4.1.2.2.2. Les freins mis à l’évolution et les conséquences pour l’étude du vocabulaire de cette époque

L’accroissement lexical du moyen français, qui semblait sans limites, est pourtant, dans une certaine mesure, retenu par deux types de garde-fous, qui agissent comme censure : l’un est interne à la langue, l’autre consiste en une intervention extérieure.

Il existe un frein naturel à l’enrichissement lexical : entre la créativité de la langue et ce qui constitue le fonds effectivement employé par les locuteurs se situe en effet ce que E. Coseriu137 a appelé la norme, qui consiste d’abord en une norme d’usage, et qui se différencie de la norme puriste qui constitue notre deuxième garde-fou. La norme d’usage sélectionne, à partir de tous les éléments créables par la langue et recueillis dans la parole, ceux qui entrent dans l’usage commun, tandis qu’elle rejette une autre partie des néologismes, qui sont condamnés à rester des créations individuelles, qui peuvent être sans cesse recréés mais ne s’imposent pas dans l’usage.

‘“la norme est un ensemble formalisé de réalisations traditionnelles ; elle comprend ce qui “existe” déjà, ce qui se trouve réalisé dans la tradition linguistique ; le système, par contre, est un ensemble de possibilités de réalisations, il comprend aussi ce qui n’a pas été réalisé mais qui est virtuellement existant, ce qui est “possible”, c’est-à-dire, ce qui peut être créé selon les règles fonctionnelles de la langue” (dans Guiraud 1965, 51-52).’

L’action de la norme d’usage paraît spécialement importante pour le moyen français, puisque sont exacerbés à cette époque les procédés de création du lexique, qui proposent aux locuteurs une quantité de créations individuelles dont il reste à décider si elles entreront dans la langue d’usage de la communauté, ou si elles seront rejetées comme créations idiolectales. C’est là une caractéristique générale du mécanisme de l’évolution des langues : tout changement a une origine individuelle, et toutes les possibilités de changements ne sont pas retenues par la norme. Certains seulement entrent dans l’usage commun, tandis que beaucoup d’autres (la plus grande partie peut-être) demeurent des évolutions avortées :

‘“une élimination s’opère d’elle-même, et parmi les nombreuses créations lancées par l’écrivain, le journaliste, l’orateur, bien peu parviennent à vivre, à s’implanter dans le langage.” (Dauzat 1930, 160.)’

Pour prendre une mesure du tri effectué par la langue-même, on peut se pencher sur le cas des dérivés créés en moyen français : à cette époque en effet, de nombreux suffixes se font concurrence, sans qu’ils soient distingués sémantiquement (Guiraud 1963b, 64 ; Huguet 1935, 98-99). Ainsi, on a de nombreux doublets formés sur le même radical, de suffixe différent mais ayant le même sens. La famille synonymique de lourdeur (dans le sens “lourdeur d’esprit, sottise”) (prise comme ex. par Huguet 1935, 100) se compose ainsi de : lourdauté, lourdeté, lourderie, lourdise, lordie/lourdie, lourdesse. Cependant, tous ces synonymes n’ont pas eu la même vitalité, et beaucoup n’ont été employés qu’une ou deux fois : lourdauté n’est attesté que dans le Dictionnaire français-allemand et allemand-français de L. Hulsius (1596) ; lordie n’a été employé que par Eustache Deschamps, lourdie par Jean Molinet ; lourdesse n’est recensé que dans le Dictionnaire français-latin de Robert Estienne (1552), et dans le dictionnaire de Hulsius (1596) ; lourdeté a été employé par Bernard Palissy et a été recensé uniquement par Hulsius (FEW 5, 466). Seuls lourdise et lourderie ont eu une vitalité générale, le premier ayant été utilisé du XVIe s. jusqu’au début du XVIIIe, le second depuis le début du XVIe jusqu’au début du XXe s., où il a été remplacé par lourdeur (apparu fin XVIIIe). La pléthore lexicale recensée ne reflète donc pas l’usage réel de la langue, puisqu’un certain nombre de créations restent des emplois individuels. Comme le dit Huguet (“Préface” à Hu, vol. 1, xviii), “De ces mots, les uns étaient d’un emploi courant, d’autres n’ont fait que paraître accidentellement chez un ou deux écrivains”. Et ces emplois “accidentels” sont des néologismes écartés par la norme, qui leur en a préfèré d’autres (lourdise et lourderie dans notre exemple).

Ainsi, le dictionnaire du français du XVIe s. d’Huguet, notamment, recense bon nombre de mots qui n’ont eu qu’une existence éphémère : ce sont des néologismes qui sont restés au stade de la création individuelle, et n’ont pas été acceptés par l’usage. Souvent, leur date d’apparition est aussi celle de leur disparition. Le même phénomène a été décrit pour l’anglais (Neuhaus 1971), où, dans l’histoire de cette langue, l’obsolescence des mots a été plus rapide à certaines périodes qu’à d’autres (Neuhaus 1971, 35) : ainsi, de 1640 à 1680 on enregistre une forte mortalité des mots apparus après 1530, dont la plupart a donc eu une diffusion éphémère dans la langue. Neuhaus remarque que pour la plupart des mots qui en l’espace d’une décennie deviennent obsolètes, leur première attestation est également la dernière :

‘“Dans le SOED [Shorter Oxford English Dictionary], l’étiquette obsolète/rare est presque toujours utilisée pour marquer des néologismes malheureux, dont la première attestation est en même temps la dernière. [...] La même convention s’applique aux marques obsolète/archaïque” (Neuhaus 1971, 36)138.’

De nombreux néologismes disparaissent dès leur entrée dans la langue : c’est qu’en fait ils sont restés au niveau de l’idiolecte et n’ont pas pénétré la langue commune.

Le lexique du moyen français contient donc une part assez importante (plus importante qu’à d’autres époques139) de néologismes rejetés par la langue, et qui sont à interpréter comme des tentatives infructueuses de changement. L’épuration effectuée dans le foisonnement lexical par la norme d’usage ne se borne pas aux suffixés synonymes : elle touche plus généralement la concurrence entre mots de formation morphologique différente à partir de la même base et ayant le même sens (ex. compagner/accompagner, emméliorer/améliorer, etc. : Huguet 1935, 98-99), les créations individuelles sans concurrents mais senties comme inutiles (par ex. le matagraboliser de Rabelais), et aussi les emprunts, dont une partie est constituée d’emprunts non nécessaires, faisant double emploi avec des mots du fonds ancien (Huguet 1935, 269).

‘“un mot peut avoir été créé (par dérivation ou composition) ou surtout calqué sur le latin par un écrivain isolé sans qu’il ait été dès lors adopté par la langue ; c’est un fait qui s’est souvent reproduit” (Bloch 1935, 148). ’

Un certain nombre de latinismes non nécessaires, utilisés uniquement par les lettrés, ont ainsi disparu. Beaucoup d’emprunts à l’italien n’ont pas non plus survécu, car limités au langage des pédants (emprunts sous l’effet de la mode). Certains régionalismes sont également éliminés de façon « naturelle » car ils n’avaient pas été employés dans l’espoir d’en généraliser l’emploi en français, mais simplement pour faire couleur locale, et étaient présentés explicitement comme appartenant à l’usage d’un lieu précis140. Cet usage individuel et exceptionnel n’est généralement pas repris et tombe de lui-même en désuétude dans la langue commune. De même, on enregistre l’échec de la tentative de remettre en usage des mots archaïques :

‘“la tentative des archaïsants a complètement avorté. Des mots dont on a voulu prolonger la vie, presque aucun n’a vécu” (HLF 2, 186).’

La norme d’usage élimine donc le “déchet” des néologismes, et seuls les textes témoignent de ces embryons de changements qui ont avorté. Beaucoup de mots attestés en moyen français témoignent donc d’un usage restreint, n’arrivent pas à s’implanter et disparaissent ensuite par une sorte de sélection naturelle, ou simplement parce que le néologisme n’a pas bénéficié de circonstances favorables à son implantation dans la langue.

L’accroissement lexical du moyen français a aussi été limité par une intervention extérieure, qu’on peut appeler la norme puriste. Dès la première moitié du XVIe s., l’enflure lexicale a suscité des réactions : des voix s’élèvent pour réclamer une réglementation de cette évolution sans frein. Une fois de plus on compare le français au modèle latin, et cette comparaison tourne à son désavantage. Une langue aussi instable que le français ne peut se mesurer au latin (position de Charles de Bovelles 1533141, cité par Dupont 1991, 24). On réclame une régulation de la langue, on cherche à la stabiliser et à l’ordonner. Son évolution rapide est vue d’un mauvais oeil par G. Tory :

‘“S’il n’y est ordonné, on trouvera que de cinquante ans en cinquante ans la langue française, pour la plus grande part, sera changée et pervertie. Le langage d’aujourd’hui est changé en mille façons du langage qui était il y a cinquante ans ou environ.” (cité dans Dupont 1991, 23) [semble repris à Claude Longeon, Premiers combats pour la langue française, Livre de Poche 1989]. ’

En clair, on réclame l’établissement d’une grammaire pour la langue, c’est-à-dire d’une norme. Elle viendra au siècle suivant.

Il y a des critiques célèbres de l’emprunt exagéré au XVIe s. : Rabelais, dans le chapitre VI de Pantagruel (1532), livre une parodie des latiniseurs (écumeurs ou regratteurs de latin) en la personne de l’écolier limousin que Pantagruel et ses compagnons rencontrent un soir à Orléans, et qui leur tient ce langage142 : ‘“Seigneur missaire, mon génie n’est point aptenate, à ce que dit ce flagitiose nébulon, pour excorier la cuticule de notre vernacule gallique ; mais viceversement je gnave opère et par vèles et rames je m’énite de le locupléter de la redondance latinicome.”’ (p. 300 dans l’éd. de M. Rat, Verviers, Gérard, « Marabout Géant » n° 2, 1962). Pantagruel, exaspéré par ce langage, malmène l’écolier qui l’implore mais alors en occitan. Rabelais conclut ainsi le chapitre : ‘“après quelques années, il [l’écolier] mourut de la mort de Roland, ce faisant la vengeance divine, et nous démontrant ce que disent le Philosophe et Aulu-Gelle, qu’il nous convient de parler suivant le langage usité, et, comme disait Octavien Auguste, qu’il faut éviter les mots épaves avec la même diligence que les patrons des navires évitent les rochers de mer.”’ (301-302).

Les latiniseurs ne sont pas la seule cible des critiques : en effet, “L’italianisme avait ses écoliers limousins en la personne des courtisans émaillant leurs propos de superlatifs en -issime et d’emprunts” (Chaurand 1972, 65). Les écumeurs d’italien sont attaqués par Jean Lemaire de Belges en 1523 (Concorde des deux langages ; Chaurand 1972 donne la date de 1511 pour cette oeuvre) et Henri Estienne en 1578 (Deux dialogues du nouveau langage françois, italianisé et autrement desguizé).

Ces critiques débouchent au début du XVIIe s. sur une réaction forte contre l’évolution débridée des siècles précédents : on juge la langue trop riche, et des grammairiens vont s’appliquer à l’épurer et à la stabiliser (cf. 2.2.1 et 3.2.1). Tous les procédés utilisés pour enrichir la langue sont réprouvés : “on ne peut ni emprunter ni créer, le régne du néologisme est fini” (HLF 3, 5). On fait la chasse au néologisme, qui est l’ennemi de la stabilité. D’une part on tarit les sources de création ; de l’autre, on élimine un certain nombre de formations héritées des siècles précédents. Ainsi, pour reprendre l’ex. des doublets, une sélection est opérée parmi ceux-ci : soit on en élimine une partie, soit on les différencie stylistiquement ou sémantiquement. L’objectif est d’avoir une langue claire et bien ordonnée.

L’emprunt n’est plus à la mode : le bon usage est celui de la Cour, et l’on tourne en dérision tout ce qui en diffère. La langue des pédants devient objet de moquerie. Quant à l’emprunt “interne à la langue” (fonds ancien, parlers régionaux), il n’en est plus question : les vieux mots sont rejetés d’après la doctrine de la perfection de la langue, qui veut que l’évolution de celle-ci l’amène vers un point de perfection. Ainsi, Deimier considère que

‘“Si l’opinion de Ronsard estoit reçuë, il faudroit remettre en pratique toute la vieille légende des mots dont les anciens François s’exprimoient. Ce qui serait justement aller de mieux en pis, au lieu que despuis cent ans on a veu que d’un lustre à l’autre la langue françoise s’est perfectionnée de mieux en mieux, en s’espurant des mauvaises phrases des anciens, aussi bien que de plusieurs de leurs mots qui n’estoient pas si propres de beaucoup comme ceux qui ont esté introduicts en leur place” (cité dans HLF 3, 96). ’

Les mots provenant des parlers régionaux sont à présent méprisés, et ceux-là mêmes qui avaient prêché l’emprunt aux dialectes reviennent alors sur leurs positions (cf. l’ex. de Vauquelin de la Fresnaye dans HLF 3, 180) : 011

‘“L’âge précédent avait fait au profit du parler de Paris, l’unité de la langue. Désormais, les dialectes vaincus vont être méprisés, et comme la vie littéraire, ainsi que la vie politique, se concentrera à Paris, on se gardera de tout provincialisme, comme d’une tache” ; “Au temps de Vaugelas [...] le provincialisme est un des pires défauts dans lesquels un auteur peut tomber” (HLF 3, 180 et 181). ’

La plupart des mots régionaux employés par les écrivains du XVIe s. ne reparaissent donc pas au XVIIe.

Cette épuration effectuée dans le foisonnement du lexique du moyen français entraîne la caractéristique suivante : le lexique regorge de termes apparus à cette époque et ayant eu une existence éphémère, témoignant d’un mouvement rapide et intensif de la langue. Les attestations relevées à cette période sont donc à envisager à la lumière d’une langue en mouvement, où apparaissent de nombreuses créations éphémères qui disparaissent presque aussitôt. Ces créations peuvent être du registre de l’emprunt (principalement au latin et aux parlers régionaux) ou de la dérivation. Quand on dit qu’un mot appartient ou est connu du moyen français, c’est une formulation très ambiguë. Il convient de préciser d’abord s’il s’agit d’un mot qui était déjà connu en ancien français et qui poursuit son existence en moyen français, ou si c’est un mot créé à cette époque. Dans ce dernier cas, le mot a-t-il survécu en français moderne, ou est-il propre à cette période de la langue ? Pour les mots propres au moyen français, il faut toujours préciser la vitalité qu’ils ont eu dans cette période de la langue, et pour cela souvent la mettre en rapport avec leur origine, dont les trois catégories principales sont : création à partir d’éléments français, emprunt au latin, emprunt aux parlers régionaux.

Si l’on trouve une attestation régionale récente d’un mot « connu du moyen français », il faut donc se méfier avant d’établir un jugement absolu de régionalisation d’un usage ancien, surtout si le mot fait partie de cette classe de termes créés et disparus du XIVe au XVIe s. Le régionalisme peut fort bien s’interpréter d’une part non comme la survivance ininterrompue de ce mot, mais comme sa re-création à partir d’éléments français : par ex., Maladermalader “rendre malade”, formation parallèle à maladier, est attestée en 1557 et 1587, puis dans l’usage régional en Charente-Maritime (Saint-Georges-de-Didonne : “être malade”) dans le deuxième quart du XXe s. Ce verbe est plus vraisemblablement une re-formation du mot à partir de la base malade, que le maintien du mot (avec changement de sens) dont l’usage ne semble absolument pas général en moyen français.

D’autre part, le régionalisme peut être un emprunt aux parlers régionaux, comme l’était déjà le mot du moyen français. C’est le cas, par ex., de mirlicoton [49]Mirlicoton, nom régional du brugnon que l’on emploie dans la Vienne, en Charente et Charente-Maritime, et que Rézeau (1984) présente comme la survivance d’un mot du moyen français d’origine occitane. Le mot (formé à partir du lat. melum et cotoneum “pomme-coing”) est venu, avec le fruit, au XVIe s. d’Espagne en Gascogne où il a été emprunté par les parlers occitans. Il est remonté au nord jusqu’à la Loire, mais s’y est arrêté. Sa vitalité est donc restée limitée à la région sud-ouest. Le caractère régional du mot a été signalé par Ménage (1694) qui indique la forme mirecoutou à Montpellier et mircoton en Anjou. Mirlicoton est qualifié de “terme de jardiniers de Gascogne” par M. de la Quintinye (dans Mén 1750). Toutes les attestations du XVIe et début XVIIe que l’on trouve sont régionales, et témoignent d’une variation phonétique du mot (Henry IV (Gascogne) 1597 millicoton, O. de Serres (Ardèche) mire-couton, etc.), que l’on retrouve en fr. régional actuel (marlicoton, merlicoton) et dans les patois (FEW 2/2, 1606a). Mirlicoton n’est donc pas la survivance d’un mot d’emploi général en moyen français, mais, comme le rectifie lui-même P. Rézeau (1990), un régionalisme d’origine occitane attesté depuis le XVIe s.

La disparition de cette catégorie de mots après la période du moyen français s’explique soit par leur disparition effective de l’usage (le néologisme n’a pas pénétré la langue), soit par le bannissement des mots régionaux à partir du XVIIe siècle : l’emprunt, de nature littéraire, n’a pas non plus pénétré la langue.

‘“Un écrivain aimé du public arrive à faire prendre en gré les mots de sa province, on les rencontre chez lui avec plaisir, mais on serait surpris de les retrouver ailleurs.” (“Préface” à Hu, vol. 1, x.). ’

Le mot, d’origine régionale, a survécu dans son foyer d’origine, mais n’a plus le droit de cité à l’écrit. La distinction entre création infructueuse et emprunt aux parlers régionaux n’est pas toujours facile : A. Henry (1972, 240 suiv.) insiste sur le fait qu’un mot attesté en moyen français ne peut être dit régional que s’il est limité à l’usage d’écrivains originaires d’une même région, mais également à condition qu’on en retrouve la trace dans les parlers modernes. Si l’on n’a que la première condition, il peut en effet s’agir d’une création et non d’un emprunt. Aussi “Tous les particularismes lexicaux ne sont pas des dialectalismes” (Henry 1972, 254).

Il ne faut donc pas se méprendre sur le statut des mots attestés chez les écrivains de cette période, dont beaucoup étaient originaires de l’Ouest : une partie de ces mots sont en fait des mots régionaux (parfois employés dans le but d’en faire des mots du français commun, bien souvent employés uniquement comme procédé stylistique) qui, empruntés par des écrivains, ont eu en français une vitalité uniquement littéraire. “L’influence linguistique de la basse Loire” dont parle Dauzat (1930, 544) a en fait été bien moins importante sur la langue commune car l’emploi de ces mots ne s’est pas répandu en-dehors de la langue littéraire143. Comme l’avait dit Dauzat trois ans plus tôt :

‘“plus d’un mot qu’on nous donne comme du vieux français chez les auteurs de cette époque [XVIe s.], est en réalité du français dialectal, telle l’avette de Ronsard, qui vit toujours entre la Loire et le Maine et qui n’a jamais été un mot d’Ile-de-France.” (1927, 87.)’

Il ne faut donc pas considérer que tout ce que l’on trouve dans les dictionnaires se rapportant au moyen français constitue du français sans restriction. Beaucoup de mots employés par de grands écrivains ont une marque régionale, et la mention “moyen français” employée notamment par le FEW, demande dans de nombreux cas à être précisée par un indicateur géographique. Heureusement, les écrivains de cette époque ont bénéficié d’une attention particulière et les influences régionales qui ont joué sur leur vocabulaire sont bien connues144. Ce n’est pas parce que l’on trouve un antécédent en moyen français à un régionalisme, qu’il s’agit là de la survivance régionale d’un mot autrefois d’usage général. Pour un certain nombre de régionalismes dont on nous dit qu’ils sont “connus du moyen français”, il serait certainement plus intéressant d’utiliser ces attestations pour dater l’apparition des régionalismes, plutôt que de s’en servir comme étymons. Il faut éviter de créer une situation paradoxale, où la recherche sur les variations régionales du français contemporain manquerait de repérer les variations régionales des stades anciens de la langue. L’étude lexicale, même historique, doit se faire dans le cadre variationniste, et prendre en compte l’aspect géographique des stades antérieurs de la langue, tout comme on le prend en compte dans le cadre du français contemporain.

Notes
137.

Coseriu, Eugenio (1952), Sistema, norma y habla, Montevideo.

138.

“In the SOED [Shorter Oxford English Dictionary] the label obsolete/rare is nearly always used to mark unsuccessful neologisms, whose first quotation is at the same time their last one. [...] Similar conventions apply to the obsolete/archaic label” (Neuhaus 1971, 36).

139.

“malgré sa fécondité, le moyen français reste [...] une langue fluente, vacillante, dont l’usage n’est pas encore fixé. C’est là son trait essentiel” (Guiraud 1963b, 48).

140.

“Si Des Périers et Rabelais eussent pensé jeter dans le trésor commun des mots comme caudelée, esclos, ils ne les auraient pas présentés comme ils l’ont fait : « C’est une façon de bouillie, et l’ay ouy nommer (en Beausse) de la caudelee ». «Ie veis qu’elle deschaussa un de ses esclos (nous les nommons sabotz) »” (HLF 2, 178).

141.

Bovelles, Charles de (1533), Liber de differentia vulgarium linguarum et Gallici sermonis varietate.

142.

Rabelais s’est d’ailleurs ici inspiré de G. Tory (1529) : Chaurand (1972, 65) et Dupont (1991, 23).

143.

Les régionalismes que l’on peut glaner chez les auteurs de cette période ne se cantonnent d’ailleurs pas à ce domaine linguistique : cf. pour la Savoie Désormaux (1934).

144.

Le travail sur les régionalismes employés par des écrivains a été entrepris pour un certain nombre d’auteurs, mais beaucoup reste encore à faire en ce domaine. Un travail de synthèse sur le sujet serait très profitable aux chercheurs dans le domaine du français régional.