4.3.3. Re-créations

Cette catégorie regroupe les régionalismes possédant des antécédents en français, mais dont la filiation pose problème : soit l’antécédent est très peu attesté (sans pourtant qu’il soit possible de l’interpréter avec certitude comme étant déjà un régionalisme à cette époque), et ne semble pas avoir appartenu à l’usage général du français (on ne voit pas alors comment il aurait pu se maintenir dans l’usage régional, s’il n’y était pas connu) ; le régionalisme est alors à interpréter comme la re-création du mot, plutôt que comme sa survie ininterrompue. Soit l’antécédent a eu une certaine vitalité en français commun, mais son maintien en tant que régionalisme peut également être interprété comme une re-création du mot : en effet, dans les exemples traités, le mot en question est toujours un dérivé dont la base et le procédé de dérivation sont encore vivants en français, ce qui permet de recréer le mot à chaque instant. De sorte, le régionalisme peut avoir deux origines : soit maintien d’un stade ancien du français, soit création dans l’usage régional à partir du matériel français contemporain.

Dans les exemples qui suivent, on remarquera l’extrême perméabilité des catégories isolées dans notre typologie : il est souvent difficile de trouver un exemple représentant un type pur. Souvent, plusieurs phénomènes se mêlent pour rejeter la solution de la survivance.

[40] démêler v. tr. “délayer (une pâte)”.Démêler

D’après P. Rézeau (1984 et 1990), ce régionalisme, employé à l’Ouest (Deux-Sèvres, Vienne, Charente) ainsi qu’en Franche-Comté, est un dérivé archaïque de mêler (< lat. misculare). Dans ce sens, ce verbe n’a en fait été relevé dans l’histoire du fr. qu’en 1393 (l’attestation est non localisée : FEW 6/2, 162a) avec le sens “mêler des liquides” ; il réapparaît en 1900 comme terme technique (Lar 1900 : “Dans les brasseries”) dans la locution démêler le moût “remuer, au moyen d’agitateurs mécaniques, le mélange de malt et d’eau chaude que contient la cuve-matière” (non repris dans Lar 1929). Ces deux attestations isolées ne suffisent pas à faire de démêler “délayer” un mot du français commun qui se serait maintenu régionalement. Le régionalisme a pu être reformé sur la base mêler, avec un préfixe dé- à valeur intensive (peut-être avec influence de délayer). A l’Ouest, ce mot semble avoir une existence ancienne, puisqu’on trouve le participe passé desmellé “mélangé” à Saint-Amand (Charente), au 16e s. Le mot est également connu, dans le sens “mélanger, délayer (mortier, farine)” de plusieurs patois de l’Ouest, depuis le département du Nord et la Normandie jusqu’à Nantes (FEW 6/2, 162a). Plutôt que la survivance d’un mot qui n’a pas eu de diffusion générale dans la langue, démêler peut être décrit comme un régionalisme attesté dans l’Ouest depuis le 16e s.

[157] empiquer v. tr. “piquer avec une pointe”.Empiquer

Beauquier (1881, 120) rattache le verbe, employé à son époque dans le Doubs dans le sens “fixer (quelque chose) au moyen d’une pointe, d’une épingle”, au “vieux français” empiquer “empaler”. Or, ce verbe n’est connu que par une seule attestation en ancien français (non localisée) et son sens n’est pas “piquer” (comme Gdf le propose) mais “causer un empyème [“accumulation de pus dans une cavité du corps”] à” (d’après FEW 8, 460b). Le régionalisme peut difficilement perpétuer ce mot d’ancien français (dont le sens est d’ailleurs différent) qui n’a jamais été diffusé dans la langue commune. Il est plus simplement un dérivé de piquer (< lat. pikkare), que l’on retrouve notamment dans les patois de l’Est (par ex. à Montbéliard, empiquai “fixer au moyen d’une pointe ; enfoncer une pointe dans quelque chose”, FEW), et qui s’avère être un homonyme de l’antécédent que l’on trouve en ancien français.

[133] empunaiser v. tr. “infester de punaises”.Empunaiser

Can 1930 considère ce régionalisme, employé au Québec dans le sens “infester de punaises”, comme le continuateur du mot “vieux français” de même sens. En fait, le verbe empunaiser (1340 empunaisier v. pron. ; 1400 v. tr.) a eu en français (où il a été employé jusqu’au début du 17e s., FEW) le sens “emplir d’une mauvaise odeur” (= “empuantir”), d’après sa base punais “puant, fétide” (< lat. putinasius). Si l’on veut considérer le régionalisme comme sa survivance, il faut postuler un changement de sens “sentir mauvais” > “infester de punaises”. Mais une autre étymologie se présente pour le régionalisme : il peut s’agir d’une création parasynthétique à partir de punaise (lui-même dérivé de punais comme “insecte à l’odeur infecte”), dont on trouve la trace dans les parlers du Nord du domaine d’oïl (FEW 9, 638a). On a donc trois solutions pour l’origine de ce régionalisme : soit survivance avec changement sémantique d’un mot archaïque en français commun, soit re-création du terme par dérivation en français régional, avec un sens différent, soit emprunt aux patois où cette formation existe.

Rem. Les sens “sentir mauvais” et “grouiller d’insectes” n’ont pas été distingués de façon très rigoureuse dans le classement du FEW : seul le ãpünezi de Poncins (Loire) a bénéficié d’un double classement, comme dérivé du type punaise dans son sens “envahi de punaises”, et comme dérivé de punais dans le sens “sentir très mauvais”. Toutes les autres attestations du type empunaiser ont été classées comme dérivés de punais, alors que certains sens relèvent de punaise, par ex. Gondecourt (Nord) “infecter d’insectes, de mauvaises herbes” (FEW 9, 637b-638a).

[136] gardage n. m. “action de garder”.Gardage

Can 1930 considère ce dérivé de garder (< germ. *wardôn), employé au Québec (1930), comme une survivance du “vieux français”. En fait, la seule attestation que l’on possède de ce mot, en 1252, se trouve sous la forme wardage (“action de garder (les portes d’une ville)”) : il s’agit d’une forme wallonne, marquée comme telle par FEW (17, 518b) et DEAF (G2, 177-178). Sur ce point, Gdf était également clair, puisque la source est précisée comme un Recueil d’actes des XIIe et XIIIe s. en langage wallon. Plutôt qu’une survivance d’un mot qui n’a été que dialectal en ancien français, il faut considérer gardage comme une création du français du Canada (ou peut-être de l’Ouest : FEW signale ce mot en 1787 en Bretagne) par dérivation à partir de garder.

[83] maladier v. intr. “être malade”.

Ce régionalisme, employé à Lyon (Molard 1803—Vachet 1907) ainsi qu’en Suisse (Genève 1852 : “Terme des campagnards” ; 1866, TLF) est considéré par Puitspelu (1894, 219) comme une survivance du français ancien (“Il était d’ailleurs usité aux XVe-XVIe siècles”). Maladier a eu en français commun une existence éphémère, du 13e au 14e s. et n’est documenté que par trois attestations (1279, 1377 et 1464, Gdf), non localisées. Il a eu un doublet en moyen français (15e—16e) sous la forme malader, lui-même peu attesté (1416, 1573 chez Baïf, et 1576 chez P. de Brach, Gdf) qui a aussi été employé avec le sens “rendre malade” (1557 et 1587). On le retrouve au 20e s. employé en Charente-Maritime (Saint-Georges-de-Didonne) dans le sens “être malade”. Maladier n’a jamais appartenu au bon usage : on a reproché à Baïf l’emploi de ce verbe (Hu), et Gdf affirme que “Le peuple dit maladier pour être malade pendant longtemps”, mais cette affirmation n’est corroborée par aucun autre témoignage. Ceci, conjugué aux rares attestations, laisse penser qu’on a affaire à un mot n’ayant jamais pénétré la norme d’usage : il s’agit plutôt d’une création individuelle plusieurs fois répétée (à partir de la base maladie, tandis que malader est formé parallèlement sur malade) qui n’est pas passée dans l’usage, peut-être à cause de la connotation “populaire” qui s’attache à cette création synthétique (cf. Baïf et Gdf). Son usage régional au 19e s. à Lyon (ainsi qu’en Suisse) n’est donc pas la persistance du mot, resté à l’état de création individuelle en moyen français. Il est plus probablement une re-création du mot, toujours possible à partir de la base encore vivante maladie (on peut aussi noter que le mot peut s’interpréter comme un emprunt au frpr. où le type lexical est répandu : FEW 6/1, 91b male habitus).

[98] mouliner v. tr. “moudre (le café)”.Mouliner

Mouliner , dér. de moulin (< lat. molinum), connaît un emploi régional dans le sens “moudre (le café)”, que l’on trouve dans la Loire et en Isère (Villeneuve-de-Marc ; Vourey : “usuel”). Ce mot, dont l’emploi est alors équivalent à moudre (attesté depuis le 12e s.), est recensé au 17e s. dans les dictionnaires de Cotgr 1611 et Oud 1660 (“travailler au moulin” et “moudre (du blé)”, FEW). Puis le terme disparaît de l’usage. Il est récupéré par la tradition lexicographique à partir de la fin du 19e s. (DG) qui le colporte en le marquant comme “vieux”. Rob 1959 enregistre le terme dans son sens moderne, qu’il qualifie de “familier” : “passer (des légumes) avec un moulin à légumes”. Historiquement, ce mouliner moderne n’est pas un emploi particulier dérivable du vieux sens “moudre”, mais la re-création du mot à partir de la base moulin ‘moulin à légumes” (il ne s’agit d’ailleurs pas dans les deux cas du même moulin). Quant au mouliner “moudre” du 17e s., il faut sans doute y voir un régionalisme (il a été recueilli uniquement par Cotgrave, d’où il est sans doute passé dans Oudin ; TLF, qui donne cet emploi comme usuel mais familier, se base sur un exemple de Giono de 1935, qui doit plutôt s’interpréter comme un emploi régional). Le type lexical est connu des parlers frpr. (ALLy 1161, ALJA 367) et occitans (ALMC 1721 et 1722, FEW 6/3, 40b) auxquels le régionalisme a pu être emprunté.

[166] talée n. f. “coups”.Talée

D’après Beauquier (1881), ce régionalisme, employé dans le Doubs fin 19e, est une survivance du mot de même sens qui aurait existé en “vieux français”. Il se base pour cela sur Roquefort (1808) qui répertorie tale, talle “action de battre le linge, de pétrir le pain, de presser ; contusion, meurtrissure, tumeur, coup qu’on se donne sur quelque partie du corps” (non documenté par des exemples). Or, Roquefort est le seul à répertorier ce mot en ancien ou moyen français (ø La Curne, Gdf, T-L, Hu), dont on peut donc douter soit de l’existence réelle, soit de son appartenance à l’ancienne langue. De plus, la forme talée n’a pas été répertoriée dans l’histoire du français. Il n’est en fait pas la peine de ramener le régionalisme à cet état de langue, puisqu’il existe un verbe taler bien vivant à la fois en français commun (< germ. *tâlon ; attesté de façon isolée en 1418 et 1636, de façon continue depuis 1831, TLF) dans le sens spécialisé “meurtrir (des fruits)”, et dans les parlers de l’Est et du Sud-Est dans le sens général “frapper, meurtrir” (FEW 17, 304). L’origine de talée peut donc être résolue de façon plus contemporaine, par dérivation à partir du verbe taler, plutôt que de faire appel à un “vieux français” hypothétique.