Beauquier a cherché à rapprocher ses régionalismes des stades antérieurs du français, conformément à l’idéologie romantique de l’époque (qui veut que les parlers populaires soient restés plus purs que le français langue littéraire, et aient donc des affinités avec ce qu’on appelle le vieux français). Pour cela, il s’est servi (sans distinguer la vitalité des termes qu’il trouvait dans ces ouvrages) de la documentation disponible à son époque, qui malheureusement n’a pu que l’induire en erreur, en même temps qu’il devait avoir la joie d’y trouver la confirmation du lien entre ses régionalismes et le français archaïque. En effet, il a utilisé les dictionnaires de Du Cange (pour le latin médiéval) et surtout de Cotgrave, où fourmillent les mots régionaux non marqués comme tels (cf. 4.2). Pour l’ancien français, il s’est servi du Glossaire de la langue romane de Roquefort (1808), qui a la particularité de recenser des mots donnés comme appartenant à l’ancien français, mais dont on ne trouve la trace nulle part ailleurs. Le dictionnaire de Roquefort est malheureusement méconnu (il n’a pas été pris en compte dans l’énorme documentation du FEW), et n’a été l’objet d’aucune étude158, de sorte qu’il est très difficile de se prononcer sur le statut de ces mots, et sur leur origine. On possède cependant des témoignages sur la nature composite de la nomenclature rassemblée par Roquefort : celui-ci aurait en effet, conformément au courant de pensée régnant au XIXe s., fait l’amalgame entre ancien français et patois contemporains censés être restés au stade de l’ancien français (cf. chap. 3). Hécart (1834, xi) indique qu’il a envoyé une liste de mots à Roquefort, dont une partie a été intégrée au Glossaire. Or, il est fort vraisemblable que dans cette liste figuraient des mots du patois rouchi sur lequel Hécart travaillait. D’autre part, Dartois (1850) raconte que Bullet (au milieu du XVIIIe s.) a recueilli des mots franc-comtois, que La Curne a repris dans son dictionnaire d’ancien français, et que Roquefort a recopiés dans La Curne et mis à son tour dans son Glossaire .
“Je ne puis parler des mots patois [de Franche-Comté] recuillis par [Bullet], sans faire remarquer une méprise singulière à laquelle ils ont donné lieu. Lacurne de Sainte-Palaye les avait admis dans son Dictionnaire, dont le plan était très-large. Roquefort, qui s’est servi des manuscrits de ce dernier, les a reproduits tels quels dans son Glossaire de la langue romane, avec les définitions mêmes de Bullet, avec leurs flexions purement patoises. Sans doute, ces mots sont d’aussi bonne famille que ceux auxquels ils ont été accolés ; mais, comme le Glossaire de Roquefort n’embrassait que les mots de l’ancienne langue française écrite, les mots de la langue parlée ne devaient pas y figurer ; ou bien, pour être conséquent, l’auteur aurait dû y faire entrer tous les patois de France.” (Dartois 1850, 2 n. 1.)
Si l’hypothèse159 est correcte, Beauquier ne pouvait que trouver ses régionalismes en conformité avec les mots d’ancien français de Roquefort, puisque ceux-ci n’étaient autres que des mots des patois de Franche-Comté. On peut voir le phénomène dans les exemples suivants :
[160] à barbouille, loc. adv. “à foison”.Barbouille
Beauquier (1881, 29) donne pour étymon de ce régionalisme, qu’il a recensé dans le Doubs, le “vieux français” barbouille “abondance, quantité”, qu’il a trouvé dans le Supplément de Roquefort (1820). Or, Roquefort est le seul à recenser (sans citations à l’appui) à barbouille, qui est absent de tous les autres dictionnaires de l’ancienne langue (ø La Curne, Gdf, T-L, Hu, FEW). à barbouille (dans lequel barbouille est un homonyme régional du barbouille employé en fr. commun, attesté seulement depuis 1927 d’ailleurs, dans le sens “peinture de qualité médiocre”, déverbal de barbouiller) est en fait confiné dans l’espace et le temps au français parlé dans le Doubs à la fin du 19e (le patois de Chaussin, dans le Jura, a aussi barbouille dans le sens de “victuailles en trop grande abondance”, FEW 1, 444a borvo-). Le rapport établi par Beauquier entre son régionalisme et le “vieux français” est donc à abandonner. Il s’agit là d’une locution propre au français du Doubs, sans antécédent dans la langue commune.
[162] cosse n. f. “courge, citrouille ; tête”.Cosse
Beauquier (1881, 91) relie ce régionalisme, qu’il a relevé dans le Doubs, au “vieux français” cosse “potiron ; tête”, qu’il a relevé dans Roquefort (1808). Cependant, Roquefort est le seul à attester ce mot en ancien ou moyen français (ø La Curne, Gdf, T-L, Hu, FEW), d’ailleurs sans citer aucun texte à l’appui, de sorte que l’on ne peut savoir où il l’a recueilli. On ne peut donc considérer cosse que comme un régionalisme du Doubs, déjà répertorié par Roquefort (1808) ; le mot est sans doute issu du patois : l’ALFC 494 atteste le type cosse dans les parlers du Doubs pour désigner la courge.
Cette référence à des antécédents en français qui n’ont pas existé s’explique par le fait que Beauquier a été induit en erreur par sa source. Mais on retrouve le même lien fantôme chez Puitspelu, où rien ne vient justifier l’erreur, puisque Puitspelu a utilisé pour l’ancien français non Roquefort, mais Godefroy, où les mots sont toujours tirés d’une source qui est citée :
[183] agottiau n. m. “écope ; grand pied”.Agottiau
Ce mot lyonnais (1750 agotu “écope” ; 1810 agotiau ; 1894 agottiau “id. ; soulier pour un grand pied”, battre, faire ses agottiaux “nager à la brassée” ; 1902 faire piquer et péter les agotiaux “tirer la brasse”, Esn 1965), encore employé dans le sens “grand pied” et dans l’expr. se faire peter les agottiaux “nager”, remonte, d’après Puitspelu (1894) à un mot ancien en français : “C’est le vieux français agottail, fait sur gutta.” Mais le mot de “vieux français” invoqué par Puitspelu est absent des répertoires d’ancien et de moyen français (ø La Curne, Gdf, T-L, Hu, FEW). Le seul lien que l’on puisse faire avec l’ancien français est le verbe agoutter “(faire) écouler goutte à goutte” (dér. de goutte < lat. gutta), attesté de la fin du 11e s. à 1450, type que l’on trouve dans les patois en ancien occitan, en oïl à l’Ouest et dans le Centre, et surtout dans le domaine frpr. (DEAF G6, 1058-59 ; FEW 4, 349b ; ALLy 385). Puitspelu lui-même a recueilli ce verbe en patois lyonnais (DEPL : agotto “tarir, mettre à sec”). Le dérivé agottiau, inconnu du français commun à toutes les époques, remonte plutôt à ce verbe dialectal (cf. ALLy 401 ; en frpr., le terme agotu, agotoe, désigne l’égouttoir à fromages). Le recours au “vieux français” est donc injustifié, et surtout faux puisque le mot invoqué n’existe pas.
[50] bardane n. f. “punaise”.Bardane
Ce mot lyonnais constitue, d’après Puitspelu (1894), une survivance : “bardane, en vieux français, était une couleur noir rougeâtre. L’insecte a pris le nom de la couleur.” En fait, aucune attestation en ancien ou moyen français ne vient corroborer l’étymologie de Puitspelu (ø La Curne, Gdf, T-L, Hu, FEW). Le français commun connaît un mot bardane depuis le 13e s. (1250 en anglo-normand, TLF) qui désigne la plante identifiée comme “articum lappa L”, mais qui n’a jamais eu que ce sens et qui est un emprunt au latin médiéval bardana (d’après TLF, qui contredit l’étymologie du FEW 1, 264b qui y voit un emploi figuré de notre lyonnais bardane “punaise”, lui-même issu du lat. *barrum “argile, boue”). En fait, Puitspelu attribue à l’ancien français le sens qu’il a lui-même attribué au frpr. bardana “punaise des lits ; couleur noirâtre, tirant sur le rouge” (DEPL). L’étymon invoqué pour le régionalisme est donc une pure invention de Puitspelu : le bardane lyonnais n’est pas issu d’un mot d’ancien français (inexistant) par changement sémantique, mais est un emprunt au frpr.
On retrouve le même défaut chez des linguistes actuels :
[105] bounhoume n. m. “paysan, cultivateur”.Bounhoume
Selon Dubuisson et Bonin (1993), ce régionalisme employé dans l’Allier, le Cher et l’Indre correspond à une “ancienne prononciation de bonhomme”. En fait, cette forme en [u] n’a pas existé en fr. commun. En revanche, elle est la prononciation des parlers du Centre et du Berry-Bourbonnais (l’aire se prolonge jusqu’en Saône-et-Loire : FEW 4, 455b homo) où le mot a le sens de “paysan”, qui est vieux en fr. commun (TLF). Le régionalisme bounhoume est donc issu du patois, et c’est uniquement dans ce sens qu’on peut le dire une “ancienne prononciation de bonhomme”.
Roques (1993), dans son compte-rendu de Tamine (1992), estime que dans ce dictionnaire des régionalismes des Ardennes, l’étymologie est mal faite, et il met le doigt sur l’erreur que nous avons déjà trouvée chez Puitspelu et Beauquier : ”Parfois le mot invoqué n’existe pas (cf. gaber, v. soi ga/ober dans DEAF G920)” (287). L’exemple incriminé concerne l’entrée se gober “se surestimer, faire preuve de présomption”, que Tamine (1992, 85) renvoie à l’ancien français soi gober “se vanter”. Or, le DEAF indique que se gober est une coquille pour se gaber“se vanter”. Le régionalisme relevé par Tamine est en fait sans antécédent dans l’histoire du français160.
Il est répertorié dans la bibliographie de Quémada (1968), mais n’est pas traité dans l’étude ; Matoré (1968, 133) le mentionne simplement comme un “lexique de mots usités du XIe au XVIIe s.”
Elle reste en effet à être confirmée : “On excusera cette révélation, dont j’ajourne les preuves” (Dartois 1850, 2 n. 1). Pour les régionalismes traités ci-dessous, dont la seule attestation antérieure se trouve chez Roquefort, La Curne s’est avéré ne pas recenser le mot. Il ne semble donc pas constituer la source de Roquefort. Mais celui-ci a pu glaner des mots patois ailleurs.
“Le FEW 4, 177b a enregistré afr soi gober “se vanter” 13e s., sans attestations (manque T-L et Gdf) ; von Wartburg se réfère évidemment au glossaire de MontRayn 6, 335 : « Gober (se), se vanter », avec renvoi à Mantel v. 643 (MontRayn 3, 23) : Bien vous en poez or gober. Il s’agit pourtant d’une coquille rectifiée déjà dans les Notes et variantes du même volume (MontRayn 3, 314) : « gober, lisez gaber ».” (DEAF G6, 920.)