4.2. Le français moderne : la norme et les dictionnaires

En conséquence de la rigueur puriste qui s’est mise en place à partir du début du XVIIe s., et de la tendance à l’unification de la langue, les mots régionaux utilisés en littérature aux siècles précédents disparaissent en masse de l’écrit, et principalement des écrits littéraires. Les attestations régionales ne réapparaîtront de façon significative qu’à partir du XIXe s., dans les dictionnaires de parlers régionaux145, dans des dictionnaires généraux (Littré et Larousse, notamment, leur font une large place) et en littérature, à la faveur du romantisme et du renouveau d’intérêt pour les parlers populaires.

L’apparition des dictionnaires de français (en 1539, avec Robert Estienne) introduit une autre source de confusion dans ce que l’on doit considérer comme « survivance de l’ancienne langue », et qui est due à la technique de confection de ces ouvrages. Si, surtout dans les débuts de la lexicographie, tout l’usage de l’époque n’est pas représenté (car les lexicographes n’ont qu’une connaisssance incomplète de la langue qu’ils décrivent146), en revanche parmi la nomenclature figurent dès l’abord des régionalismes147 : ainsi, Nicot (1606, 1621), qui était Nîmois, a fait figurer des régionalismes dans son dictionnaire, soit explicitement (par ex. besson, n. m. : “Ce mot est fréquent aux Languedoc, Provençal & pays adjacens (...). Le Français use plus ordinairement de Jumeau”) soit de façon inconsciente, par ex. lancs, occitanisme, dans la définition de Eslancer v. “Est saillir avec lancs & allongissement du corps” (cf. Roques 1988, 240).

L’inventaire de la langue générale est donc incomplet, et déborde sur celui du lexique régional148. Aux débuts de la lexicographie, se pose le même problème que pour l’étude des stades antérieurs de la langue : celui de l’indication de la vitalité des termes alors inclus dans les nomenclatures. Souvent, il n’y en a pas, ce qui ne veut pas dire pour autant que tous les termes soient d’usage général. Ainsi, Nicot (1606) a conservé dans sa nomenclature beaucoup de mots devenus vieux au XVIIe s. (HLF 3, 90). On « oublie » parfois d’indiquer que tel mot est régional, vieux, populaire, etc. Depuis quatre siècles, la lexicographie a fait d’énormes progrès en ce qui concerne les marques d’usage attribuées aux mots recensés. L’apparition des dictionnaires de français constitue un progrès pour l’étude des stades anciens de la langue, puisqu’ils se substituent aux attestations qu’il faut interpréter en termes de vitalité. Le dictionnaire, témoin de son époque, doit nous fournir sans ambiguïté la vitalité des termes, et permettre de décider immédiatement s’ils ont ou non appartenu à la langue générale. Cependant, même les dictionnaires s’avèrent ne pas être entièrement fiables, et il faut parfois se montrer prudent envers leur témoignage car il arrive encore que des erreurs surviennent quant à la vitalité attribuée à tel ou tel mot. Les études sur la lexicographie ont attiré l’attention sur les points suivants :

Notes
145.

non seulement dans les recueils de « provincialismes » mais aussi dans les dictionnaires patois, où ils peuvent apparaître comme vedettes ou dans les définitions, cf. Höfler (1989, 126-129).

146.

Aujourd’hui encore, des termes d’emploi général et courant sont encore absents des dictionnaires : “il y a des mots français pratiquement inconnus des dictionnaires”, (Straka 1977a, 230). Par ex., le n. f. tapette (à souris) “piège” n’a été recensé que par GDEL, et repris par TLF, qui n’a aucune attestation à citer, et se trouve incapable d’en dater l’apparition (ø rubrique étymologique).

147.

“On trouve [...] des régionalismes dans tous les dictionnaires français depuis le XVIe siècle”, (Baldinger 1961, 155 n. 3).

148.

Ces carences sont encore présentes au XIXe s. : “Si les lexicologues du début du XIXe s. oublient des mots bien vivants, ils accueillent des vocables désuets ou des termes locaux” (HLF 12, 545), et même au XXe, cf. note 31.

149.

Cressot, Marcel (1938), La phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans, Paris, Droz, xiii-604 p. ; Butler, Anthony S. G. (1962), Les parlers dialectaux et populaires dans l’oeuvre de Guy de Maupassant, Genève, Droz, 204 p.

150.

A ce sujet, cf. l’article de K. Baldinger (1951), “Autour du « FEW ». Considérations critiques sur les dictionnaires français. Aalma 1380 — Larousse 1949”, Revista Portuguesa de Filologia 4, p. 342-373 ; Baldinger (1961, 157) : “les dictionnaires français ont enregistré des termes régionaux sans indiquer leur provenance, de Cotgr 1611, jusqu’au Lar 1949” ; Baldinger (1966, 74-75) ; Straka (1977a, 230) ; Gebhardt (1974, 185) ; BDP, p. 49 et 217.

151.

Cotgrave, Randle (1611), A Dictionarie of the French and English Tongues, London : “Cotgrave a puisé dans des textes régionaux de la France entière” (Baldinger 1957, 69).

152.

Monet, le P. (1620), Abrégé du parallèle des langues françoise et latine, Lyon ; nouvelle édition en 1636 ; (1635), Invantaire des deus langues françoise et latine, Lyon : ses régionalismes proviennent de Savoie, d’après Baldinger (1957, 69), Gebhardt (1974, 185) et le Beiheft du FEW (1929, 73b).

153.

Pomey, F. (1664), Le dictionnaire royal des langues françoise et latine, Lyon ; (1671), Le dictionnaire royal augmenté, Lyon ; (1700), Le grand dictionnaire royal, Francfort : ses régionalismes proviennent de la région de Lyon d’après Baldinger (1957, 69) et Gebhardt (1974, 185).

154.

Boiste, Pierre-Claude-Victoire, Dictionnaire universel de la langue française, Paris.

155.

Le XIXe s. est riche en attestations régionales, puisque sous l’effet du romantisme on s’intéresse aux parlers populaires, dont le vocabulaire pénètre à la fois la littérature (beaucoup de « grands écrivains » comme Balzac, Flaubert, Maupassant, etc., utilisent des régionalismes) et les dictionnaires.

156.

Galet, Pierre (1988), Précis de viticulture, 5e éd., Montpellier.