A l’heure actuelle, la disparition du bilinguisme patois-français dans de nombreuses régions francophones pourrait faire oublier que le passage du patois au français comme première langue s’est effectué pour une grande partie des locuteurs il y a un siècle au plus177. L’histoire de la mutation linguistique en France, qui s’est déroulée sur plusieurs siècles, montre donc que si le français a été connu à date ancienne, il n’est resté longtemps qu’une langue écrite, tandis que le patois, qui est resté en usage jusqu’au XXe s. (il l’est encore aujourd’hui dans certaines régions), était la langue usuelle et la langue apprise la première, et ce jusqu’à une période assez récente.
On peut tirer deux arguments contradictoires de ces faits. D’une part, puisque “le français est la langue écrite, le dialecte est la langue parlée” (Brun 1935, 158), cette diglossie crée un statut particulier au français : son emploi n’est pas un usage courant de la langue. Et l’on sait que dans des conditions spéciales d’emploi, les langues ne se comportent pas face à l’évolution de la même manière que dans le cas d’usage normal (par ex., les langues en voie d’extinction ne se renouvellent plus). Le français est resté longtemps une langue uniquement écrite, connue par une minorité instruite, mais peu employée à l’oral, qui a pu être apprise et véhiculée par les livres. Une telle langue, que l’on utilise peu et que l’on connaît mal, peut rester statique, et favoriser le maintien d’une langue archaïsante (cf. la situation que l’on trouve en Haïti).
D’autre part, le maintien des parlers locaux comme langue principale jusqu’à une date relativement récente178 implique que cette langue a pu avoir un effet (comme langue de substrat) sur le français parlé par les locuteurs bilingues. L’influence des parlers locaux sur le français a été depuis longtemps reconnue179, et constitue l’explication principale des particularités locales que l’on remarque dans ce français. Maintenant, puisque cette influence est reconnue, il convient de la réintroduire dans la problématique des survivances : en effet, il faut remarquer que lorsqu’un régionalisme s’avère être identique à un terme français archaïque, bien souvent on ne cherche pas plus loin l’explication et l’on conclut à un maintien du terme français archaïque. Cependant, cette décision ne peut être prise qu’après avoir examiné non seulement les états antérieurs du français, mais également la situation du patois constituant le substrat de la région où le régionalisme a été relevé. En effet, puisque son influence a joué dans nombre de cas, pourquoi ne pas l’envisager là aussi, sinon par une décision théorique arbitraire qui privilégierait l’explication par l’archaïsme au détriment d’autres solutions possibles ? Ainsi, théoriquement, même pour les régionalismes qui ont été identifiés comme étant des archaïsmes en français commun, il faut également prendre en compte l’influence du substrat dialectal. En pratique, bien peu de chercheurs en tiennent compte, et le choix s’effectue surtout en fonction de la conception qu’ils se font de l’origine des régionalismes : la tendance dialectologique cherchera à tout raccrocher aux patois, tandis que les linguistes tournés vers l’histoire du français s’en tiendront avant tout au français ancien. La perspective proposée ici constitue une sorte de voie médiane, qui (pour reprendre les termes de J.-B. Martin) ne cherche pas à trancher entre le « tout-archaïsme » et le « tout-dialectalisme », mais considère à la fois l’influence des stades antérieurs du français et celle du substrat, et cherche à mettre à jour des convergences entre les deux.
Aujourd’hui encore, on trouve des personnes dont la langue maternelle n’est pas le français, mais un patois.
Le français a été la langue usuelle plus tôt pour les classes urbaines et cultivées, mais elles n’emploient pas beaucoup de régionalismes non plus.
“Tout gasconisme vient du patois, ou langage du Pays. Les enfans parlent ce patois avant de parler français. [...] Dominé par l’habitude, on ne fait que le traduire, lorsqu’on parle français” (Desgrouais 1766, v-vi).