5.2.2.2. Régions francophones de substrat non roman ou non contiguës

En Bretagne, l’aristocratie et la bourgeoisie des villes étaient bilingues à la fin du XIXe s. (Dauzat 1946a, 107). Mais “A ce moment, dans les masses rurales de langue bretonne on parlait encore fort peu le français” (id.). La francisation se développe assez rapidement au XIXe s., mais touche d’abord et principalement les villes, dont certaines seulement (Vannes, Brest, Lorient) diffusent à leurs alentours le français (Dauzat 1946a, 112). Une partie importante de la population rurale n’a appris le français qu’à la fin du XIXe s. et même au début du XXe s. Une enquête réalisée en 1925-26 par A. Dauzat révèle que “10 à 15 % des Bretons de langue bretonne ne savent pas le français ; ceux qui ne le comprennent même pas sont moins de cent mille.” (1946a, 141).

L’Alsace fournit également un cas de francisation tardive, due en partie à sa date de rattachement à la France (1648) et à son histoire chaotique qui l’a entraîné alternativement vers la France ou l’Allemagne (cf. 5.1.3). Si au XIXe s., le français se répand dans la bourgeoisie et le peuple, l’alsacien reste cependant la langue usuelle de la majorité de la population. Le mouvement est interrrompu de 1871 à 1918 (rattachement de l’Alsace à l’Empire allemand), reprend à partir de 1918, mais le dialecte est toujours vivace. Ce n’est finalement qu’après la guerre que le français s’impose comme langue usuelle en Alsace174. En 1946, seuls 66, 4 % des Alsaciens dialectophones connaissent le français ; en 1962, le pourcentage passe à 80, 5 % (Wolf 1983).

Les régions restantes soulèvent deux problèmes distincts : celui de la distance et de l’isolement par rapport à la patrie d’origine, et celui du statut du français.

On a longtemps soutenu la thèse que les premiers colons du Canada n’auraient parlé que patois, et que le français du Canada serait issu d’une unification des variétés dialectales. Or, puisque les colons étaient originaires en grande majorité de la partie Ouest et du Centre de la France, et principalement d’agglomérations urbaines où le français était diffusé à l’époque, il faut plutôt considérer qu’ils ont utilisé le français comme langue commune175. Par ailleurs, la persistance de l’emploi du patois est un sujet encore débattu : Poirier (1995) pense que ceux-ci n’ont jamais été employés sur le territoire canadien (“il n’y a pas eu, sur le territoire nord-américain, concurrence entre français et dialectes”, 18). Mais, étant donné qu’au XVIIe s. ils étaient encore vivaces dans les zones d’origine des émigrants, on peut envisager, avec Lavoie (1995), que les colons utilisaient un registre bilingue français-patois (“les premiers arrivés devaient avoir une assez bonne connaissance du français commun, parallèlement à celle de leur parler d’origine, éventuellement”, 346).

Un fait particulier au Canada est généralement invoqué comme décisif du caractère conservateur de son français : la cessation du Canada à l’Angleterre en 1763 (Traité de Paris)176 et sa coupure avec la France.

‘“Tout parler transplanté (début XVIIe) loin de sa source d’origine et d’enrichissement et, en plus, dominé un siècle et demi plus tard (1763) par une autre langue (anglais) garde plus longtemps les sens anciens et il ne peut plus suivre le même renouvellement lexical” (Lavoie 1995, 372). ’

La coupure d’avec la métropole était considérée par Dauzat (1930, 563) comme la source principale de l’archaïsme du français parlé au Canada (on pourrait dire la même chose de la Louisiane, abandonnée par la France d’abord en 1762-63 aux Espagnols et aux Anglais, puis définitivement aux Etats-Unis en 1803). Le français de France n’a pu y jouer le rôle de norme, malgré les efforts des puristes dès le XIXe s., puisqu’il n’y était pas connu de la majorité des locuteurs.

La situation particulière de la langue française dans un certain nombre de régions francophones peut influer sur l’état de cette langue : dans certains pays où le français est employé, il ne s’y est pourtant pas substitué à un substrat pour être aujourd’hui la langue usuelle de la population (par ex. en Afrique, en Algérie, en Haïti). Il a été importé par un petit nombre de francophones, minoritaires par rapport aux populations locales, et le français a échoué à se diffuser comme langue usuelle pour l’ensemble de la population. La situation d’Haïti (pour laquelle Pompilus 1961 fournit une description détaillée) éclairera les facteurs particuliers à prendre en compte dans l’évaluation des survivances dans le français de ces régions. En Haïti, le français s’est implanté depuis le XVIIe s. mais est resté (en 1961) la langue d’une minorité de la population (planteurs, administration, justice), malgré son statut de langue officielle depuis 1804. Dans ses fonctions officielles, il est la langue de l’administration, de la justice et de l’enseignement. Mais la majorité des gens parle le créole, qui est né de la situation esclavagiste (des esclaves sont importés dès le début du XVIe s., mais l’ère coloniale ne débute véritablement qu’au début du XVIIIe s. où les esclaves arrivent en masse). Les francophones se trouvent surtout à Port-au-Prince ; ils doivent aussi connaître le créole pour pouvoir communiquer avec le reste de la population :

‘“Aujourd’hui encore [...] le créole constitue l’unique langue de la majorité des Haïtiens et le trait d’union entre les masses et les élites du pays” (Pompilus 1961, 17).’

Pompilus remarque dans le vocabulaire français d’Haïti des survivances de la langue classique (XVIIe-XVIIIe), qu’il attribue à la faible vitalité du français en Haïti : il y est surtout un instrument de culture, qui se maintient principalement par l’école et le livre, et les classiques du XVIIe s. occupaient une place importante dans l’éducation vers 1885. De fait, la tendance à conserver des termes vieillis ou sortis de l’usage est surtout manifeste à l’écrit, et cela principalement avant 1900. A l’oral, les traces sont peu nombreuses, et surtout sensibles chez des gens ayant un certain niveau d’instruction (enseignant, acteur, secrétaire d’état). La tendance conservatrice que l’on trouve en Haïti est donc due à la tradition grammaticale et au livre, transmise par l’enseignement, qui touche donc les couches les plus cultivées (Pompilus 1961, 245).

Bien que relevant d’un substrat francoprovençal, on peut traiter ici la situation très voisine de la Vallée d’Aoste, où le français (langue officielle à côté du francoprovençal valdôtain langue d’usage) est en déclin depuis la deuxième moitié du XIXe s., date à laquelle l’italien est entré en concurrence avec lui (à partir de 1860, la Vallée s’italianise ; depuis 1886, un flot de touristes italiens s’y déverse ; dans les années 1920, le régime fasciste bannit le français). La région n’est redevenue bilingue que depuis 1945. Les circonstances historiques peuvent là aussi avoir leur importance dans le phénomène de survivance : le français est employé à côté de l’italien et du francoprovençal valdôtain. Il est une langue en régression depuis un siècle et demi : ainsi, les locuteurs nés sous le régime fasciste ignorent souvent le français, ceux nés après-guerre le connaissent approximativement, tandis que les jeunes sont tournés vers l’italien. Le français est donc dans cette région la langue de la vieille génération. Ce statut particulier du français (qui contraste avec la situation de prédominance qu’il possède dans les régions de France) doit être pris en compte :

‘“Un autre phénomène non négligeable réside dans les survivances. Leur maintien et leur nombre assez élevé trouvent leur justification dans les circonstances historiques. N’oublions pas en effet que la Vallée d’Aoste a été séparée politiquement du monde francophone depuis 1860. Hormis de rares contacts avec les Savoyards, les Valaisans et les émigrés installés dans l’Hexagone, elle n’est qu’un enclave peu peuplée de la république italienne. Il est dès lors logique d’y retrouver des archaïsmes propres à toute aire linguistique périphérique — mais plus qu’ailleurs en raison justement de sa situation et de son statut” (Martin 1984, 166-167).’

Il convient donc de distinguer (cf. Lüdi 1990, 322) les situations où le français est aujourd’hui la langue usuelle (vernaculaire) de la population, comme c’est le cas en France, en Vallée d’Aoste, au Québec, en Acadie, en Louisiane, de celles où il fait figure de langue cultivée réservée à une portion minime des locuteurs, où il est une langue officielle et où ce statut peut entraîner des effets particuliers (comme en Haïti). Ainsi, notre travail ne tiendra pas compte du français parlé en Afrique, en Algérie (où sa diffusion date de 1830, mais où il n’est pas devenu la langue usuelle de la population : Duclos 1992), en Haïti ou à Bruxelles.

Notes
174.

Suite à l’annexion allemande de 1940 à 1944, une partie des gens nés entre 1934 et 1938 n’apprennent pas le français et d’autres en perdent l’usage.

175.

“La thèse longtemps soutenue que les premiers colons ne parlaient que le patois et ne se comprenaient pas entre eux (Rivard 1906, 1914 ; Dulong 1973 ou Barbaud 1984) est difficilement défendable” (Lavoie 1995, 346).

176.

Dès 1713, les Anglais avaient pris possession de l’Acadie par le Traité d’Utrecht.