4.3.1. Régionalismes pour lesquels on possède des attestations anciennes

Cette première catégorie regroupe les régionalismes correspondant à des mots attestés à des stades antérieurs du français, et considérés comme archaïques en français commun à l’époque où ces mêmes mots sont signalés comme régionalismes. Or, les attestations anciennes révèlent un usage déjà régional, de sorte que le régionalisme n’est pas la survivance d’un mot archaïque du français commun, mais le maintien d’un terme qui a toujours été régional. Chambon (1994a), dans son compte-rendu de l’édition critique des Mots lyonnois de G.-J. Du Pineau (Vurpas 1991), avait isolé une telle catégorie, que nous baptisons fausses survivances régionales (et qui se distinguent des régionalismes étant de « véritables » survivances du français commun) :

‘“La présentation des faits laisse souvent l’impression qu’on part d’un mot du français général au moyen-âge pour aboutir à un régionalisme dont l’aire se serait drastiquement et subitement restreinte, alors qu’il s’agit dans bien des cas de mots qui pssèdent déjà un caractère régional en ancien et moyen français (il y a là, probablement, comme un automatisme de pensée qui reflète la prégnance de l’ « archaïsme » comme scénario schématique d’explication des faits lexicaux régionaux [...])” (Chambon 1994a, 270).’

Roques (1993, 287), dans son compte-rendu du dictionnaire des régionalismes des Ardennes de Tamine (1992), considère que “le plus souvent cette pompeuse étiquette [ancien français, moyen français] s’applique à des mots qui ont toujours eu une aire géographique plus étroite (on pense à chadré “édenté” ou à manoqueux “pauvre hère” parce que ces cas sont fameux).” L’adj. chadré “édenté”, n’est pas rapporté à l’ancien français par Tamine ; en revanche, il rapproche le n. m. manoqueux “paresseux, incapable ; homme pitoyable” de l’ancien français manoque “cabane, maisonnette” (1992, 100). Or, Tamine « oublie » de préciser qu’en ancien français (XIIe-XIIIe), manoque était un terme spécifique des dialectes picard et wallon, qui connaissent encore aujourd’hui le terme (FEW 16, 511a mande). Le terme n’a jamais eu un caractère général, il ne s’agit donc pas de la régionalisation d’un terme autrefois général. Voici d’autres exemples de fausses survivances :

[141] avorter v. pron. “accoucher avant terme”.Avorter

Pour ce régionalisme (employé à La Mure, Isère) touchant la rection du verbe, Duc (1990, 19) considère qu’ “il s’agit en fait d’un archaïsme”. Avorter (attesté depuis la fin du 12e s. < lat. abortare) a d’abord été employé en français comme verbe intransitif. Le régime pronominal, apparu à la fin du 16e s., a été employé jusqu’à la fin du 17e (1574—La Fontaine, FEW). Cet usage, non relevé par les dictionnaires de la période (ø Hu, Nic 1621, Rich 1680, Fur 1690), est recensé comme “vieux” à partir de la 2e moitié du 19e (Lar 1866, Li, Lar 1898, TLF) et apparaît donc dans la lexicographie générale comme un archaïsme, d’où le jugement de Duc (qui s’appuie sur Li). En fait, les attestations anciennes de l’usage pronominal (cf. GdfC) sont bien localisées dans le sud de la France : La Boétie et Montaigne sont originaires du Périgord, Olivier de Serres est Ardéchois. Seul La Fontaine, qui fournit la dernière attestation de l’emploi du régime pron., fait fausse note : mais ce Picard est connu pour avoir employé des archaïsmes dans ses écrits (cf. Büchi 1990), et a donc pu reprendre s’avorter des écrits de La Boétie ou Montaigne (cf. Li qui considère déjà cet emploi chez La Fontaine comme une reprise archaïque : “C’est, comme on verra par l’histoire, un archaïsme” écrit-il à la suite de la citation de La Fontaine). L’emploi pronominal, d’ailleurs de courte durée, avait donc un caractère régional en fr. des 16e et 17e s. ; il est sans doute un calque de la forme pronominale employée en occitan ainsi qu’en frpr. (FEW 24, 45a ; ALLy 228 ; ALJA 623 ; pour La Mure : Duc 1991, 37). Le régionalisme relevé à La Mure n’est donc que la survivance d’un emploi qui a toujours été régional.

[77] besson n. m. “jumeau”.Besson

Besson (< lat. *bissus), attesté depuis le milieu du 13e s. (1260 beçons ; 1355 bessons), est marqué comme “vieux” à la fin du 17e s. (Fur 1690), mais est signalé comme régionalisme depuis le début de ce même siècle (Nic 1621 : “Ce mot est fréquent aux Languedoc, Provençal & pays adjacents”). En fait, il s’agit d’un concurrrent dialectal de jumeau (< lat. gemellus) dont l’aire d’emploi recouvre le centre et le sud de la France (ALLy 961, ALF 1604), tandis que le type jumeau se trouve dans le nord (essentiellement en Normandie et dans les Vosges : FEW 4, 90b). Ce concurrent a connu une certaine diffusion dans la langue générale au 16e s. (TLF : “surtout employé au 16e siècle”, cf. Hu), sans doute favorisée par le grand nombre d’auteurs de l’époque originaires des régions où le type lexical est employé (le dictionnaire d’Huguet recense des emplois chez Ronsard, Du Bellay, G. Bouchet, François de Sales, Brantôme, d’Aubigné, à côté de gens comme Paré ou Vauquelin de la Fresnaye). Dès le 17e, son emploi dans la langue commune a baissé, et il a régressé vers le domaine d’où il provenait, où il s’est maintenu jusqu’à nos jours, à la fois dans les patois et en français régional (on recense des emplois chez G. Sand, Daudet, M. Tournier, etc. ; pour la géographie du régionalisme, cf. ci-dessous).

Jumeau appartenait particulièrement aux dialectes du Nord, besson à ceux du Centre et du Midi. Répandu pendant quelque temps dans la région septentrionale, besson ne s’y est pas maintenu, mais a été refoulé dans son ancien domaine.” (Huguet 1935, 64.)

Bien que le caractère dialectal de besson ait été souligné par Nic 1621, les lexicographes ultérieurs ont ignoré le fait, et présenté le mot comme un archaïsme maintenu régionalement (par ex. Li : “Vieux et inusité, si ce n’est dans quelques provinces”, et les mentions “vieux ou régional” dans TLF et Rob 1985, “vieux ou dialectal” dans GLLF). Le mot est encore employé en français régional au 19e dans le Doubs (1881), et au 20e en Acadie (1925 : “Le mot jumeau n’est pas connu des Acadiens”), au Québec (1930), dans l’Indre, le Cher et l’Allier, dans le Morvan, l’ouest de la Saône-et-Loire (souvent employé au pl.), à Lyon (depuis 1803), dans le Puy-de-Dôme (Thiers), et en Provence.

[161] bourneau n. m. “tuyau”.Bourneau

Ce régionalisme est en usage dans une partie du sud-est : dans le Doubs (1881), (dans le Jura (Morez) on trouve la formebouniau “tuyau en bois pour amener l’eau”, attestée depuis 1894), en Suisse (Genève 1852 : “tuyau [...] destiné à conduire l’eau à une fontaine ; fontaine” ; Neuchâtel 1926 : “fontaine”, var. bornel, bournel, bourneau), à Lyon (1894, var. beurneau), (dans la Loire est attestée (le Pilat) la forme borniau “tuyau en ciment ou en terre”), en Haute-Loire, Ardèche (Annonay : “mot très peu vivant”, var. borniau) et dans la Drôme (var. borniau).

D’après Beauquier (1881, 47), il s’agit du continuateur du “vieux français” bourneau. Ce mot n’a en fait été relevé qu’une seule fois dans l’histoire du français (sous la forme pl. bournaulx), dans une attestation de 1580 qui se localise à Clairvaux dans le Jura (Gdf s.v. bournel). Il s’agit donc d’un régionalisme documenté depuis la fin du 16e s. dans la région où Beauquier situe son régionalisme, et non de la survivance d’un mot du français commun. Le type lexical est attesté dans les patois de la région, qui expliquent les variantes sous lesquelles se présente le régionalisme (FEW 1, 566b).

[16] choine n. m. “pain de qualité supérieure”.Choine

D’après Lepelley (1989), il s’agit d’un “Mot connu de l’ancien français avec le même sens”. Choine (mot d’origine inconnue) est effectivement attesté depuis le 13e s., et jusqu’au 18e s., mais il manifeste toujours un caractère régional : les premières attestations le localisent dans le nord-ouest de la France (Normandie 1227 ; Picardie 1342) puis plus au sud mais toujours à l’ouest (Morbihan 1439 sous la forme choene ; Gironde 1525 ; Anjou 1605 sous la forme chouaine). Il est également employé par Rabelais (1552), qui l’indique comme mot d’Anjou (cf. aussi Du Pineau 1750 : “petit pain mollet”). Dès son apparition dans la lexicographie au 17e, il est marqué comme mot régional (Normandie depuis Cotgr 1611 jusqu’à Trév 1771 (aussi signalé dans la Manche par Du Pineau 1750) ; Mén 1694 ajoute la localisation Anjou). Par la suite, le mot n’est répertorié que par Mén 1750 et Li qui le donne comme “terme vieilli” (mais ne le marque pas comme régional). Gdf ajoute que “L’expression pain choine, donnée par Littré comme vieillie, est encore usitée dans quelques provinces, notamment à Bordeaux”. L’article de Li, qui a négligé les indications géographiques de ses prédécesseurs, peut laisser croire à la disparition d’un mot du fr. commun. Or, c’est là un artifice de la lexicographie, qui a après le 18e s. cessé de répertorier un mot régional, alors que celui-ci continuait à être employé à l’Ouest (cf. FEW 21, 471b-472a qui l’atteste depuis la Normandie jusqu’en Gironde) et l’est encore aujourd’hui : on trouve le régionalisme en Basse-Normandie (Manche), et en Aquitaine (“petit pain largement entaillé”, d’où l’expr. bordelaise rire comme un choine en vitrine). Lepelley (1989) laisse entendre qu’il s’agit d’une survivance régionale d’un mot d’ancien français (d’usage général) : il s’agit en fait de la permanence d’un mot régional attesté depuis une date ancienne en tant que régionalisme.

[113] étrenne n. f. “pourboire”.

Dans ce sens, ce mot (< lat. strena), attesté à Lyon, dans la Loire (le Pilat), en Isère (Villeneuve-de-Marc), et à Toulouse (“en voie d’extinction” ; serait répandu dans “tout le Midi” d’après Séguy 1951) est considéré comme “vieux ou régional” par Rob 1985. Ce dictionnaire se base sur un emploi, dans la première moitié du 19e s., de Stendhal (auquel remonte la première attestation, en 1835) pour considérer étrenne “pourboire” comme une survivance régionale d’un sens autrefois employé en français commun. Or, dans son édition antérieure, Rob 1954 considérait étrenne comme un régionalisme, que l’on trouve attesté chez Stendhal : “é trenne se dit dans certaines provinces pour désigner le pourboire ”. Il semble que cette position était la bonne : en effet, Stendhal est l’un des seuls auteurs fournissant des attestations de ce sens (et le seul auteur dans le corpus de Rob). Or, ce Grenoblois est connu pour avoir employé d’autres régionalismes, notamment vogue. Le TLF, qui a relevé un autre emploi d’étrenne chez J. de Pesquidoux en 1932, considère “pourboire” comme un sens usuel, non marqué : mais Pesquidoux est l’auteur de nombreux romans régionalistes sur la Gascogne. Les rares attestations écrites d’étrenne “pourboire” sont donc fortement suspectes de régionalisme, et ne suffisent pas pour considérer ce sens comme usuel (ou l’ayant été) en français commun. Il faut interpréter les données comme suit : Stendhal fournit la première attestation littéraire d’un sens régional, et qui l’a toujours été. D’après Séguy (1951), étrenne “pourboire” a été signalé comme gasconisme dès 1802 par Villa. Le régionalisme sémantique est peut-être dû à un calque du patois, où le type lexical est attesté dans ce sens (frpr. et sud-ouest de l’occitan, zone qui concorde avec l’emploi relevé chez Pesquidoux : GPFP § 3426 ; FEW 12, 294a). Rob 1985 a donc été mal inspiré de réinterpréter les données de Rob 1954 : il s’agit d’un régionalisme attesté depuis le début du 19e s., et non de la survivance régionale d’un sens disparu en français commun.

[19] gâche n. f. “sorte de brioche”.Gâche

P. Rézeau (1984, 85) considère le régionalisme gâche comme une survivance du moyen français, et renvoie pour cela au FEW (17, 542b) : or, ce dictionnaire indique que le mot (< afrq. *waskôn) n’a été relevé que dans deux attestations, d’abord au 16e chez Noël Du Fail (qui est né et a vécu à Rennes) et au 17e dans le dictionnaire de Cotgrave (1611) où figurent de nombreux mots régionaux. Le FEW confirme que gâche est dès l’origine et presque uniquement un mot du français de l’Ouest (il est attesté dans les patois depuis la Normandie jusqu’en Saintonge, et de façon isolée dans l’Yonne), attesté depuis la fin du 16e s., et non la survivance d’un mot archaïque du français commun. Il est signalé comme régionalisme par Du Pineau au milieu du 18e s. en Basse-Normandie (Saint-Lô, Manche : “espèce de gâteau”) et en Anjou (“espèce de galette cuite en la braise”), et on le trouve à l’époque contemporaine en Vendée (“brioche traditionnelle de Pâques”). P. Rézeau a d’ailleurs rectifié son appréciation en indiquant (dans la 2e édition de son dictionnaire, 1990) : “Attesté dans l’Ouest depuis le XVIe s.”.

[80] à la galope loc. adv. “en vitesse et sans soin”.Galope

Rob 1985 considère à la galope comme “familier et vieilli”, la dernière attestation fournie datant de 1943 (Gide). Le traitement lexicographique de cete locution est défaillant sous deux aspects : d’une part, la locution est présente dans les dictionnaires depuis un siècle (DG), mais n’est documentée que par deux auteurs, Maupassant (qui fournit la première attestation, 1885) et Gide (1943), d’où la mention “vieilli” de Rob 1985. D’autre part, dès l’abord elle est marquée comme appartenant à la langue familière (DG : “trivial”), mais aucun dictionnaire n’a pris en compte les données des dictionnaires régionaux, qui auraient pu amener à modifier la mention en “familier ou régional”. En fait, il faut revoir les deux mentions de Rob 1985 : à la galope semble un régionalisme qui a été employé par Maupassant (il a aussi été signalé par Clouzot à Niort, Deux-Sèvres, en 1922), a été pris par DG pour un terme familier, qui a eu une vitalité littéraire éphémère par son emploi chez Gide, et est encore colporté par les dictionnaires généraux. Le terme est bien vivant régionalement en Louisiane (depuis 1901), à Lyon, dans la Loire (le Pilat), la Haute-Loire et en Isère (Villeneuve-de-Marc), (tandis qu’en Bretagne (Quimper 1910-11) on a la forme apparentée à la galopée) ainsi que dans les patois de l’Ouest, depuis le Pas-de-Calais jusqu’en Charente, dans l’Allier, les Ardennes et la Meuse, et également en frpr. (FEW 17, 484b). C’est son incursion dans la langue littéraire qui se termine avec Gide en 1943. Nous avons donc affaire à un régionalisme caché de la lexicographie, qui interprète la carence d’attestations littéraires comme une marque du vieillissement, alors qu’il est un terme régional adopté puis rejeté par la langue littéraire, mais encore bien vivant régionalement.

[47] groie n. f. “sol dérivé des calcaires jurassiques et composé d’argile rougeâtre, de limons et de débris de roche”.

Selon Rézeau (1984), ce régionalisme employé à l’Ouest (sud de la Vienne, Charente et Charente-Maritime), où il entre dans de nombreux toponymes (par ex. Les Groies à côté de Saint-Georges-de-Didonne, Charente-Maritime), correspond à une survivance de l’ancien français groe, attesté du 12e au 14e s. (d’après FEW). Or, en ancien français, ce terme (< lat. *gravica) est confiné à certains dialectes, surtout picards et de l’Ouest (FEW 4, 258a), mais n’a pas de distribution générale. Il est d’ailleurs encore attesté en moyen français (DEAF), ainsi que dans le Poitou au 14e s. sous la forme groye (1357, Gdf) et l’on retrouve le type lexical dans les parlers de l’Ouest et du Centre actuels. Le terme régional relevé par Rézeau est donc un régionalisme ancien (attesté depuis le 12e s.) qui n’a jamais eu de statut général, même en ancien (et moyen) français, mais qui est toujours resté confiné à la partie ouest du domaine d’oïl.

[185] guille n. f. “fausset et trou du fausset pratiqué sur l’avant du tonneau”.Guille

Ce régionalisme (< ahall. kegil) est employé à Lyon (depuis 1750), dans la Loire (le Pilat), la Haute-Loire, l’Ardèche (Annonay), et la Drôme. Cl. Fréchet (1992, 429) indique que FEW atteste ce mot en moyen français. C’est exact, mais les attestations ont toutes un caractère régional : le mot a été employé par Olivier de Serres (Ardèche), d’Aubigné (Saintonge), et par Rabelais sous la forme dille (qui est probablement la source de Cotgr 1611), soit des auteurs tous originaires de la partie au sud de la Loire. Le caractère régional est marqué dès l’entrée de guille dans les dictionnaires, fin 19e : ainsi Li le présente comme le “Nom donné, dans le Midi, à la cannelle de bois qu’on met aux barriques et par laquelle on tire le vin”. Guille est donc un régionalisme attesté depuis le début du 17e s. (et emprunté aux patois, cf. FEW 16, 307b), et non une survivance régionale d’un mot d’usage général en moyen français comme pourrait le faire croire la présentation de Cl. Fréchet.

[175] mappe n. f. “ancien cadastre du Duché de Savoie, dressé de 1728 à 1738 sous le régime sarde ; tout autre cadastre savoyard”.Mappe

D’après Gagny (1993), ce régionalisme, employé en Haute-Savoie et Savoie, est considéré comme “vieux” par Rob 1985 en français commun. Il semble en fait que Gagny ait fait une confusion entre deux mappe qui sont attestés en fr. mais qui ont deux origines différentes : le mappe considéré comme vieux par Rob 1985 a le sens “mappemonde”, et est un emprunt au latin médiéval mappa. En revanche, le mappe savoyard a le sens de “plan cadastral” et a été relevé par Li (“S’est dit quelquefois pour carte, plan”), mais il a toujours été régional : les attestations fournies par Li sont un emploi par Rousseau (donné par Brunot comme terme genevois et savoyard, cf. HLF 6, 1245) et une attestation à Chambéry en 1877. Ce mappe (qui remonte également au lat. médiéval) a été emprunté au dialecte piémontais lors de l’importation du cadastre sarde en Savoie, et est toujours resté confiné au territoire savoyard (il a également été emprunté par les patois frpr. de cette zone : FEW 6/1, 303a). Il n’y a donc pas lieu de lier directement le mappe savoyard avec le terme homophone ayant désigné une “mappemonde” en français commun, dont il n’est pas le continuateur. Nous avons plutôt affaire à un régionalisme (non marqué comme tel par Li) attesté depuis le 18e s. (chez Rousseau) qui est toujours resté confiné à la Savoie.

[49] mirlicoton n. m. “brugnon ; brugnonier”.

Ce régionalisme, employé à l’Ouest dans la Vienne, en Charente et Charente-Maritime, est présenté par Rézeau (1984) comme la survivance d’un mot du moyen français d’origine occitane. Le mot (formé à partir du lat. melum et cotoneum “pomme-coing”) est venu, avec le fruit, au 16e s. d’Espagne en Gascogne où il a été emprunté par les parlers occitans. Il est remonté au nord jusqu’à la Loire, mais s’y est arrêté. Sa vitalité est donc restée limitée à la région sud-ouest. Le caractère régional du mot a été signalé par Ménage (1694) qui indique la forme mirecoutou à Montpellier et mircoton en Anjou. Mirlicoton est qualifié de “terme de jardiniers de Gascogne” par M. de la Quintinye (dans Mén 1750). Toutes les attestations du 16e et début 17e que l’on trouve sont régionales, et témoignent d’une variation phonétique du mot (Henry IV (Gascogne) 1597 millicoton ; O. de Serres (Ardèche) mire-couton ; etc.), que l’on retrouve en fr. régional actuel (marlicoton, merlicoton) et dans les patois (FEW 2/2, 1606a). Mirlicoton n’est donc pas la survivance d’un mot d’emploi général en moyen français, mais, comme le rectifie lui-même P. Rézeau (1990), un régionalisme d’origine occitane attesté depuis le 16e s.

[29] pigner v. intr. “pleurnicher ; faire entendre des petits cris plaintifs (animal) ; grincer”.Pigner

D’après Lepelley (1989), ce régionalisme (< onomat. pi-), employé en Basse-Normandie, est un “Mot connu de l’ancien français avec le sens de « geindre »”. On ne possède que deux attestations de ce mot, qui sont toutes les deux régionales : la première date du 13e s. et a été relevée dans les écrits de Péan Gatineau, dont la langue est fortement marquée par la variété d’oïl parlée à Tours (cf. Beiheft du FEW). La deuxième date de 1482 et est localisée à Palluau (Vendée) ; dans cette attestation, le caractère régional du mot est d’ailleurs marqué par l’auteur : “Pour ce que la charete dudit exposant pignoit, qui est à dire selon le langage du pays (Paluau) huignoit” (cité dans Gdf). Le type lexical est répandu dans les parlers dialectaux actuels de l’Ouest (de la Normandie au Loire-et-Cher), ainsi que dans l’Allier et les Ardennes (FEW 8, 417). Nous avons donc affaire à un mot régional attesté depuis le 13e s., et non à une survivance régionale d’un mot d’usage général en ancien français.

[15] à la piquette du jour loc. adv. “à l’aurore”.

Cette locution régionale est employée en Louisiane (1901), en Artois, Flandre (se lever à la piquette du jour), Franche-Comté, Suisse (Neuchâtel 1926), dans la Loire (le Pilat), Haute-Loire, en Ardèche (Annonay) et dans la Drôme. D’après Depecker (1992, 336), “L’expression est ancienne, ce qui la fait naturellement retrouver hors de France, au Canada notamment.” En fait, elle n’est attestée que depuis le 19e s. Sa première attestation, qui marque aussi son entrée dans la lexicographie générale, remonte à Lar 1874, qui l’a relevée chez Hippolyte Castille (1820-1886), et la qualifie de “populaire”. En fait, la locution n’a jamais appartenu au français commun : il s’agit d’un régionalisme, identifié comme tel par TLF, qui en date l’apparition en 1850 chez Sand. Le type lexical, formé sur le type verbal piquer “poindre” (< lat. pikkare), est bien répandu dans les patois du Nord (Hippolyte Castille était originaire du Pas-de-Calais), du Centre, de Franche-Comté et de la région frpr. (FEW 8, 452). Il ne s’agit pas là d’une survivance du français commun, dont l’ancienneté, contrairement à ce qu’affirme Depecker, est d’ailleurs toute relative et ne permet pas d’expliquer sa présence dans le français d’Amérique, où il s’agit sans doute d’un trait d’origine dialectale.

[53] rabal(l)e n. f. “râteau plein, en bois, servant à rassembler en tas le grain ou le sel dans les marais salants”.Raballe

Selon Rézeau (1984), ce régionalisme, employé à l’Ouest, est une “Survivance du moyen français”. On ne possède que deux attestations de ce mot, la première non localisée et datant de 1391, la seconde dans Rabelais (1532, dans la loc. une belle saulce de raballe “une belle roulée, frottée de coups”) (Gdf, La Curne). Le mot (d’un radical *rabb-) est très vivant dans les patois de l’Ouest, où l’on trouve aussi un verbe rabaler “ramasser le blé éparpillé sur l’aire” (FEW 10, 4b-5a). P. Rézeau signale que le terme est attesté dans le français de la région depuis 1392 (s’agit-il de la même attestation que Gdf date de 1391 ?). Au vu de ces faits, raballe paraît être un régionalisme de l’Ouest attesté depuis le 14e s., qui a été employé par Rabelais, mais qui n’a jamais appartenu à la langue commune, et se maintient dans une zone stable.

[72] subler v. intr. “siffler”.Subler

Ce régionalisme est employé en Acadie (attesté depuis 1925), dans le Jura (Morez), et en Suisse (Neuchâtel 1926, attesté depuis 1525, var. subier, sublier). Poirier (s.d., 360) souligne que le verbe était employé dans la vieille langue (notamment chez Rabelais, Cyrano de Bergerac et La Tour), et a subsisté jusqu’au 17e s. Le lat. possédait plusieurs types apparentés : d’une part, le lat. vulgaire sifilare a donné le type français siffler, que l’on trouve répandu dans les patois d’oïl, et qui s’est imposé comme forme nationale ; d’autre part, le lat. classique sibilare et *subilare a donné les types sibler et subler, connus de certains dialectes du Nord (Normandie, Ouest, Centre, Bourgogne), en frpr. et occ. (FEW 11, 565).Subler, d’abord attesté en anglo-normand, est documenté en moyen français et français moderne (1459-début 17e, FEW). Mais il s’agit d’une forme concurrente du fr. commun siffler qui n’a alors qu’une vitalité régionale, et qui l’a conservée. Subler est enregistré comme régionalisme à partir du milieu du 17e s. (Mén 1650 ; Mén 1694 s.v. sifler  : “En Anjou on dit subler et sublet”) ; il est localisé en Anjou au milieu du 18e s. (Du Pineau, var. subier) et à Orléans au début du 19e s. (Desgranges 1821). Le verbe, d’origine dialectale (cf. la variante subier recensée à Neuchâtel, qualifiée de “patoisisme” par Pierrehumbert 1926) qui n’a pas réussi à s’imposer comme forme générale, a subsisté dans les régions où il avait cours, à la fois dans les patois et dans certains français régionaux.

[142] taille n.f. “corsage”.

Taille (dér. de tailler < lat. taliare), dans le sens “corsage”, est employé en Saône-et-Loire, dans la Loire, et en Isère. Cet emploi est apparu au milieu du 19e s. (1842), et a également été employé dans la loc. en taille “sans manteau”. Il a toujours été un régionalisme, depuis son apparition dans les écrits de Balzac (écrivain connu pour avoir employé des régionalismes : Lecoy 1972, 61 ; la loc. en taille est sans doute également régionale : elle apparaît chez Daudet en 1877). Il est d’ailleurs signalé comme régional dès 1872 par Li (“Nom donné, dans quelques provinces, au corsage, en parlant de robes de femmes”), mais est véhiculé sans marque dans la série des Larousse (à partir de Lar 1875, qui cite Balzac), de sorte que TLF, d’après le témoignage des dictionnaires des 19e et 20e s., l’inclut dans sa nomenclature sans marque autre que “vieilli”, car le sens “corsage” est privé d’attestations modernes. En revanche, on le repère dans des relevés de régionalismes et dans les patois (Wallonie, Normandie, Ouest, et frpr. : FEW 13/1, 51a ; ALLy 1125 ; ALJA 1279), de sorte que Rob 1964 (et à sa suite Rob 1985) le considère comme “vieux ou dialectal”, c’est-à-dire un sens disparu du fr. commun, mais encore en usage régionalement. Il s’agit en fait d’un régionalisme caché de la lexicographie (qui a fait disparaître la marque régionale présente chez Li), entré grâce à Balzac (un “grand auteur”) dans les dictionnaires sans marque régionale, où il est colporté pendant un siècle (cf. TLF qui n’a d’autre documentation pour ce mot que les dictionnaires des 19e et 20e s.) et qui, privé d’attestations modernes, est faussement interprété par les lexicographes comme vieil emploi en fr. commun se maintenant régionalement. C’est GLLF qui s’approche le plus de la réalité en le marquant comme “vieux et dialectal”. Ajoutons que ce terme a tendance aujourd’hui à disparaître du français régional (notamment à La Mure, Vourey, et Poncins où il n’est plus qu’un “mot témoin pour les gens de plus de 70 ans”).

[149] tresaller v. intr. “carillonner, sonner les cloches”.Tresaller

Beauquier (1881) a relevé la forme tresaller “carillonner” dans le Doubs, et donne comme étymon du régionalisme la série du “vieux français” treselir, treseller, tresiller, trisoler, trisonner “sonner à trois cloches”. Trezeler “carillonner” (< lat. tres) est attesté fin 16e s. en français, mais uniquement chez deux auteurs régionaux, Cholières (Saône-et-Loire) et Tabourot des Accords (Dijon) (Chambon 1994). Le mot a ainsi pu donner l’illusion d’être du français commun à Beauquier ; cependant, les dictionnaires généraux qui l’ont répertorié à partir de la fin du 17e s. l’ont marqué comme régional : Mén 1694 le situe à Chalon-sur-Saône, et le mot est repris par Trév 1743 (sous la forme treseler) qui le situe en Bourgogne (aussi repris dans Mén 1750). C’est un mot régional caractéristique du Nord-Est, où il est bien représenté dans les patois (FEW 13/2, 248b) ainsi qu’en fr. régional de Lorraine sous la forme trisoler (v. intr. “carillonner”). Il n’est donc pas, comme le dit Beauquier, la survivance d’un mot devenu archaïque en français commun, mais la persistance d’un terme qui a toujours été régional. Cependant, un glossaire patois du Doubs commet la même erreur que Beauquier : Tissot (1865, 215) relie le mot patois très’lai qu’il a recueilli au “vieux français” treseler. Or, Tissot a consulté Ménage (où il a pris à la fois la référence au “vieux français” et l’étymologie du mot, qui a d’ailleurs été recopiée de Mén 1694 par Trév 1743, les auteurs de glossaires patois Tissot et Dartois (1850), ainsi que par Beauquier) qui spécifie pourtant que le terme n’est connu que régionalement. La mention du “vieux français” treseler chez Tissot et Beauquier témoigne donc d’une volonté de relier à tout prix les parlers qu’ils décrivent à l’ancienne langue française, même s’ils savent pertinemment que la relation qu’ils spécifient est fausse.

[55] veille n. f. “petit tas de foin provisoire, meulon”.Veille

Ce régionalisme, employé dans l’Ouest (Deux-Sèvres, Vienne) est présenté par Rézeau (1984) comme une “Survivance du moyen français de même sens attesté dans l’Ouest depuis 1474”. L’attestation de 1474 (sous la forme vieille, vielle) est en fait la seule qui ait été répertoriée (Du Cange s.v. viellare, et de là passée dans Gdf et FEW), et Rézeau la localise dans l’Ouest. Le terme (< lat. viticula) est d’ailleurs bien connu des parlers de l’Ouest, depuis l’Ille-et-Villaine jusqu’en Charente (FEW 14, 554b-555a). Plutôt que de parler d’une survivance du moyen français, où le mot n’a pas eu d’usage général, il faut considérer veille comme un régionalisme de l’Ouest attesté depuis la fin du 15e s., comme le reconnait d’ailleurs lui-même P. Rézeau (1990), qui, à la suite de la remarque de Roques (1986, 223), modifie sa mention pour simplement indiquer “Attesté dans l’Ouest depuis 1474”.

[56] vèze n. f. “sorte de cornemuse”.Vèze

Ce terme, employé au Québec (1930), en Acadie (sous la forme veuze) et dans l’Ouest (var. veuze), serait, d’après Can 1930, une survivance d’un mot employé en “vieux français” (d’accord en cela avec Gdf, qui note que vèze “se dit encore dans le Berry, la Saintonge, l’Aunis, le Poitou”). Vèze (d’une base ves-) est effectivement attesté depuis le début du 16e s. (1526), mais il a toujours eu un caractère régional : les attestations se rapportent en effet uniquement à des écrivains originaires de l’Ouest (notamment Rabelais, Ronsard, G. Bouchet, Du Fail). Il est donné comme terme poitevin par Cotgr 1611 (d’après Massignon 1962), et est répertorié comme angevinisme au milieu du 18e s. par Du Pineau (dans le sens “musette”). Le type lexical est répandu dans les patois actuels de la même région (FEW 14, 339a). Il faut donc parler, comme le fait Rézeau (1984), d’un mot de l’Ouest attesté depuis le début 16e, et non d’une survivance régionale du français commun.

On peut ajouter, en empiétant sur notre deuxième catégorie, le cas des régionalismes considérés comme des dérivés de mots archaïques en français commun (les dérivés eux-mêmes n’étant pas attestés dans l’histoire du français), mots qui s’avèrent eux aussi avoir toujours été régionaux :

[107] abiouner v. intr. “essaimer”.Abiouner

Dubuisson et Bonin (1993, 15) analysent ce régionalisme, employé dans l’Allier, comme un dérivé de abion “essaim” (< lat. apicula), base qu’ils considèrent être un mot d’ancien français. Ce terme survivrait donc sous une forme dérivée en français régional de l’Allier. Or, en ancien français, abion n’est attesté que deux fois, sous la forme abeillon d’ailleurs, dans le Nord (Cambrai) et dans le Bourbonnais (Du Cange s.v. abollagium, Gdf). Il ne s’agit donc pas d’un mot appartenant sans restriction à l’ancien français, mais d’un mot régional dès cette époque, que l’on retrouve actuellement dans les parlers de l’Allier et du Bourbonnais, où est aussi attesté le verbe abionner (FEW 1, 104a) Le dérivé que l’on trouve dans le français de cette région est donc issu d’une base qui a toujours été régionale, bien qu’elle soit attestée depuis une date ancienne (en ancien français).

[165] écressi adj. “maigre, efflanqué”.écressi

Beauquier (1881, 116) considère ce régionalisme, employé dans le Doubs à la fin du 19e s., comme un dérivé du “vieux français” cresse “graisse”, qu’il a relevé dans Roquefort (1808). Or, Roquefort est le seul à mentionner cette phonétique (pour laquelle il ne fournit malheureusement aucune attestation écrite), que seuls les dialectes du nord du domaine d’oïl (wallon, picard, anglo-normand) attestent en ancien français (FEW 2/2, 1276a). Cette forme, représentant, comme le frm. graisse le lat. *crassia, n’a donc pas eu cours en français commun, c’est une phonétique purement dialectale. Le régionalisme écressi est simplement un emprunt aux parlers de Franche-Comté où le type lexical est répandu (ALFC 877), et n’a pas d’antécédents en français commun.