5.2. Persistance des parlers locaux

5.2.1. La lente diffusion du français

Le témoignage des écritures, que l’on a utilisées pour juger de l’implantation du français, doit être accepté avec prudence pour ce qui concerne l’emploi effectif de la langue. Un parallèle avec la diffusion du français aux dépens du latin doit nous mettre en garde :

‘“on se met à tenir les écritures en français, soit, mais on les avait tenues en latin auparavant, et qui en concluerait qu’on parlât latin ?” (HLF 5, 46). ’

La disparition du patois dans les écritures ne présume en rien de sa disparition comme langue parlée. Comme le dit Nauton (1963, 39), ‘“le français langue écrite [...] a contribué à éliminer le dialecte comme langue écrite [...], mais sans anéantir avec la même force et la même ampleur le dialecte parlé.”’ On ne dispose d’aucun renseignement d’époque véritablement précis sur l’usage oral jusqu’à la fin du XVIIIe s. (HLF 7, 301-302 ; 8, 171). Mais comme l’on sait que l’usage des parlers locaux s’est maintenu au moins jusqu’au début du XXe s. (et perdure encore aujourd’hui dans certaines régions, notamment dans le Midi), il s’agit de cerner la façon dont fonctionnait le bilinguisme entre français et langue antérieurement parlée. En effet, l’introduction du français dans de nouveaux territoires a établi un fonctionnement diglossique où pendant une période assez longue “le français est la langue écrite, le dialecte est la langue parlée” (Brun 1935, 158). En effet, si la royauté a diffusé le français, c’était surtout dans le but politique de “rallier des élites en éliminant tout particularisme culturel qui pourrait étayer un autonomisme dommageable à la centralisation” (De Certeau et al. 1975, 9-10). Seule l’annexion politique importait à la royauté. Mais elle n’a eu aucune volonté de franciser effectivement les masses illettrées. Ainsi, le français reste, après son introduction à l’écrit, une langue étrangère pour la majeure partie de la population (qui continue à utiliser exclusivement son parler local), et n’est employé que par une minorité qui est une élite instruite qui sait lire et écrire. De plus, pour cette élite, le français reste une langue seconde et secondaire, puisqu’elle la pratique surtout à l’écrit, et que d’autre part elle utilise le parler local pour communiquer avec le reste de la population. Celle-ci s’est certes familiarisée avec le français, au travers des contacts que l’individu moyen peut avoir avec les représentants de l’autorité (HLF 7, 183), mais elle ne l’emploie pas couramment. Ainsi, au XVIIe s., des témoignages rapportent que le français n’est plus parlé dans les campagnes après la Loire (HLF 5, 48). A cette époque, Colbert a été le seul homme d’état à voir l’intérêt d’une langue nationale169, mais “entre l’ordonnance de Villers-Cotterêts et la Révolution, l’autorité souveraine ne fait rien pour propager parmi le peuple la connaissance effective et l’usage de la langue officielle” (Brun 1923, 439). Ni l’école, ni l’église n’ont pu jouer le rôle de diffusion du français dans le peuple (cf. HLF 5 et 7) : l’enseignement touchait peu de personnes, et était très mal organisé. Selon Brunot (HLF 5, 39), ‘“On se demande, en présence de certains textes, si l’on exigeait toujours des maîtres d’école eux-mêmes qu’ils sussent le français. Cela ne paraît pas du tout assuré”’. Et souvent, pour se faire comprendre, l’instituteur comme le curé préféraient parler patois.

Ainsi peut-on dire que jusqu’à la Révolution,

‘“L’unité de langue dans le royaume, ne va guère au-delà de la façade” (Brun 1923, 429). ’

On peut voir un changement de statut à partir du milieu du XVIIIe s. où la bourgeoisie des villes du Sud cède à l’attrait du français et se met à l’adopter comme langue usuelle170 : c’est à cette période qu’apparaissent les préservatifs composés en province à l’attention de la bonne société qui cherche à parler un pur français (cf. chap. 2 et 3)171. Le nombre croissant d’ouvrages de ce style, surtout au XIXe s., et dans toutes les provinces, constitue “un signe manifeste des dispositions de la bonne société à l’égard du français” (HLF 7, 328).

Ce mouvement pour l’abandon des parlers au profit du français est relayé à la Révolution par le pouvoir politique : en effet, la Révolution cherche à unifier le pays, et la langue entre en compte dans cette unification. Le français peut servir de langue nationale, tandis que les parlers locaux sont particularistes. L’abbé Henri Grégoire (cf. chap. 3) a soulevé l’idée qu’il y avait en France une question linguistique et qu’il fallait une politique de la langue. Les résultats de l’enquête, qu’il a réalisée par correspondance dans tout le pays, à l’aide d’un questionnaire portant sur l’emploi respectif du français et du patois, montrent que si le français a fait des progrès depuis le milieu du XVIIIe s. (soit une cinquantaine d’années), “l’usage des patois était resté universel dans les campagnes, et général même dans le peuple des villes” (HLF 7, 318). Les conclusions du rapport Grégoire (soumis au Comité d’Instruction Publique le 28 mai 1794, puis à la Convention le 6 juin) sont alarmistes sur la progression du français :

‘“Il n’y a qu’environ quinze départements de l’intérieur où la langue française soit exclusivement parlée [...]. Nous n’avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms. [...]. On peut assurer sans exagération qu’au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu’un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu’en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent n’excède pas trois millions, et probablement le nombre de ceux qui l’écrivent correctement encore moindre.” (cité dans De Certeau et al. 1975, 301-302.) ’

Malgré une volonté politique d’anéantir les patois, la Révolution n’aura aucune action décisive dans ce sens. En effet, Grégoire se contente de réclamer le développement de l’instruction publique. Mais comme les maîtres manquent, on continue à faire traduire les décrets dans les régions où l’on ne comprend pas le français. Cependant, l’apport de la Révolution a été d’avoir créé un état d’esprit qui estime “que le français est plus qu’une langue de gouvernement, qu’il est la langue de la nation” (Brun 1923, 495).

C’est finalement au XIXe s. que l’usage du français se généralise172, mais en dernière analyse ce n’est pas la décision politique d’avoir la même langue dans tout le pays qui a eu une influence décisive. D’autres causes ont joué, dont l’une des plus importantes peut-être est la connotation péjorative qui s’est attachée aux patois, considérés comme une langue d’arriérés (comme le montre le terme même de patois, issu du radical patt- exprimant la grossièreté). Les circonstances sociales ont beaucoup influé pour répandre le français : il faut citer l’action de la conscription (générale depuis 1875), de l’instruction (obligatoire depuis 1886), de la diffusion des journaux et des livres, de l’exode rural, du développement des moyens de transport173 et du tourisme :

‘“Le chemin de fer, la presse lue et commentée en commun, le service militaire, l’école enfin ont créé des circonstances favorables à une francisation qui a touché un nombre considérable d’individus.” (Chaurand 1985, 367). ’

A. Brun (1946, 117) y voit un ensemble de contraintes visant à obliger les gens à abandonner leur parler au profit du français :

‘“La seconde partie du XIXe siècle, le début du XXe, ont multiplié ces contraintes directes ou indirectes, avec l’instruction primaire obligatoire, le service militaire obligatoire, sans parler du suffrage universel avec ses agents, ses affiches et ses réunions électorales. La vie civique, comme la vie administrative, est funeste aux idiomes locaux”. ’

Mais il faut bien dire qu’une grande partie des locuteurs a abandonné d’elle-même sa langue pour parler uniquement français.

Notes
169.

Il a même essayé de faire apprendre le français aux Indiens du Québec (HLF 5, 107-110).

170.

Ainsi, c’est à la fin du XVIIIe s. que Brunot situe le passage du patois à l’ « argot canut » à Lyon (HLF 7, 21). Ce que Brunot et Dauzat (1933, 134 ; 1935, 188) appellent le canut est en fait le français régional de Lyon. Le premier document lexicographique sur le français parlé à Lyon, daté de 1750, amène à reconsidérer la date avancée par Dauzat (1933, 134) pour la disparition du patois de Lyon, qui se situerait au début du XVIIIe s. En effet, le relevé de mots lyonnais établi par Du Pineau vers 1750 contient beaucoup de termes dialectaux, ce qui permet de dire qu’au milieu du XVIIIe s. le peuple lyonnais parlait encore couramment patois, bien qu’il connaisse également le français (Vurpas 1991, 8).

171.

Le mouvement en faveur du français est antérieur en Suisse, où paraît à Genêve en 1691 l’ Essai de remarques particulières sur la langue françoise pour la ville de Genève, de François Poulain de La Barre. Un autre préservatif qui préfigure la chasse aux gasconismes paraît en Allemagne en 1761 : c’est un ouvrage de Prémontval écrit à destination des réformés exilés, intitulé Préservatif contre la corruption de la langue françoise en France et dans les pays où elle est le plus en usage, tels que l'Allemagne, la Suisse et la Hollande (d’après HLF 7, 325).

172.

“Le XIXe siècle a été décisif” (Dauzat 1930, 548).

173.

“Le bon état et le développement des moyens de communication favorisent aussi la pénétration d’une langue de civilisation.” (Dauzat 1946a, 108).