Le moyen français ne se caractérise pas par des modes de création originaux (ceux-ci sont en nombre limité et utilisés depuis les débuts de la langue), malgré ce qu’ont voulu faire croire Du Bellay et Ronsard (Chaurand 1972, 64), mais par une utilisation intensive de ces procédés, et par la valorisation de l’un d’entre eux, l’emprunt. Les moyens d’enrichissement de la langue se répartissent en deux groupes :
Utilisation des ressources propres à la langue, recommandée par Ronsard et qu’il appelait le « provignement » : On développe des « rejetons » à partir de mots du fonds ancien par les procédés de dérivation existants (peu de modes nouveaux sont créés) qui sont beaucoup mis à profit. Ce néologisme de mot (dans la terminologie de Darmesteter 1887, 31), qui semble avoir peu employé la composition, se réalise en une extrême fécondité lexicale, qui se manifeste notamment par une concurrence entre suffixes de même sens, créant de nombreux synonymes du type arrest, arrestage, arrestement, arrestée, arrestance, arrestation (Guiraud 1963b, 64).
Le fonds ancien de la langue est également mis à contribution d’une autre façon par la Pléïade, qui prêche le recours à la vieille langue : Du Bellay (1549) conseille de reprendre dans les vieux auteurs français des mots qui sont tombés en désuétude. Il suit en cela G. Tory (1523) et Des Essarts. L’ancienne langue peut être utilisée de deux façons : soit en conservant les mots qui vieillissent, soit en reprenant des mots obsolètes qu’on réintroduit dans l’usage, ce qui est une forme d’emprunt (cf. 6.2).
Emprunt : Les circonstances qui ont déterminé la nécessité de créer des mots nouveaux ont fait de l’emprunt au latin l’un des procédés privilégiés de l’accroissement lexical en moyen français. Les emprunts au latin de mots manquant au fonds héréditaire français débutent dès la restauration des études latines par Charlemagne : de nombreux emprunts de mots dits savants s’effectuent dans les traductions (HLF 1, 293), à partir du XIIIe s., et abondent au XIVe s. où se constitue le vocabulaire savant (scientifique, technique) du français. De même, avec les progrès du français comme langue administrative, de nombreux termes de droit sont empruntés au latin, puis la terminologie religieuse. Enfin, même la langue non-scientifique est touchée par le latinisme, puisqu’on trouve quantité d’emprunts par ex. chez les chroniqueurs de Bourgogne et de Flandre comme Chastellain ou Molinet au XVe s. (HLF 1, 580). C’est donc dans le domaine technique et scientifique que l’on latinise beaucoup (et qu’on héllénise dans une moindre mesure), puisque le français emprunte naturellement aux langues savantes qui traitaient jusqu’alors des domaines dans lesquels il s’implante. Mais le latinisme en vient également à toucher, à partir du XVe s., la langue littéraire.
La langue commune puise à une seconde source d’emprunts : les langues étrangères proches, comme l’occitan et l’espagnol, mais surtout l’italien, les contacts étant nombreux entre la France et l’Italie. On trouve au début du XVIe s. une colonie italienne à Lyon, et en 1533 Catherine de Médicis amène à Paris une petite Italie. L’italianisme devient alors un phénomène de mode à la Cour (HLF 2, 200).
Les écrivains de l’époque ont particulièrement participé à l’esprit du siècle, en prônant le développement du lexique français, trop pauvre à leurs yeux. Les poètes de la Pléïade (notammant Du Bellay et Ronsard) ont théorisé cette pauvreté du lexique, et recommandé le néologisme sans frein. Ils ont revendiqué une liberté absolue pour combler les carences du français, ce qui signifie que tous les moyens sont bons pour enrichir la langue, aussi bien la création proprement dite que l’emprunt. Dans le domaine de l’emprunt, toutes les langues et variétés de langue sont des sources valables où emprunter, et les dialectes du français, ainsi que les parlers gallo-romans en général, sont mis à contribution. G. Straka présente le changement idéologique qui a eu lieu en littérature comme le renversement de la tendance centralisatrice et unificatrice qui s’est faite jour à partir du XIIIe s. :
‘“C’est la doctrine de la liberté individuelle, proclamée par la Renaissance, qui a introduit les premiers régionalismes dans la littérature[133]. Précédemment, depuis plusieurs siècles, les écrivains s’étaient appliqués à suivre l’usage de Paris. Les auteurs du XVIe s., à commencer par Rabelais, se sont au contraire permis d’employer, dans leurs ouvrages, des mots du terroir. On sait ce que Ronsard a dit à ce sujet dans son Abrégé de l’art poétique français : « Tu sauras dextrement choisir et approprier à ton oeuvre les vocables plus significatifs des dialectes de notre France, quand ceux de ta nation ne seront assez propres ne signifians ; ne se faut soucier s’ils sont gascons, poitevins, normans, manceaux, lionnois ou d’autre pays, pourveu qu’ils soyent bons et que proprement ils expriment ce que tu veux dire. » Montaigne se sert de tournures méridionales, quand le français ne lui semble pas pouvoir exprimer la nuance de sa pensée : « C’est aux paroles à servir et à suyvre, et que le Gascon y arrive, si le François n’y peut aller »” (Straka 1981, 40).’Comme le fait remarquer Straka, les poètes de la Pléïade, à partir de 1550, s’inscrivent dans la lignée de Rabelais qui, en très fin observateur des moeurs de son époque, a dans ses oeuvres de fiction représenté les tendances linguistiques du moyen français :
‘“Dans le genre de prose le plus libre, semblait-il, de toute préoccupation technique, Rabelais entassa la plus extraordinaire collection de mots nouveaux qu’homme ait jamais jetée dans un livre. Latin, grec, hébreu même, langues étrangères, argot, patois, il emprunte partout, à toutes mains ; et en même temps il forge noms et mots, compose, pour plaisanter ou sérieusement ; tous les procédés, populaires ou savants, lui sont bons” (HLF 2, 169).’Ce mouvement littéraire et conscient d’emprunt aux parlers locaux (tandis que se poursuit le phénomène d’apparition inconsciente dans les textes de mots régionaux), qui prône le recours au fonds populaire de la langue plutôt que le latinisme, fait apparaître beaucoup de mots régionaux dans les écrits français de l’époque, chaque écrivain empruntant à son terroir natal. Cependant, l’Ouest de la France joue un rôle privilégié dans ce mouvement d’emprunt, comme Dauzat l’a montré :
‘“La continuité littéraire du français, dont la filière parisienne s’accuse de Rutebeuf à Villon pour reprendre avec Malherbe, offre cependant une interruption, ou plutôt une certaine déviation au XVIe s. Le long séjour de la Cour et de la noblesse dans les châteaux de la Loire avait développé un nouveau foyer littéraire qui attira à lui de nombreux auteurs originaires de l’Ouest. L’influence linguistique de la basse Loire est très sensible à cette époque, surtout dans le vocabulaire : le dialectologue qui dépouille le magistral Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle de M. Huguet est frappé du nombre de termes vendômois, tourangeaux, angevins, berrichons qu’il y rencontre, à commencer par l’avette de Ronsard” (Dauzat 1930, 544).’Il est donc reconnu que les écrits littéraires du XVIe s. contiennent une part importante de régionalismes134, qui se retrouvent de fait en nombre dans le dictionnaire d’Huguet, source principale pour le vocabulaire français du XVIe s., et qui a été constitué principalement à partir de sources littéraires135, ce qui a pour conséquence de sur-représenter la part de régionalismes dans la langue de l’époque. Pour F. Brunot, la doctrine d’emprunt aux parlers régionaux a d’ailleurs surtout été une profession de foi, mais n’a pas été tellement appliquée dans les faits :
‘“Chez les écrivains qui gasconisent le plus, la proportion des mots patois est infime” (HLF 2, 181). ’Brunot en relève au plus une trentaine chez Montaigne. Il minimise sans doute le nombre de régionalismes employés pour dire que la langue reste du français à laquelle on mêle des mots d’origine dialectale, et n’est pas un français dialectal lui-même. Guiraud (1963b) estime également que ces emprunts restent modérés (comme Lanusse 1893136 l’avait montré pour le gascon, jouissant pourtant de circonstances favorables depuis l’arrivée d’Henri IV de Navarre et de ses soldats à Paris), bien qu’ils puissent être nombreux chez certains écrivains dialectisants comme Montaigne (son opinion sur cet écrivain contredit celle de Brunot ).
C’est ce changement par rapport à l’ancien français qui justifie le traitement distinct des deux périodes : il y a d’une part le mouvement d’enrichissement de la langue qui fait apparaître de nombreux termes à partir de la deuxième moitié du XIVe s. ; d’autre part, un désir explicite d’enrichir le français à partir d’emprunts de mots régionaux (Dupont 1991, 24-26 ; HLF 2 ; Guiraud 1963b).
Straka veut sans doute parler des premiers régionalismes employés consciemment et intentionnellement, en tant que procédé littéraire. En ancien français, comme nous l’avons vu, il n’est pas rare de trouver des mots régionaux dans les écrits littéraires.
“Les régionalismes fourmillent, on le sait, au XVIe siècle” (Baldinger 1957, 65).
Le projet initial de Huguet était d’étudier uniquement les grands écrivains du XVIe s. (“Préface” à Hu, vol. 1, iv). Il a ensuite ajouté des auteurs qu’il qualifie de “secondaires”, ainsi que des ouvrages techniques comme des traités d’histoire, de religion, de stylistique et de rhétorique, de médecine.
Lanusse (1893), De l'influence du dialecte gascon sur la langue française de la fin du XVe siècle à la seconde moitié du XVIe, Grenoble, xv-470 p.