En conséquence de la rigueur puriste qui s’est mise en place à partir du début du XVIIe s., et de la tendance à l’unification de la langue, les mots régionaux utilisés en littérature aux siècles précédents disparaissent en masse de l’écrit, et principalement des écrits littéraires. Les attestations régionales ne réapparaîtront de façon significative qu’à partir du XIXe s., dans les dictionnaires de parlers régionaux145, dans des dictionnaires généraux (Littré et Larousse, notamment, leur font une large place) et en littérature, à la faveur du romantisme et du renouveau d’intérêt pour les parlers populaires.
L’apparition des dictionnaires de français (en 1539, avec Robert Estienne) introduit une autre source de confusion dans ce que l’on doit considérer comme « survivance de l’ancienne langue », et qui est due à la technique de confection de ces ouvrages. Si, surtout dans les débuts de la lexicographie, tout l’usage de l’époque n’est pas représenté (car les lexicographes n’ont qu’une connaisssance incomplète de la langue qu’ils décrivent146), en revanche parmi la nomenclature figurent dès l’abord des régionalismes147 : ainsi, Nicot (1606, 1621), qui était Nîmois, a fait figurer des régionalismes dans son dictionnaire, soit explicitement (par ex. besson, n. m. : “Ce mot est fréquent aux Languedoc, Provençal & pays adjacens (...). Le Français use plus ordinairement de Jumeau”) soit de façon inconsciente, par ex. lancs, occitanisme, dans la définition de Eslancer v. “Est saillir avec lancs & allongissement du corps” (cf. Roques 1988, 240).
L’inventaire de la langue générale est donc incomplet, et déborde sur celui du lexique régional148. Aux débuts de la lexicographie, se pose le même problème que pour l’étude des stades antérieurs de la langue : celui de l’indication de la vitalité des termes alors inclus dans les nomenclatures. Souvent, il n’y en a pas, ce qui ne veut pas dire pour autant que tous les termes soient d’usage général. Ainsi, Nicot (1606) a conservé dans sa nomenclature beaucoup de mots devenus vieux au XVIIe s. (HLF 3, 90). On « oublie » parfois d’indiquer que tel mot est régional, vieux, populaire, etc. Depuis quatre siècles, la lexicographie a fait d’énormes progrès en ce qui concerne les marques d’usage attribuées aux mots recensés. L’apparition des dictionnaires de français constitue un progrès pour l’étude des stades anciens de la langue, puisqu’ils se substituent aux attestations qu’il faut interpréter en termes de vitalité. Le dictionnaire, témoin de son époque, doit nous fournir sans ambiguïté la vitalité des termes, et permettre de décider immédiatement s’ils ont ou non appartenu à la langue générale. Cependant, même les dictionnaires s’avèrent ne pas être entièrement fiables, et il faut parfois se montrer prudent envers leur témoignage car il arrive encore que des erreurs surviennent quant à la vitalité attribuée à tel ou tel mot. Les études sur la lexicographie ont attiré l’attention sur les points suivants :
Il faut se méfier de l’importance accordée aux « grands écrivains » dans l’élaboration de la norme française. En raison de la valeur littéraire que l’on attribue aux auteurs reconnus, on a tendance à considérer tout mot qu’ils ont employé comme d’usage général. On a vu que si l’on suit ce raisonnement dans le cas de Rabelais en particulier, mais aussi pour la majorité des grands auteurs du XVIe s., on s’expose à commettre de graves erreurs d’analyse. Car même les « bons » auteurs ont employé des mots d’usage non général, qu’ils soient mots littéraires, créations ou régionalismes (cf. par ex. les études réalisées sur le lexique de Huysmans par Cressot, ou celui de Maupassant par Butler149). Si tout mot employé par un auteur à qui l’on a attribué un haut statut littéraire est derechef considéré comme d’usage général, il n’est pas étonnant que l’on puisse trouver des survivances régionales de ce mot (qui était en fait un régionalisme, même chez cet auteur). Le traitement lexicographique d’étrenne “pourboire” [113]étrenne peut illustrer ce cas : dans ce sens, ce mot, attesté à Lyon, dans la Loire (le Pilat), en Isère (Villeneuve-de-Marc), et à Toulouse (“en voie d’extinction”) est considéré comme “vieux ou régional” par Rob 1985. Ce dictionnaire se base sur un emploi, dans la première moitié du XIXe s., de Stendhal (auquel remonte la première attestation, en 1835) pour considérer étrenne “pourboire” comme une survivance régionale d’un sens autrefois employé en français commun. Or, dans son édition antérieure, Rob 1954 considérait étrenne comme un régionalisme, que l’on trouve attesté chez Stendhal : “é trenne se dit dans certaines provinces pour désigner le pourboire ”. Il semble que cette position était la bonne : en effet, Stendhal est l’un des seuls auteurs fournissant des attestations de ce sens (et le seul auteur dans le corpus de Rob). Or, ce Grenoblois est connu pour avoir employé d’autres régionalismes, notamment vogue. Le TLF a relevé un emploi d’étrenne chez J. de Pesquidoux en 1932, et de fait considère “pourboire” comme un sens usuel, non marqué : mais Pesquidoux est l’auteur de nombreux romans régionalistes sur la Gascogne. Les rares attestations écrites d’étrenne “pourboire” sont donc fortement suspectes de régionalisme, et ne suffisent pas pour considérer ce sens comme usuel (ou l’ayant été) en français commun. Il faut interpréter les données comme suit : Stendhal fournit la première attestation littéraire d’un sens régional, et qui l’a toujours été (d’après Séguy 1951, ce sens est signalé comme gasconisme dès 1802 par Villa). Rob 1985 a donc été mal inspiré de réinterpréter les données de Rob 1954 : il s’agit d’un régionalisme attesté depuis le début du XIXe s., et non de la survivance régionale d’un sens disparu en français commun.
Depuis en particulier les études de K. Baldinger (1957, 1961, 1966), on sait que les dictionnaires connaissent des déficiences pour estimer la vitalité des termes qu’ils recensent (cf. déjà l’ex. d’étrenne ci-dessus). En particulier, certains mots introduits dans les dictionnaires peuvent avoir dès le départ été des régionalismes, mais non marqués comme tels.
‘“Pour savoir si un mot est vivant dans la langue littéraire [= français commun], on peut consulter les dictionaires contemporains, de Palsgrave aux Larousses. Seulement, leur témoignage souvent est trompeur. Ils nous présentent comme français des termes régionaux sans les indiquer comme tels. Pomey les apporte de Lyon, Monet de la Savoie ; Cotgrave a puisé dans des textes régionaux de la France entière. S’ils ne donnent pas de commentaire, il n’y a que les textes eux-mêmes qui peuvent nous rassurer.” (Baldinger 1957, 68-69.)150
’
Parmi les dictionnaires qui incluent volontiers des régionalismes, certains les marquent explicitement (par ex. Ménage, Furetière, Trévoux, Littré : Baldinger 1966, 75), tandis que d’autres sont caractéristiques par leur “oubli” des marques régionales : les plus connus sont Cotgrave (1611)151, Monet (1620), (1635), (1636)152, Pomey (1664), (1671), (1700)153, et Larousse (depuis le Larousse du XIXe s.). Par ex., la locution régionale à la piquette du jour “à l’aurore” [15]Piquette, employée notamment en Artois et dans les Flandres (se lever à la piquette du jour), est recensée pour la première fois dans la lexicographie générale dans Lar 1874. Ce dictionnaire l’a relevée chez Hippolyte Castille (1820-1886), et la qualifie de “populaire”. En fait, la locution n’a jamais appartenu au français commun : il s’agit d’un régionalisme (Hippolyte Castille était originaire du Pas-de-Calais), identifié comme tel par TLF, qui en date l’apparition en 1850 chez Sand.
Un des facteurs qui contribuent à perpétuer dans les dictionnaires des régionalismes cachés est dû à la technique de confection de ces ouvrages, et surtout à la pratique très ancienne du piratage des données d’ouvrages antérieurs. En effet, dès les XVIe-XVIIe s., les lexicographes ont la fâcheuse manie de recopier des ouvrages antérieurs pour en faire de nouveaux : “le plagiat est la règle” (Matoré 1968, 67). Pour faire un dictionnaire, on se contente souvent de reprendre les données d’un ouvrage antérieur, que l’on n’a bien évidemment pas vérifiées, et qui sont ainsi colportées au cours du temps sans que l’on sache réellement à quoi elles correspondent. Roques (1988, 239) a ainsi montré le sort de certains mots de dictionnaires : par ex., le n. f. lampette, création scientifique de Lamarck (1778) pour fournir un équivalent au genre lychnis qui inclut la nielle des prés et la fleur de coucou, est passé dans les dictionnaires du début XIXe comme “nom vulgaire” de la primevère et de la nielle (par ex. dans Besch 1845 et Lar 1873). L’erreur s’est répercutée dans les dictionnaires successifs qui ont recopié le mot sans en savoir plus à son sujet. Déjà au début du XVIIe, le P. Monet s’insurge contre les “regratteurs de livres qui s’amusent importunément à refourbir la besogne d’autrui, pour accrocher quelque lippée de la main d’un libraire abusé, et prendre occasion de marquer leurs noms sur l’ouvrage qu’ils ont gâté en qualité d’additionnants réformateurs” (cité dans Matoré 1968, 67).
Ce phénomène est particulièrement important au XIXe s., où les dictionnaires cherchent à recenser toute la connaissance humaine dans un dictionnaire universel, qui avec Larousse se veut à la fois dictionnaire et encyclopédie : “Larousse adoptait l’idée de Condillac que, pour penser, il faut disposer d’un vocabulaire abondant” (Matoré 1968, 126). Dans cet esprit, on se met dès le début du siècle à compiler des recueils les plus extensifs possibles du français, qui enfleront d’édition en édition pour culminer avec le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de P. Larousse en 17 volumes (20 700 pages). A partir de Boiste (1800)154, qui est une compilation à partir des dictionnaires antérieurs (Cotgrave, Richelet, Trévoux, Féraud, De Wailly, etc. : Saint-Gérand 1986, 123) commence une course au gigantisme de la nomenclature, comme en témoignent les sous-titres de ces ouvrages : le Dictionnaire général de la langue française de F. Raymond (1832) se vante de contenir “dix mille mots et quinze mille acceptions (tous précédés d’une croix) de plus que Boiste, Gattel, Laveaux, etc.” ; le Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français, de Napoléon Landais (1834), s’annonce comme un “Extrait et complément de tous les dictionnaires les plus célèbres”. La quantité de mots recensés prime vite sur la qualité de leur traitement. Où sont pris ces mots ?
‘“Le Dictionnaire universel’
‘, ou ’
‘général’
‘, avait la prétention de fournir à ses acheteurs tous les mots de la langue française, et même, semble-t-il, tous les mots, français ou étrangers, qu’un lecteur pouvait être amené à rencontrer dans un livre imprimé, quel qu’il fût. A l’exemple du ’
‘Trévoux’
‘ (qui est un dictionnaire encyclopédique), il se fit une véritable chasse aux mots rares, aux mots techniques, aux mots anciens, aux mots étrangers : chaque édition annonce des milliers de mots ou d’acceptions nouvelles, chaque auteur enchérit sur ses prédécesseurs ; à force d’accumuler des termes inusités, barbares et même fantaisistes, les dictionnaires universels arrivent à aligner près de 150. 000 mots.”’ (HLF 12, 542.)
Les dictionnaires incluent des mots qu’ils puisent dans tous les domaines : néologismes, mots techniques, mots populaires, régionalismes, mots de langues étrangères, etc. Par ex., De Wailly (Nouveau vocabulaire français, Paris, 1790) répertorie aurillas “se dit des chevaux qui ont de grandes oreilles” ; Nodier (8e éd. du dictionnaire de Boiste, Paris, 1834) rectifie : “En Languedoc et en patois” (HLF 12, 545). On récupère ainsi toutes sortes de mots, sans avoir le temps de préciser leurs conditions d’emploi. Pour faire vrai, on serait même allé jusqu’à fabriquer des exemples où l’on insère les mots-vedettes et que l’on attribue à de grands auteurs : c’est ce que fait Jacques Vingtras, le héros du Bachelier de Jules Vallès (HLF 12, 568) ; comme les exemples ne sont pas référencés (c’est Littré qui a introduit cette pratique), ils sont invérifiables. Ainsi,
‘“Les citations de Larousse ne sont malheureusement accompagnées d’aucune référence ; [...] ce système [...] suscite chez le lecteur une certaine méfiance : on peut se demander, en effet, si l’exemple est cité exactement, s’il appartient bien à l’auteur mentionné et même s’il n’a pas été inventé par un collaborateur peu scrupuleux !” (Matoré 1968, 126-127).’
De nombreux régionalismes155 sont alors recensés sans être marqués comme tels (ils sont souvent dissimulés sous des étiquettes comme “nom vulgaire de”, “nom donné à” dans Larousse XIXe : Roques 1988, 241), et ont l’air d’être du français commun. Pour G. Roques (1988, 244), cette absence de marque témoigne de “la répugnance que manifestent les dictionnaires à souligner et préciser géographiquement le caractère dialectal d’un mot”. Cette “répugnance” est sans doute bien souvent motivée par le désir d’augmenter la nomenclature avec des mots bien français, de bon aloi, et n’apparaissant pas comme régionaux à une époque où, si la recherche des traditions populaires est en vogue, la norme reste tout de même puriste et fermée aux régionalismes, souvent considérés comme des « fautes de langage » (cf. les dictionnaires correctifs de l’époque, annexe 1). D’autre part, il est probable que de nombreux lexicographes auraient été bien incapables de préciser de quelle région provenait tel mot de leur nomenclature : soit ils ont préféré ne pas indiquer le caractère régional, soit ils l’ignoraient eux-mêmes tout bonnement.
Ch. Bruneau juge assez durement les compilateurs du XIXe s. Pour lui, Boiste est “Essentiellement mauvais dans sa conception” (HLF 12, 547) ; le dictionnaire de Bescherelle “ne présente aucun intérêt pour l’historien” (567) ; il parle d’une “pullulation d’ouvrages médiocres” (578). En réalité, leur richesse en fait une source très intéressante pour l’étude des régionalismes, mais il faut se méfier de leurs indications et bien souvent les réinterpréter. Au XXe s. ont disparu ces ouvrages monumentaux (seul Larousse subsiste encore) et les dictionnaires ont réduit le nombre de termes régionaux traités. Ceux qui subsistent ou qui ont été introduits obéissent à deux critères : ils sont inclus dans les nomenclatures d’après l’intérêt de leur référent (réalités régionales) et non du signe-même (Boulanger 1986, 66) ; d’autre part, ils doivent être documentés par des attestations écrites (notamment pour Robert et TLF : Roques 1988, 238-239). La suppression de bon nombre de termes des nomenclatures des dictionnaires au XXe s. ne signifie donc pas forcément que ces mots ont pour autant disparu de la langue : d’une part on a renoncé à vouloir faire figurer dans un seul ouvrage tous les mots contenus dans le lexique, car les terminologies scientifiques sont quasiment infinies. Ainsi, bon nombre de termes techniques trop spécialisés ne figurent plus dans les dictionnaires généraux, et il faut aller les chercher dans des lexiques spécialisés (cf. “Préface” du TLF, vol. 1, xxvi). D’autre part, beaucoup de régionalismes, indiqués comme tels par les dictionnaires antérieurs ou apparaissant comme régionalismes cachés, ont été supprimés des nomenclatures et sont aujourd’hui répertoriés dans les dictionnaires régionaux. Il convient donc de se méfier lorsque l’on retrouve un terme considéré comme régional dans un dictionnaire antérieur au XXe s., alors qu’il est absent des dictionnaires généraux actuels. Il peut s’agir d’un terme technique que la lexicographie générale a renoncé à répertorier (et dans ce cas, le terme a été à tort considéré comme régional parce qu’absent des dictionnaires généraux), ou d’un terme régional qui, accepté par les lexicographes antérieurs (soit parce qu’ils ignoraient qu’il était régional, soit parce qu’ils étaient accueillants envers les mots régionaux), a été supprimé des nomenclatures actuelles des dictionnaires généraux. Ce n’est pas parce qu’un mot a été relevé dans un dictionnaire français d’une époque antérieure, et qu’il est aujourd’hui absent de la lexicographie générale, tandis qu’il est attesté comme vivant régionalement, qu’il est de ce fait la survivance d’un mot français disparu de l’usage général. L’ex. suivant, qui concerne à la fois lexique régional, technique, et lexicographie ancienne, illustre la complexité du problème : le n. m. cuvage [137]Cuvage employé dans les vignobles du Beaujolais, de la Loire et du Puy-de-Dôme pour désigner le “local où se trouvent les cuves et le pressoir”, est apparu dans la lexicographie générale comme terme technique au XVIIIe s. (Trév 1743). Il est véhiculé dans Land 1835, Besch 1850, Lach 1865, Li, Lar 1869, DG, Lar 1900, et jusqu’à Rob 1985, qui considère le terme comme usuel et vivant. Mais le TLF, ayant relevé le terme dans Fén 1970, mais n’ayant d’autre part trouvé aucune attestation témoignant de sa vitalité dans sa documentation, marque le mot comme “vieux”. Comme il est d’autre part très vivant dans les vignobles du Beaujolais, du Forez, et de la Basse-Auvergne, on pourrait sur la foi des dictionnaires généraux, conclure soit qu’il s’agit d’un mot (technique) usuel en français commun (et donc le faire disparaître des relevés de régionalismes), soit qu’il s’agit d’un mot archaïque en français commun, mais préservé dans une aire restreinte (si l’on suit TLF). En fait, il s’agit d’un régionalisme attesté depuis la fin du XVIe s. en Auvergne, mais que la lexicographie générale a considéré à tort comme un mot dd’usage général (Trév 1743 l’a inclus d’après un emploi des Lois civiles de Domat, qui est en fait originaire de Clermont-Ferrand), et que le TLF a commis l’erreur de considérer comme vieux : “TLF témoigne éloquemment de l’agonie lexicographique d’un mot de dictionnaire” (Chambon 1994b, 28).
Inversement, certains régionalismes explicitement indiqués à l’origine peuvent au cours de la transmission lexicographique perdre leur marque et apparaître comme du lexique général. Taille “corsage” [142]Taille, employé en Saône-et-Loire, dans la Loire (Poncins, le Pilat), en Isère (Villeneuve-de-Marc, La Mure, Vourey), fournit un exemple de disparition de la marque régionale lors du passage d’un dictionnaire à un autre : ce sens de taille, apparu en 1842 chez Balzac (écrivain connu pour avoir employé des régionalismes : Lecoy 1972, 61), est signalé comme régional dès 1872 (par Li : “Nom donné, dans quelques provinces, au corsage, en parlant de robes de femmes”), mais est véhiculé sans marque dans la série des Larousse (à partir de Lar 1875, qui cite Balzac), de sorte que TLF, d’après le témoignage des dictionnaires des XIXe et XXe s., l’inclut dans sa nomenclature sans marque autre que “vieilli”, et qu’il est considéré comme “vieux ou dialectal” par Rob 1964. Il est en fait un régionalisme caché de la lexicographie (qui a fait disparaître la marque régionale), mais qui, privé d’attestations modernes, et repéré dans des relevés régionaux ainsi que dans les patois, est interprété par les lexicographes comme “vieux ou dialectal”, alors qu’il est dès l’origine un régionalisme, qui a été employé par un auteur reconnu, Balzac.
On a déjà signalé que le FEW avait tendance à ne pas marquer le caractère régional de certaines attestations en ancien et moyen français. On peut également le prendre en défaut pour la période du français moderne : dans certains cas, il fait sauter l’indication régionale d’un mot, et le fait alors apparaître comme du français commun. On trouve ce cas, dans le domaine de la vigne, pour corne n. f. [186]Corne “branche mère des ceps de vigne”, qui est indiqué par FEW (2/2, 1195b) sans restriction avec la seule mention “(depuis Lar 1869)”. Or, si l’on se reporte à Lar 1869, on trouve l’indication suivante : “Vitic. Nom donné, dans quelques vignobles, aux branches mères des ceps” (c’est moi qui souligne). La restriction “dans quelques vignobles” est également mentionnée dans Lar 1900 et Lar 1928. Le FEW présente donc comme français commun un terme qui n’est utilisé que dans le français de la région lyonnaise (il est employé en Saône-et-Loire (Mâcon), dans le Beaujolais, et la Loire (côtes du Forez, Rive-de-Gier, le Pilat)). Le terme est signalé comme régionalisme dans Galet (1988, 367)156, comme l’avait justement dit Larousse à ses débuts.
Roques (1988) fournit plusieurs exemples de mots dont la première définition dans un dictionnaire souligne le caractère régional, tandis que les définitions postérieures font disparaître l’indication régionale et font passer le mot pour du français commun : ex. lise n. f. “nom donné dans la baie du Mont-Saint-Michel, à la boue des chemins, et spécialement aux sables mouvants” chez Littré, devient “sable mouvant” sans mention dans Rob 1959 (Roques 1988, 244). Plusieurs régionalismes spécifiés comme tels par Littré (lapiner, loupeur, lait-battu, luzette, etc.) ont été repris dans les dictionnaires ultérieurs sans mention (238). Une autre preuve du copiage dans les dictionnaires est que certaines définitions sont modifiées d’un dictionnaire à l’autre, mais ces modifications sont des erreurs : par ex. Besch 1845 reprend lioube à Willaumez (Nouveau dictionnaire de marine, Paris, 1820) et fait du mot féminin un masculin.
non seulement dans les recueils de « provincialismes » mais aussi dans les dictionnaires patois, où ils peuvent apparaître comme vedettes ou dans les définitions, cf. Höfler (1989, 126-129).
Aujourd’hui encore, des termes d’emploi général et courant sont encore absents des dictionnaires : “il y a des mots français pratiquement inconnus des dictionnaires”, (Straka 1977a, 230). Par ex., le n. f. tapette (à souris) “piège” n’a été recensé que par GDEL, et repris par TLF, qui n’a aucune attestation à citer, et se trouve incapable d’en dater l’apparition (ø rubrique étymologique).
“On trouve [...] des régionalismes dans tous les dictionnaires français depuis le XVIe siècle”, (Baldinger 1961, 155 n. 3).
Ces carences sont encore présentes au XIXe s. : “Si les lexicologues du début du XIXe s. oublient des mots bien vivants, ils accueillent des vocables désuets ou des termes locaux” (HLF 12, 545), et même au XXe, cf. note 31.
Cressot, Marcel (1938), La phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans, Paris, Droz, xiii-604 p. ; Butler, Anthony S. G. (1962), Les parlers dialectaux et populaires dans l’oeuvre de Guy de Maupassant, Genève, Droz, 204 p.
A ce sujet, cf. l’article de K. Baldinger (1951), “Autour du « FEW ». Considérations critiques sur les dictionnaires français. Aalma 1380 — Larousse 1949”, Revista Portuguesa de Filologia 4, p. 342-373 ; Baldinger (1961, 157) : “les dictionnaires français ont enregistré des termes régionaux sans indiquer leur provenance, de Cotgr 1611, jusqu’au Lar 1949” ; Baldinger (1966, 74-75) ; Straka (1977a, 230) ; Gebhardt (1974, 185) ; BDP, p. 49 et 217.
Cotgrave, Randle (1611), A Dictionarie of the French and English Tongues, London : “Cotgrave a puisé dans des textes régionaux de la France entière” (Baldinger 1957, 69).
Monet, le P. (1620), Abrégé du parallèle des langues françoise et latine, Lyon ; nouvelle édition en 1636 ; (1635), Invantaire des deus langues françoise et latine, Lyon : ses régionalismes proviennent de Savoie, d’après Baldinger (1957, 69), Gebhardt (1974, 185) et le Beiheft du FEW (1929, 73b).
Pomey, F. (1664), Le dictionnaire royal des langues françoise et latine, Lyon ; (1671), Le dictionnaire royal augmenté, Lyon ; (1700), Le grand dictionnaire royal, Francfort : ses régionalismes proviennent de la région de Lyon d’après Baldinger (1957, 69) et Gebhardt (1974, 185).
Boiste, Pierre-Claude-Victoire, Dictionnaire universel de la langue française, Paris.
Le XIXe s. est riche en attestations régionales, puisque sous l’effet du romantisme on s’intéresse aux parlers populaires, dont le vocabulaire pénètre à la fois la littérature (beaucoup de « grands écrivains » comme Balzac, Flaubert, Maupassant, etc., utilisent des régionalismes) et les dictionnaires.
Galet, Pierre (1988), Précis de viticulture, 5e éd., Montpellier.