4.3.4.3. La relation à tout prix avec le français archaïque

Un travers qui se trouve non seulement chez des antiquaires comme Beauquier ou Puitspelu, mais également chez des linguistes comme Dubuisson et Bonin, ou Carton et Poulet, consiste à chercher à rapprocher les régionalismes avant tout des stades antérieurs du français, et cela même quand le français contemporain fournit le rapprochement souhaité. On trouve ainsi chez Puitspelu l’exemple d’un mot qu’il nous présente comme régional, et qu’il donne comme une survivance de l’ancien français, alors que ce mot appartient en fait au français général de son époque :

[159] artison n. m. “ver qui ronge le bois”.Artison

Puitspelu (1894) tire artison, qu’il situe à Lyon, du “vieux français” artuison “id.”. Il a récupéré cette forme dans GdfC (1er exemple cité), qui n’est en fait que l’une des formes sous lesquelles se présente le mot en ancien français : il aurait également pu citer artoizon, artaison, artuson, qui sont des formes attestées antérieurement à artison. En fait, la référence à l’ancien français (sous quelque forme que ce soit) est inutile, puisqu’artison dans ce sens n’est pas un régionalisme. Il est en effet le nom usuel pour désigner un “insecte ou larve d’insecte (teigne, dermeste, psoque, etc.) qui, dans les habitations, ronge les matières végétales ou animales (bois, pelleteries, étoffes, etc.)” (TLF), employé en français depuis la première moitié du 13e s. (et depuis 1652 sous la forme artison ; mot d’origine obscure d’après TLF ; FEW 13/1, 122 tarmes). Puitspelu a donc pris pour un régionalisme un mot du français commun, pour lequel il invoque un ancêtre en “vieux français”, alors qu’il aurait mieux fait d’aller voir dans les dictionnaires du français commun de son époque. On peut noter que artison est encore signalé comme régionalisme à Lyon et dans la Loire (Poncins) mais dans le sens spécialisé “acarien du fromage”.

On trouve chez Beauquier un régionalisme rattaché de façon plus que douteuse au français archaïque :

[163] courroir n. m. “corridor”.Courroir

Beauquier (1881, 94) considère que ce régionalisme, employé dans le Doubs fin 19e, est la forme ancienne qui a été supplantée par corridor (“Corridor est la forme moderne de courroir, dont il n’est que la traduction.”). Or, si corridor est bien un mot relativement récent en français (emprunté au 16e s. à l’italien corridore), il n’a pas supplanté courroir (dér. de courir < lat. currere) dont l’emploi en français, attesté au 13e s. (1246, FEW 2/2, 1566b), est restreint au langage de la marine où il désigne spécifiquement la coursive dans les bateaux. Si Beauquier considère que courroir est la forme primitive, c’est parce qu’il est dérivable du verbe courir, alors que la phonétique de corridor le marque comme un emprunt qu’on ne peut rattacher à la base verbale française. Mais il néglige à la fois le fait que courroir est un terme de marine, et non un mot du vocabulaire général, et qu’il n’est pas l’équivalent sémantique de corridor. Sa présence en français régional du Doubs peut très bien s’expliquer par une dérivation synchronique à partir de courir, sur le même modèle que mourir > mouroir, qui aurait ainsi créé un homonyme régional.

On trouve également plusieurs régionalismes rattachés à des mots anciens en français, mais qui auraient aussi bien pu être ramenés à des mots vivants en français commun, et avec lesquels ces régionalismes entretiennent des liens sémantiques :

[110] carbonnade n. f. “viande grillée”.Carbonnade

Carbonnade, attesté depuis 1534 (Rabelais), d’origine provençale ou italienne (TLF ; < lat. carbone) est un mot recensé avec le sens de “viande grillée sur des charbons” dans la lexicographie générale depuis Est 1539 (FEW), sans marque restrictive d’usage. Il est pourtant signalé comme régionalisme dans un certain nombre de relevés, semble-t-il à cause des réalités diverses auxquelles il s’applique selon les lieux : Belgique “plat de viande étuvée, coupée en morceaux”, Nord-Pas-de-Calais pl. “petits morceaux de boeuf à braiser, servis avec carottes et pommes de terre”, Landes “tranche de jambon que l’on fait griller”, Gironde “tranche de veau coupée dans la cuisse, rouelle de veau”, Haute-Garonne, Ariège “grillade de cochon” (Séguy 1951 : “vieux mot très diffusé”), Aude, Lozère “viande saignante avec des pommes de terre” (var. carbounade, charbonnade).

Carton et Poulet (1991) relient ce régionalisme à l’ancien français (13e s., Gdf) charbonnade “viande grillée sur les charbons”. Le recours à l’ancien français, et à cette forme précise de l’ancien français, est curieux : en effet, charbonnade est un hapax du 13e, également employé par Rabelais (mais alors comme francisation de carbonnade, TLF). Pourquoi aller chercher un emploi isolé du 13e s., dont la phonétique ne correspond pas (à moins que les auteurs n’aient appliqué l’équivalence [+a-] français = [ka-] picard ?), pour en faire l’étymon du régionalisme, alors que le mot, sous la forme carbonnade, est recensé dans tous les dictionnaires généraux contemporains, le régionalisme n’ayant une différence sémantique avec le sens attribué au fr. commun ? On peut noter que dans la partie sud, le régionalisme est communément attribué au substrat occitan (Camps 1991, Boisgontier 1991 et 1992) où le type lexical est représenté (FEW 2/1, 358a).

[81] chambrière n. f. “support de poêle”.Chambrière

D’après Dubuisson et Bonin (1993), ce régionalisme, employé dans le Cher et l’Indre dans le sens “support de la poêle accroché à la crémaillère”, est l’extension du sens de l’ancien français chambrière “servante” (dér. de chambre < lat. camera). Il n’est pas sûr qu’il s’agisse là effectivement d’un régionalisme : en effet, dans le sens “support” donné comme régional, le mot est répertorié comme terme technique dans les dictionnaires généraux à partir de Besch 1845 jusqu’à Lar 1929. Il n’est que l’un des nombreux sens techniques qu’a pris le mot chambrière (12e—15e “femme de chambre” ; fin 14e—1636 “servante (terme général)” ; 1690—1771 “servante de prêtre”, FEW 2/1, 133b-134a) depuis la fin du 17e s., à l’époque même où le sens d’origine commençait à vieillir. Les faits se présentent donc de la manière suivante : chambrière “servante” n’est pas un mot spécifique à l’ancien français, il survit jusqu’en français moderne ; il donne lieu, par extension, à de nombreux sens techniques (dont plusieurs sont encore vivants à l’heure actuelle, cf. TLF) dont le passage de l’un à l’autre peut se faire sans recours au sens de base “servante”. En effet, “support de poêle” peut être dérivé directement du chambrière “support de charrette”, sans passer par le sens général “servante” (notamment si l’on considère l’analogie mise en lumière par Land 1835 : “Cette chambrière est quelquefois une pièce de fer [...] montée sur un pied que l’on peut hausser et baisser au moyen d’une crémaillère”). Le recours à l’ancien français est donc inutile puisque le chambrière régional (?) se laisse rattacher à des sens techniques vivants.

[155] gringotter v. intr. “grelotter”.Gringotter

Ce régionalisme est employé en Franche-Comté dans le sens “tinter faiblement (cloche)”, et à Lyon dans le sens “grelotter” (depuis Du Pineau 1750, aujourd’hui “peu attesté”). Pour Puitspelu (1894), le mot est issu du verbe “vieux français” gringotter “faire des trilles”. Ce mot (d’origine inconnue) est apparu dans la deuxième moitié du 15e s. dans le sens de “gazouiller (pour un oiseau)”, puis (au 16e) “fredonner (pour une personne)” (FEW 21/1, 221b). A la fin du 19e s., ces deux sens sont encore bien vivants (cf. Li, DG ; le mot est aujourd’hui considéré comme “vieux, littéraire” par TLF). A l’époque de Puitspelu, gringotter consistait donc en un régionalisme sémantique, puisque le mot était employé dans l’usage général avec le sens de “fredonner”, et dans l’usage régional avec celui de “grelotter, claquer des dents”. Cependant, plutôt que de comparer le régionalisme avec un emploi synchronique français, Puitspelu a préféré rattacher son lyonnaisisme à un verbe “vieux français”, sans mentionner qu’il vivait encore dans le français de son époque (curieusement, Molard 1803 indique que “gringotter [...] signifiait autrefois frissonner”, ce qui correspond en fait à l’usage régional qu’il bannit mais qui n’a pas été recensé dans l’histoire du fr. commun). Le recours aux stades antérieurs de la langue, même quand il n’est pas nécessaire, est donc systématiquement privilégié par cet auteur qui vise ainsi à rattacher son parler lyonnais au “vieux français” et à le différencier systématiquement du français contemporain (cf. Salmon 1991b).

Dans tous les cas présentés ci-dessus, le recours au français archaïque s’avère injustifié, et témoigne d’une volonté d’établir à tout prix un lien entre cette époque de la langue et les régionalismes actuels, mais en aucun cas entre ceux-ci et le français moderne et même contemporain (cf. chap. 3).