5.2.2. Progression du français et survie des parlers dans les différentes régions

5.2.2.1. Domaine d’oïl

Dans les pays d’oïl, on a sans doute surestimé l’ampleur de la diffusion de la langue nationale à date ancienne, en raison de la situation linguistique particulière créée par le contact entre la langue standard et les variétés dialectales de cette même langue (cf. 5.1.1). Le critère discriminant des dialectes d’une même langue de langues différentes est l’intercompréhension régnant entre les dialectes d’une même langue. En domaine d’oïl, le français s’est diffusé rapidement et a pu être estimé connu de tous à partir du début du XIVe s., alors qu’il était seulement compris de par sa ressemblance avec les autres parlers d’oïl : on n’aurait donc même pas affaire à une compétence passive de la langue (HLF 7, 319). Les témoignages recueillis à partir de la fin du XVIIIe s. vont dans ce sens : ainsi, dans son rapport, Grégoire affirme que “Il n’y a qu’environ quinze départements de l’intérieur où la langue française soit exclusivement parlée” (cité dans De Certeau et al. 1975, 301). Mais il ajoute cette réserve : “encore y éprouve-t-elle des altérations sensibles, soit dans la prononciation, soit par l’emploi de termes impropres et surannés” (id.). Les correspondants de Grégoire pour le Poitou et le Centre déclarent qu’on y parle un “mauvais français”, ou encore un “français corrompu”, ce que F. Brunot interprète en se demandant : “S’agit-il vraiment de français patoisé ou de patois ?” (HLF 7, 302). De tels témoignages apparaissent aussi dans les Mémoires Statistiques des Départements remplis par les Préfets au début du XIXe s. Ainsi, dans la Meurthe, le Préfet estime que l’ “on parle français avec assez de pureté dans nos villes, et parmi les gens bien élevés, on ne remarque point d’accent particulier... Mais le langage du peuple est fort lourd” (cité dans HLF 9, 410). Ce langage fort lourd n’est alors pas identifié avec le patois : dans le Nord, on a vécu dans l’illusion que le patois avait disparu (ce qu’affirment déjà de nombreux correspondants de Grégoire, qui ne mentionnent qu’un français mal prononcé ou déformé, ainsi que les Préfets de l’Indre, Indre-et-Loire, Marne, Maine-et-Loire, Nièvre, Calvados, Eure, etc.).

‘“Il est à remarquer que presque tous les Préfets des départements au nord de la Loire, même quand ils envoient des traductions, ne reconnaissent pas l’existence de dialectes” (HLF 9, 201 n. 5).’

Ainsi, même dans le Nord, le français n’a longtemps été qu’une langue officielle, tandis que la langue usuelle restait le parler local. Là encore, on manque de renseignements précis sur la répartition des variétés de langue ; il faut se fonder essentiellement sur ce qu’a dit Dauzat, dont le découpage en phases apparaît très schématique, puisque chacune correspond très étroitement à un siècle. Dauzat considère que le français est devenu la langue de la noblesse au XVIe s., et qu’à cette époque l’usage du patois commence à se perdre dans les villes. Mais “c’est surtout à partir de Malherbe que le langage de Paris devient un signe de bonne éducation” (Dauzat 1935, 189), et est progressivement adopté par la bourgeoisie des villes, où l’usage du patois décline à partir du XVIIe s. Il reste cependant l’unique langue dans les campagnes (où l’on comprend le français) : vers 1800, tous les patois de la France du nord, sauf autour de Paris, étaient encore vivaces (Dauzat 1906, 232). D’après A. Brun (1923, 475), en Bourgogne, Mâconnais, Bresse, Franche-Comté, dans le Centre et le Poitou, “dans les villes, on ne parle que français ; les paysans l’entendent, quelquefois le parlent, mais entre eux préfèrent le patois”. Le XIXe s. voit un déclin de la situation de bilinguisme dans le Nord (Dauzat 1930) : cependant, le patois s’est maintenu au moins jusqu’au début du XXe s. Ainsi, les enquêtes effectuées pour l’ALF indiquent que les parlers relevés dans l’Oise, la Marne, l’Eure, le Cher, etc., ne sont plus employés que par des locuteurs âgés (Dauzat 1935, 190). Pour la période 1880-1914, J. Chaurand (1985, 339) affirme que le bilinguisme était encore largement répandu dans les campagnes, bien qu’il se soit affaibli ou ait même disparu de beaucoup de milieux urbains et de quelques secteurs d’oïl. Mais la publication, dans la deuxième moitié du XXe s., d’atlas linguistiques pour les régions du Nord indique que ces parlers survivent encore. Le problème de la survivance des patois d’oïl rejoint alors celui de la transformation de ces parlers sous l’effet de la langue nationale, et des stades transitoires patois francisé, français patoisé, français régional (cf. 2.1).

En Belgique wallonne, encore au XVIIIe s., “le français [...] reste une langue étrangère à la grande majorité de la population. Même une grande partie de la bourgeoisie se sert du wallon dans ses relations quotidiennes” (Massion 1987, 30). La francisation des masses se déroule au cours du XIXe s., mais au début du XXe s. on trouve encore un petit nombre de locuteurs ne connaissant que le wallon. De nos jours, si l’usage du patois a tendance à disparaître, un grand nombre de locuteurs en ont cependant une compétence passive (Massion 1987, 35).