’absence de pression normative exercée envers les variations dialectales, les mots régionaux sont particulièrement nombreux dans les textes de cette époque, par rapport au volume qu’on pourra trouver une fois la norme française mise en place au XVIIe siècle. Etant donné l’absence de norme, il est probable que l’emploi de ce qui était déjà des régionalismes était plus inconscient que stylistique (Lecoy 1972, 61 et 67). On trouve des régionalismes aussi bien dans des textes littéraires que non-littéraires, mais les textes littéraires sont plus riches, car leur vocabulaire est moins limité que celui contenu dans les textes administratifs (Henry 1972, 232).

Deux chercheurs, F. Lecoy et A. Henry, ont été spécialement attentifs au vocabulaire régional de l’ancien français, et ont chacun consacré une étude au problème dans la même année 1972124. Lecoy constate que si le recensement du vocabulaire de l’ancien français est en bonne voie125, grâce aux dictionnaires de Godefroy, de Tobler-Lommatzsch et au FEW, cependant il reste à en faire la répartition selon son origine régionale. K. Baldinger a reconnu qu’effectivement, malgré l’énorme somme de travail du FEW, “à peu près tout reste à faire quant à la présentation dialectale du lexique” (dans Lecoy 1972, 81-82). Le FEW a négligé cette recherche pour gagner du temps, ce qui l’a conduit à marquer comme “ancien français” (sans restriction) des mots qui pouvaient être déjà régionaux à cette époque. Baldinger justifie cette décision en disant que lorsque pour un mot l’équipe du FEW possédait des attestations dialectales, mais aussi quelques attestations non localisées, elle avait préféré lui attribuer la mention “ancien français”, ce qui est imprécis mais pas faux. Par manque de temps, le FEW a donc privilégié l’imprécision. Il ne faut sans doute pas chercher ailleurs que dans les contraintes temporelles, les raisons des lacunes des recherches en la matière, qui nécessitent un travail minutieux et très long :

‘“Il était évidemment impossible de pousser très loin la recherche pour des millions de mots ; mais il faut instituer cette recherche dans les études spéciales” (Lecoy 1972, 83). ’

Les recherches sur les régionalismes du français nous semblent entrer dans le cadre des “études spéciales” évoquées par Lecoy ; par conséquent, avant de qualifier un régionalisme de “survivance de l’ancien français”, il faudrait avoir examiné précisément les attestations anciennes pour voir si l’on n’a pas affaire à un mot déjà régional en ancien français. Il ne faut donc pas prendre pour argent comptant tout mot figurant dans un dictionnaire d’ancien français, et le considérer comme un mot d’usage général à cette époque. On commettrait l’erreur de transposer des habitudes de lecture de dictionnaires du français moderne où la vitalité des termes est indiquée explicitement, à des dictionnaires de l’ancienne langue qui ne sont pas élaborés sur le même modèle, mais qui nécessitent une interprétation des données brutes fournies. Face à l’attitude de Straka (1983, 56), pour qui un régionalisme peut en fait s’avérer être du français archaïque si l’on en trouve une attestation dans un texte d’ancien français, Henry affirme :

‘“On admet trop facilement comme français des mots qui, en réalité, sont restés régionaux” (1972, 257).’

Notre corpus nous fournit l’exemple du régionalisme Groie[47] groie, n. f. ‘“sol dérivé des calcaires jurassiques et composé d’argile rougeâtre, de limons et de débris de roche”’, employé à l’Ouest (sud de la Vienne, Charente et Charente-Maritime), où il entre dans de nombreux toponymes (par ex. Les Groies à côté de Saint-Georges-de-Didonne, Charente-Maritime). Selon Rézeau (1984), il s’agit d’une survivance de l’ancien français groe, attesté du XIIe au XIVe s. (FEW). Or, en ancien français, ce terme est confiné à certains dialectes, surtout picards et de l’Ouest (FEW 4, 258a), mais n’a pas de distribution générale. Il est attesté dans le Poitou au XVe s. sous la forme groye, et l’on retrouve le type lexical dans les parlers de l’Ouest et du Centre actuels. Le terme régional relevé par Rézeau est donc un régionalisme ancien (attesté depuis le XIIe s.) qui n’a jamais eu de statut général, même en ancien français, mais qui est toujours resté confiné à la partie ouest du domaine d’oïl.

Dans ce travail, tous les recueils portant sur l’ancienne langue antérieurs au XIXe s. (notamment le Trésor des recherches et antiquités gauloises de Pierre Borel, 1655, l’Archéologie française de Pougens, 1794, et le Dictionnaire de vieux langage français de Lacombe, 1766-67) ont été négligés. Le Glossaire de la langue romane (1808) de Roquefort a été consulté en liaison avec les régionalismes de Beauquier (1881), mais ce dictionnaire, portant sur la période du XIe au XVIIe s., est sujet à caution : en effet, il semble avoir incorporé des matériaux de provenances diverses, notamment des mots qu’il est le seul à attester, et dont l’appartenance à l’ancien français est parfois suspecte (sur ce point, cf. 4.3.4.1).

Le dictionnaire suivant (dans la chronologie) est le Dictionnaire historique de l’ancien langage françois de La Curne de Sainte-Palaye (on trouve également la graphie Lacurne), dont le Projet de glossaire avait paru en 1756, mais qui n’a été publié en intégralité qu’à partir de 1875 par les soins de L. Favre, qui a fait des additions au texte. Ensuite vient le Dictionnaire de l’ancienne langue française de Frédéric Godefroy (1880-1902), dont le projet initial était de recueillir tous les mots du français depuis ses origines, mais qui a dû se limiter au vocabulaire du français du moyen-âge (avec des débordements jusqu’au XVIIe s.) disparu du français moderne. Le dictionnaire d’ancien français (Altfranzösisches Wörterbuch) de Tobler-Lommatzsch (1925-) a été également mis à profit comme complément à Gdf. On s’est enfin servi du FEW de W. von Wartburg, dont les premiers tomes ont cependant négligé l’histoire du français (une refonte de ces volumes est en cours : le tome 1 a été remplacé par les 24 et 25).

Le « défaut » principal, commun à l’ensemble de ces dictionnaires, qui a déjà été souligné, est qu’aucun n’indique la vitalité des termes répertoriés. Or, comme ces ouvrages ont pour vocation de recenser l’ensemble du vocabulaire de l’ancien français126, il s’ensuit que tous les termes inclus n’ont pas la même vitalité, et que si une grande partie appartient à la langue générale, d’autres sont des hapax, ou des mots à vitalité uniquement littéraire, ou uniquement régionale, etc.127 Il est donc extrêmement important de ne pas se fier aveuglément à la présence d’un mot dans ces dictionnaires128, et de déduire la vitalité des termes recensés à partir des exemples fournis, qui chez La Curne, Godefroy et Tobler-Lommatzsch constituent la totalité des attestations qu’ils ont relevées dans les textes formant leur corpus. Pour la langue du XVIe s., la procédure est identique à partir du dictionnaire d’Huguet, qui fournit lui aussi une liste d’attestations puisées dans ses sources. Il faut se méfier de ce dictionnaire, et ne pas prendre comme du français général le nombre important de régionalismes qui y ont été recensés, surtout dûs aux écrivains de la Pléïade (cf. Dauzat 1930, 544 et 4.1.2.2.2.).

Cependant, dans le FEW, aucune attestation n’est fournie, et l’on ne dispose que des mentions “afr. [= ancien français]”, “mfr. [= moyen français]”, “frm. [= français rmoderne]”, qui marquent tout mot attesté à ces époques, mais qui n’indiquent rien quant à sa vitalité effective. Ces mentions sont donc à interpréter comme des datations et non comme une marque d’appartenance à l’usage général. Ainsi, des hapax ou des mots à vitalité limitée, par ex. chez un auteur, peuvent être notés “afr.” ou “mfr.” (ou encore “frm.”). Les restrictions d’emploi sont indiquées après la définition du mot traité, par la référence à l’ouvrage où a été pris le mot, ou le nom de l’auteur chez qui il est attesté. Mais dans certains cas, le FEW peut induire en erreur par manque de précision : Lecoy (1972, 69 suiv.) a montré qu’il faut se méfier des appellations “afr.” du FEW, qui marquent parfois ainsi des mots uniquement régionaux dès l’origine129.

‘“Il faut que les érudits qui consultent l’ouvrage [le FEW] sachent que ce sont des accidents toujours possibles [il parle des lacunes], et qu’il faut faire des vérifications. Par exemple, pour glandus, il y avait un seul exemple dans Gdf et M. von Wartburg l’a considéré comme français.” (Lecoy 1972, 83.) ’

Ainsi, l’interprétation de la vitalité des termes n’est pas toujours facile dans le FEW, et il faut souvent se référer aux sources indiquées pour valider ou invalider ce que dit l’ouvrage (cela est parfois impossible, notamment quant l’abréviation employée manque au Beiheft et ne permet pas l’accès à la source). Mais reconnaissons que la tâche n’est pas plus facile chez Gdf (bien que celui-ci estime, dans l’Avertissement à son dictionnaire (vol. 1, ii) que ‘“Les sources de nos exemples sont indiquées très exactement et avec des détails inaccoutumés”’), qui n’a pas donné de liste complète de ses sources, le registre où il les avaient recensées ayant été détruit durant la Commune : ‘“une telle liste serait très utile pour la localisation et la datation des exemples”’ (Kantor-Stumpf 1974, 157). Les abréviations des titres d’ouvrages sont très souvent opaques et rendent les sources in-localisables (la même remarque s’adresse à La Curne) :

‘“Il est très souvent difficile de vérifier ses sources, faute d’indications précises, et un travail de détective, minutieux et patient, est nécessaire pour les identifier.” (DEAF G1, xxiii.) ’

Ainsi, malgré l’affirmation de Baldinger (1974, 11), selon qui, grâce au FEW, “l’histoire du lexique français est mieux connue que celle de n’importe quelle autre langue”, beaucoup reste encore à faire dans ce domaine. C’est d’ailleurs sous la direction du même Baldinger que paraît depuis 1971 le Dictionnaire étymologique de l’ancien français, dont le but est de “décrire l’ensemble du vocabulaire français” (DEAF G1, xiii) du moyen-âge, et d’être dans ce domaine “plus complet et plus critique dans le détail” (id.) que les ouvrages traitant du même sujet, soit le FEW, Gdf, T-L, etc. Le DEAF soumet notamment tous les mots d’ancien français recensés dans les dictionnaires à un examen critique, ce qui lui permet de corriger un certain nombre d’erreurs (notamment de repérer des mots-fantômes répertoriés dans Gdf). Le travail est malheureusement loin d’être terminé (seule la lettre G a paru).

A. Henry a exposé les méthodes pour permettre de dater et de localiser le vocabulaire (Henry 1972). Cette recherche implique de déborder du strict cadre de la linguistique, et de faire l’analyse des sources où est attesté le vocabulaire, ce qui relève de la critique philologique. Pour les documents d’archives, cela est relativement simple, puisqu’ils sont généralement localisés et datés. C’est plus difficile pour les oeuvres littéraires, puisqu’il faut à la fois posséder des renseignements sur l’écrivain (son origine géographique, ses déplacements au cours de sa vie), et tenir compte de la tradition manuscrite, puisque dans cette période antérieure à l’imprimerie, la diffusion des oeuvres se faisait par l’intermédiaire de copistes qui les remaniaient bien souvent. Ainsi,

‘“Lorsqu’on consulte Godefroy, il ne faut jamais négliger la référence à un manuscrit qui suit souvent un titre d’oeuvre” (Henry 1972, 235). ’

Par ailleurs, il faut aussi considérer le nombre d’attestations recensées dans les ouvrages, car “Tous les particularismes lexicaux ne sont pas des dialectismes” (Henry 1972, 254). Pour qu’un mot d’ancien français puisse être appelé dialectal (ou régional), il faut non seulement qu’on le trouve attesté chez un écrivain ancien, mais aussi qu’on en trouve une trace dans les parlers régionaux modernes. En effet, une attestation ancienne peut aussi correspondre à une création d’auteur, qui reste isolée dans la langue, ou à un latinisme sans lendemain. Elle n’est pas obligatoirement la trace d’un régionalisme. Prenons l’exemple du v. intr. maladier “être malade” [83]Maladier. Maladier a eu en français une existence éphémère, du XIIIe au XVe s. et n’est documenté que par trois attestations (1279, 1377 et 1464, Gdf), non localisées. On retrouve ensuite le verbe, relevé comme régionalisme, d’abord en Suisse (Genève 1852 : “Terme des campagnards”) puis à Lyon, de Molard (1803) à Vachet (1907). Puitspelu (1894, 219) considère l’emploi lyonnais comme une survivance de l’ancien français. Peut-on alors considérer l’ancien français maladier déjà comme un régionalisme ? Rien n’est sûr ici : d’une part, les attestations anciennes ne sont pas localisées. D’autre part, bien que le régionalisme lyonnais puisse être un emprunt au frpr. où le type lexical est répandu (FEW 6/1, 91b), ce qui satisferait la deuxième condition posée par Henry, il faut aussi tenir compte du fait que maladier n’a sans doute jamais pénétré l’usage de l’ancien français, mais qu’il est resté une création individuelle plusieurs fois répétée, et que la forme a pu être recréée en français de Lyon (à partir de la base maladie) dont elle a cette fois pénétré l’usage. Ici, le lien entre les parlers régionaux modernes et les attestations anciennes ne permet pas de décider si le mot avait déjà un caractère régional dans l’ancienne langue.

Les recherches de Lecoy et Henry sont assez éclairantes en ce qui concerne le lexique de l’ancien français, et l’oeil critique avec lequel il convient de l’envisager. La description historique des régionalismes a tout à gagner de les prendre en considération. Ce qui a été mis à jour pour la période de l’ancien français est également valable pour les stades ultérieurs du français : en effet, le phénomène d’attestation de mots régionaux à l’écrit se retrouve tout au long de l’histoire de la langue, même après son unification. Dans des textes sont employés des mots régionaux (même dans des régions où la langue d’origine n’est pas le français, mais où la langue de substrat perce dans le français local), et il faut souvent déterminer l’origine du scripteur pour les identifier comme tels. Ainsi, on peut à toute époque avoir des mots attestés à l’écrit sans qu’ils appartiennent pour autant au français commun. L’originalité de l’ancien français réside dans le caractère spontané de l’apparition des mots régionaux. En effet, l’unification de la langue a ensuite entraîné une défaveur des mots régionaux qui a tendu à les faire disparaître des inventaires, où à les faire employer de façon marquée. Des erreurs d’interprétation peuvent encore subsister pour les périodes plus proches de nous. A partir du français moderne, les dictionnaires élaborés de façon contemporaine à l’usage qu’ils décrivent permettent de limiter ces erreurs, puisque la vitalité des termes recensés apparaît alors. Toute erreur d’interprétation n’est cependant pas écartée, puisque ces dictionnaires introduisent eux-mêmes des confusions (cf. ci-dessous 4.2).

Notes
118.

La distinction fondamentale oppose l’ancienne langue, des origines au XVIe s., au français moderne (à partir du XVIIe). En raison du mouvement important dans le lexique à partir du XIVe, mais surtout aux XVe-XVIe s., nous sommes amenés à scinder l’ancienne langue en deux périodes, soit un ancien français jusqu’au milieu du XIVe, et un moyen français comprenant la deuxième moitié du XIVe, le XVe et XVIe s. Cette périodisation, qui ne fait pas l’unanimité (les XIVe et XVe fluctuant entre ancien et moyen français), correspond pour nous à une nécessité pratique d’isoler un moyen français caractérisé par des changements lexicaux spécifiques.

119.

La même opinion est exprimée chez Dauzat (1930, 543) : “Désormais les dialectes tombent au rang de patois et se morcellent à l’infini. [...] privés de littérature, abandonnés peu à peu comme langage parlé par les classes cultivées”. En fait, l’homogénéité des dialectes est un leurre dû à leur utilisation écrite ; l’existence de variations à l’intérieur des dialectes (patois) était déjà un fait au moyen-âge. [Réf. ?]

120.

Remacle, Louis (1948), Le Problème de l’ancien wallon, Liège, Les Belles Lettres, 230 p.

121.

Dees (1985, 113) estime également qu’on ne peut parler en oïl d’une koînè écrite qu’à partir de la fin XIIIe-début XIVe s.

122.

Brunot (HLF 1, 330) rapporte “sa protestation si souvent citée” :

“La roïne ne fist pas que cortoise / Qui me reprist, ele et ses fius li rois. / Encor ne soit ma parole françoise, / Si la puet on bien entendre en françois. / Cil ne sont pas bien apris ne cortois / Qui m’ont repris, se j’ai dit mot d’Artois / Car je ne fui pas nouriz a Pontoise.”

123.

Il faut donc interpréter la mention ancien français comme “appartenant sans restriction à toutes les variétés d’ancien français”, qui qualifie donc des mots d’usage général.

124.

Il faut y ajouter la thèse de Gilles Roques (1980), Aspects régionaux du vocabulaire français au moyen-âge, Université de Strasbourg, que nous n’avons pu consulter.

125.

Il va jusqu’à dire que son inventaire “est à peu près fait” (76), déclaration que nuance Henry (1972, 231 n. 12) en ajoutant que le dépouillement total du vocabulaire médiéval n’est vrai que pour les textes littéraires, tandis qu’il reste beaucoup à faire pour les documents d’archives.

126.

Cf. par ex. Gdf, dont le dictionnaire contient les mots de la langue du moyen âge de toute provenance (“Avertissement”, vol. 1, i). De même, dans sa préface, Roquefort explique qu’il a voulu compléter les dictionnaires de vieux langage existants, et a rassemblé dans son Glossaire “au moins 25 à 30 000 articles nouveaux, de plus que dans aucun autre ouvrage du même genre.” (Roquefort 1808, ix.)

127.

Dans Gdf se trouvent même répertoriés des mots qui ne sont pas français, mais frpr. : ainsi, s.v. matefaim, on trouve la forme matafan relevée dans un texte de 1565, localisé à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), et qui s’avère être du frpr. : “Voz getton de gro matafan” (cf. DEAF G1, xvi).

128.

On le voit bien chez Roquefort, qui prétend citer des attestations à l’appui de ses vedettes (“à la plupart de ces articles, j’ai ajouté une ou plusieurs citations”, 1808, ix). Mais en fait la plupart de ses articles n’ont pas d’exemples : ses matériaux sont donc en général non datés et non localisés, donc tous mis sur le même plan. Par ex., si matagraboliser “se donner beaucoup de peine et d’embarras pour ne rien faire qui vaille”, est attribué explicitement à Rabelais (II, 151b), en revanche matefaim “sorte de pâte frite à la poêle, espèce de crêpe ; sorte de pain fort lourd et rassasiant”, bien qu’étant un régionalisme également relevé chez Rabelais, n’est pourvu d’aucune marque (II, 151b). Lecoy (1972, 69 suiv.) a montré que les exemples donnés par Godefroy doivent être localisés.

129.

Cf. aussi Chambon (1994a, 270) : “la variation diatopique du français langue commune [est] de loin la dimension du lexique galloroman la moins bien prise en compte par l’oeuvre de Wartburg”.