Peu après s’être imposé à l’écrit face aux dialectes d’oïl dans l’aire proprement française, le français se diffuse également vers le Sud, dans les régions francoprovençales et occitanes. On dispose pour ces régions de renseignements assez précis, grâce aux travaux d’A. Brun. Le français est employé dès la fin du XIVe s. dans les textes administratifs des régions à la lisière de la France d’alors : Marche, Basse-Auvergne, Forez, Lyonnais, Bas-Dauphiné. Ainsi, dans le Forez, le français apparaît en concurrence avec le latin dans les actes administratifs à partir de 1380 ; dans la langue parlée, “il est vraisemblable que le français s’est répandu, parmi les classes instruites, au cours du XIVe siècle” (Brun 1923, 60). Sa diffusion est rapide dans cette région centrale, à la limite des parlers d’oïl, occitans et francoprovençaux :
‘“A l’aube du XVe siècle, toute la vallée de l’Allier et celle de la Loire avec leurs dépendances géographiques sont gagnées au français” (Brun 1923, 60-61). ’Dans le Lyonnais, le français apparaît à la même époque, et son emploi est généralisé un siècle plus tard, soit fin XVe. Dans le Dauphiné, on possède des écrits en français depuis le XIIIe s., mais il s’établit réellement comme langue administrative à la fin du XIVe s. dans la partie septentrionale (Bas-Dauphiné, région de Vienne et Grenoble). En revanche, il ne se diffuse dans le Haut-Dauphiné qu’au XVe s., et encore cette diffusion ne touche-t-elle que Valence et Romans, villes proches du Dauphiné francisé et au bord des grandes routes. Toute la partie montagneuse ignore le français jusqu’au XVIe (Gapençais, Embrunais, Briançonnais), ce qui est aussi le cas de la partie sud du Dauphiné, liée à la Provence.
En Savoie, les premiers documents écrits en français apparaissent plus tôt, au milieu du XIIIe s. Le français y remplace directement le latin (comme dans toute l’aire francoprovençale, le patois n’a pas été employé dans les textes). En Suisse romande, le français apparaît à la même époque (Jura bernois 1244, Neuchâtel 1251). Lorsque Calvin s’installe à Genève en 1541, il fait employer le français comme langue religieuse à la place du latin (HLF 7, 139-187 et 373-395). Dans la Vallée d’Aoste, rattachée jusqu’en 1860 au royaume de Savoie, le premier texte écrit en français ne date que de 1536, trois ans seulement avant l’édit de Villers-Cotterêts165. Le français remplace complètement le latin à partir de 1554. Une ordonnance du roi Emmanuel-Philibert de Savoie (1561) l’instaure comme langue officielle de la Vallée d’Aoste, qui est employée dans les administrations, à l’école et dans la prédication.
En revanche, jusqu’à la fin du XVe s., “les provinces de langue d’oc ne connaissent que leur idiome local, le français y est une langue étrangère” (Brun 1935, 149). A cette époque, un changement brusque intervient puisqu’en 1550 le français est la seule langue désormais employée dans les écritures166. Un siècle a suffi pour que le changement s’opère :
‘“Le français, qui est encore pour les Méridionaux une langue étrangère en 1450, est une langue partout connue en 1550” (Brun 1923, 407). ’D’après Brun (1923, 78-94) cette évolution est due à un changement politique : la France féodale cède la place à la monarchie centralisatrice, qui à partir de 1450 unifie le territoire. Le roi étend son autorité sur toutes les provinces, grâce notamment à l’administration qui s’installe dans toutes les villes quelque peu importantes et y implante l’usage du français dans les procédures administratives. Fin XVe et début XVIe, deux ordonnances royales cherchent à bannir le latin des cours de justice (Ordonnance de Moulins en 1490, de Charles VIII, et Ordonnance de 1510 de Louis XII), mais c’est celle de 1539 (Ordonnance de Villers-Cotterêts, de François Ier) qui y parvient. Par contrecoup, elle généralise l’usage du français au détriment des parlers locaux167. Au milieu du XVIe s., le français est connu et employé dans presque toute la France.
Dans le Midi, l’implantation du français s’est effectuée de manière sensiblement identique et contemporaine dans tous les lieux (Brun 1923, 73 ; 1935, 155). La progression, qui s’effectue du Nord au Sud, suit les voies de communication ; les centres urbains importants (à la fois économiquement et intellectuellement) y jouent un grand rôle :
‘“l’essor du français dans le Midi est canalisé selon les grands courants itinéraires et trouve dans les agglomérations qui servent d’étapes, un terrain solide où prendre racine” (Brun 1923, 409). ’A partir de 1480-1500, on trouve des écrits en français au nord du domaine occitan (Limousin, Périgord, Bordeaux, Haute-Auvergne, Velay, ...), et de 1500 à 1535 il pénètre les villes du Languedoc (Limoges, Toulouse, Béziers, etc.). Ainsi, l’ordonnance de Villers-Cotterêts a renforcé le mouvement amorcé par la politique de centralisation politique et administrative, en achevant de répandre le français là où il n’était pas encore employé. Mais elle n’a pas été la cause unique de ce changement, elle a trouvé un terrain préparé puisque le français s’implantait dans les régions depuis la fin du XIVe s., et dans le Midi il se diffusait depuis plus d’un demi-siècle. Elle a simplement achevé de le répandre dans le Midi, et dans de nombreux lieux a entériné une situation qui existait déjà de fait.
Jules Brocherel (Le patois et la langue française en Vallée d’Aoste, Neuchâtel, Victor Attinger, 1952) considère que “si la Vallée d’Aoste jugea à propos d’introduire l’usage du français dans ses bureaux administratifs trois ans avant la promulgation de l’édit de Villers-Cotterêts, c’est évidemment parce que cette langue était universellement connue et couramment parlée.” (130). A la lumière de la situation que l’on trouve par ex. dans le Midi, on peut modérer cette déclaration : l’emploi spontané du français témoigne en effet d’un certain degré de connaissance de celui-ci, mais son “universalité” touchait principalement les clercs.
Deux exceptions : dans le Béarn, rattaché en 1620, le parler local reste employé dans les actes jusqu’à la fin du siècle ; en Roussillon, rattaché en 1659, le français n’est imposé dans les actes administratifs qu’au XVIIIe s.
Cette ordonnance a donné lieu à des interprétations diverses. D’après Brun (1923, 90), François Ier a rompu avec la tradition des ordonnances précédentes, qui ne visaient qu’à bannir le latin au profit du parler local, en obligeant à employer le français à l’exclusion de tout autre parler. L’ordonnance stipule uniquement en “langage maternel françois”, ce qui pour De Certeau et al. (1975, 9) ne vise qu’à interdire l’usage du latin mais laisse la place à l’usage des parlers locaux.