Le mouvement de suprématie du français sur les parlers régionaux (dans les écrits tout au moins) s’est amorcé à la fin du XIIIe s.130 (cf. 4.1.1). Il se diffuse également en-dehors de la France proprement dite (de l’époque) : dès la fin du XIVe s., les régions à la lisière de la France vers le sud (Marche, Basse-Auvergne, Forez, Lyonnais, Bas-Dauphiné) utilisent le français dans leurs écrits administratifs (Brun 1935, 153) (cf. chap. 5).
La période du moyen français, quant à elle, en même temps que se poursuit le mouvement de diffusion, voit également une modification du statut du français, jusque-là langue vulgaire tenant lieu de variété basse face au latin variété haute, dans la diglossie alors en place (cf. Lüdi 1990 pour la terminologie employée ici). L’introduction du français dans les textes administratifs dès le début du XIIIe s. marque le commencement d’une lutte qui fera du français la langue officielle remplissant toutes les fonctions. C’est ainsi qu’au XIVe s., on trouve plus de textes administratifs écrits en français qu’en latin. Celui-ci survivra jusqu’au XVIe s., où il sera banni définitivement par l’ordonnance de Villers-Cotterêts (15 août 1539) qui consacre le français comme langue juridique et administrative : cette ordonnance est la dernière d’une suite d’ordonnances royales (Ordonnance de Moulins en 1490, de Charles VIII, Ordonnance de 1510 de Louis XII) visant à interdire le latin de la justice (Chaurand 1972, 62). Le latin se maintient mieux dans d’autres domaines comme l’enseignement (où certaines thèses seront encore soutenues en latin jusqu’au début du XXe s.) et l’Eglise : si la langue vulgaire est utilisée depuis plusieurs siècles dans les prêches et le catéchisme (la décision du Concile de Tours en 813 n’a fait qu’entériner une pratique déjà bien répandue), en revanche le latin demeure la seule langue utilisée pour la liturgie, la théologie et la philosophie. Cependant, au XVIe s., on réclame l’accès direct à la Bible pour les laïcs, et une traduction des Saintes Ecritures paraît en 1535. Le français devient la langue d’usage de l’Eglise Réformée (en 1541, Calvin traduit son Institutio religionis christianæ en français).
La lutte s’organise dans les domaines scientifiques et littéraires (elle donnera lieu, au XVIe s., à la Défense de la langue française) : au XIIIe s., après le secteur juridique, c’est dans le domaine scientifique que s’infiltre le français, avec la traduction de nombreux ouvrages écrits en latin (HLF 1, 566 suiv.), notamment dans le domaine de la médecine. En effet, celle-ci s’ouvre au français dans un but didactique et pratique, celui de former des barbiers, apothicaires et chirurgiens. En 1531 a lieu la première soutenance d’une thèse de médecine en français (Dupont 1991, 21). Au milieu du siècle, Ambroise Paré écrit des ouvrages de chirurgie en français. Parallèlement, on traduit des ouvrages médicaux latins en français (par ex. en 1314, La Chirurgie, traité d’Henri de Mondeville). Dès le XVIe s. on trouve des ouvrages scientifiques (traitant de mathématiques, astronomie, astrologie, chimie, physique, sciences naturelles) écrits directement en français, et “à la fin du XVIIIe s. la masse de la production scientifique est écrite en français” (Picoche 1989, 27).
Le français est employé pour écrire l’histoire dès le début du XIIIe siècle (par ex. par Villehardouin), car l’aristocratie, qui ne connaît pas le latin, s’y intéresse ; elle fait également traduire des auteurs latins et grecs comme Tite-Live et Aristote. On a des emplois littéraires du français dès le XIe s. (par ex. la Vie de Saint Alexis, “composition [...] par laquelle s’ouvre à proprement parler l’histoire de la littérature française” d’après Brunot, HLF 1, 146) ; mais il est resté une langue vulgaire face au latin :
‘“Malgré cette valeur nouvelle qu’il doit à la poésie, il demeure toujours, aux yeux de ceux qui lisent ou écrivent, une langue de second plan, une langue vulgaire. Pour les besoins de l’activité intellectuelle ou pratique, pour les juristes, les notaires, et les chancelleries, il n’y a qu’un instrument doté des qualités requises, c’est le latin.” (HLF 1, 358.)’Cependant, la défense de la langue vulgaire (sur ce point, cf. déjà 3.2.1) face au latin s’organise en Italie au XVe s. (avec des gens comme le Cardinal Bembo, Leone Battista, Aliberti, ou Sperone Speroni, dont le Dialogue des langues (1542) a servi de modèle à Du Bellay : Guiraud 1963b, 25 ; Dupont 1991, 22), où l’on établit une langue littéraire artificielle, le Volgare Illustre, à partir du parler de Florence, qui entend rivaliser avec le latin. Le mouvement se répercute en France au XVIe s., où s’organise la Défense de la langue française : on veut montrer que “notre langue ne le cède en rien à sa consoeur [l’italien] dans ce domaine et ne mérite pas la critique de « barbarie »” (Guiraud 1963b, 24-25). Dans ce combat pour valoriser le français et lui conférer la même noblesse que le latin, la découverte de ses origines latines devient un argument de poids (Guiraud 1963b, 25). Les défenseurs de la langue française dont la postérité a gardé le souvenir sont Jean Lemaire de Belges (Concorde des deux langages, 1523), Geoffroy Tory (Champ Fleury, 1529), et surtout Joachim Du Bellay (Deffence et Illustration de la langue françoise, 1549). Du Bellay pose que le français est égal en valeur au latin, et que les oeuvres poétiques doivent donc être rédigées en français. En fait, malgré l’importance accordée traditionnellement à ce manifeste, l’apport de Du Bellay et de la Pléïade est moindre qu’il n’y paraît : en effet, F. Brunot (HLF 2, 83) a montré d’une part que Du Bellay avait exagéré la part restreinte du français dans la littérature, puisqu’il y est employé depuis le XIe s., et même en poésie. Ses revendications sont donc inutiles dans ce domaine : elles ne valent que dans la mesure où l’on considère toujours les oeuvres en latin comme supérieures.
‘“Les poètes de la Pléïade, avec leur volonté de « défendre et illustrer » la langue française, ne font donc que renouveler une longue tradition” (Picoche 1989, 27). ’D’autre part, les revendications de Du Bellay pour le français sont loin d’être nouvelles à son époque : son livre vient après bien d’autres de la même veine (par ex. celui de Jacques de Beaune en 1548131), et est d’ailleurs l’adaptation d’un modèle italien (HLF 2, 87), le livre de Speroni cité ci-dessus. Du Bellay a simplement eu la chance d’avoir été le seul auteur de cette époque remarqué par la postérité. Quoi qu’il en soit, à la fin du XVIe s., le français prédomine dans les oeuvres littéraires.
“Le français entre 1250 et 1300 a tendu à devenir, en pays d’oïl, la langue usuelle quand on l’écrit” (Brun dans HLF 1, 366).
De Beaune, Jacques (1548), Discours comme une langue vulgaire peut se perpétuer, Lyon, P. de Tours.