Chapitre 6. Le contact de langues comme frein au changement linguistique

6.1. Contact de langues et interférences : le contact de langues comme source d'évolution lexicale

Le contact entre langues romanes est un phénomène qui a été abordé dès les débuts des recherches sur les interférences entre langues : Nannucci (1840)180 a traité des emprunts faits à l’occitan par l’italien, Baralt (1874)181 des emprunts français en castillan, etc. Si l’on s’est d’abord surtout intéressé aux influences entre grandes langues romanes comme l’espagnol, l’occitan, l’italien, le roumain, le français (Hope 1980, 252-253), les études se sont ensuite orientées vers les parlers romans moins importants (d’un point de vue extra-linguistique, bien sûr ; par ex. Bec 1968182), ainsi que vers les contacts entre langue commune et dialectes de celle-ci (par ex. Bloch 1921 pour l’influence du français sur les parlers d’oïl des Vosges). L’influence des parlers gallo-romans sur le français, qui s’inscrit dans ce cadre général, a été abordée par les travaux de Baldinger (1957, 1961, 1966), Guiraud (1968a), et Gebhardt (1974) notamment. Le sujet précis qui nous occupe, compris dans ce thème, se particularise sur deux points : il concerne l’influence à laquelle est soumise non la langue générale, mais des variétés géographiquement restreintes de celle-ci (les français régionaux) ; le contact dont il est question a pour effet non pas l’apparition de traits linguistiques nouveaux dans la langue soumise à influence, mais le maintien de traits déjà possédés par cette langue.

Les phénomènes d’interférence découlant du contact de langues relèvent des études sur le bilinguisme (et bien que d’abord privilégiés dans l’histoire de la discipline, ils sont loin d’épuiser le champ d’étude). Deux (ou plusieurs) langues183 sont dites en contact lorsqu'elles sont utilisées alternativement par les mêmes locuteurs (qui peuvent posséder la compétence de l’une d’entre elles à des degrés divers). Le point de contact des langues est donc l'individu lui-même, qui est dit bilingue (Weinreich 1964, 1). Souvent, la connaissance de plus d'une langue est un facteur d’évolution des systèmes en contact, car elle entraîne des modifications dans les structures linguistiques et les normes d' (au moins) une des langues en contact : il s’agit de phénomènes dits d'interférence. La langue qui provoque l'interférence est la source d'interférence (ou modèle), la langue qui la subit est la cible. Selon la conception de Weinreich, le bilinguisme s’apparente à une tâche à accomplir : le locuteur bilingue doit essayer de reproduire fidèlement les normes unilingues de chaque système. Mais l’humain est une machine faillible : pour se simplifier la tâche, le bilingue établit certaines identifications entre des éléments des deux langues ; mais ces éléments n'ont pas toujours la même valeur, ni ne sont tout à fait comparables, et de mauvaises identifications entraînent des interférences entre les systèmes en présence :

‘“Les signes de la langue C [cible], c'est-à-dire les éléments de son système signifié ou de son système signifiant, finissent par être identifiés avec les signes des éléments de la langue S [source] [...]. Dès lors, le bilingue soumet les éléments identifiés de la sorte à un traitement ultérieur obéissant aux normes de S, lesquelles, pour certains points, peuvent bien ne pas correspondre à celles de C” (Weinreich 1968, 652).’

Assimiler les interférences à de simples “ratés” d’une situation bilingue ne prend en compte qu’un aspect du phénomène : il faut aussi voir que l’emprunt résultant d’une interférence peut être le résultat d’un acte volontaire de la part du locuteur. L'emprunt est en effet un des moyens de satisfaire aux besoins de renouvellement et d'innovation lexicaux qui se manifestent dans une langue. Un emprunt peut devenir nécessaire quand, par la comparaison entre deux langues, le bilingue constate des lacunes lexicales dans une langue, ou des différenciations insuffisantes dans certains champs sémantiques, qu'il cherchera alors à combler. Selon Weinreich (1968, 665), la lacune lexicale “est peut-être la condition de base de l'interférence”. La part de dysfonctionnement de la mécanique linguistique est également négligeable dans les cas où l’interférence est motivée par le statut social des langues en contact : une langue adopte les traits d’une autre langue parce qu’elle la trouve prestigieuse (ou que ses locuteurs apparaissent comme tels), et cherche ainsi à s’adjuger un peu de ce prestige. Le prestige dont une langue se trouve investie peut prendre des formes multiples :

‘“Dans une certaine mesure, la notion de prestige défie toute définition rationnelle : à cet égard, prestigieux et à la mode sont des termes presque interchangeables.” (Winter 1973, 139.)184

Dans de nombreux cas, ce statut social des langues en contact explique que les interférences soient majoritairement unidirectionnelles :

‘“Lorsque des locuteurs apprennent une langue de prestige, ils sont soumis à une pression sociale qui les poussent à l’acquérir sans fautes. Ils parlent la langue apprise aussi bien que possible en évitant d’y introduire des éléments de leur langue maternelle.” (Crowley 1992, 267.)185

Les interférences peuvent se produire dans tous les sous-systèmes de la langue (phonétique, grammaire, morphologie, lexique, ...). Il existe cependant une échelle de perméabilité à l’interférence : la facilité d'adoption de traits étrangers semble dépendre du degré de variation admis parmi les composants d'une langue. Les sous-systèmes très structurés (très fermés), comme les classes paradigmatiques ou le système phonologique, sont moins sensibles aux influences étrangères (ou, tout au moins, atteints moins vite) que le lexique, qui, étant le moins fortement structuré, s’avère le plus perméable et le premier touché par l'interférence.

‘“Les unités lexicales jouissent d'une diffusion facile (comparativement aux unités phonologiques ou aux règles grammaticales) et il suffit d'un contact minimum pour que les emprunts se réalisent” (Weinreich 1968, 664).’

Les différents types d'interférences lexicales peuvent être englobés sous le terme générique d’emprunt, puisque dans tous les cas la langue emprunteuse prend quelque chose à la source, que ce soit un de ses éléments ou une de ses structures. Le terme emprunt a souvent été critiqué car, dans l'usage général, lorsque l'on prend quelque chose à son propriétaire, cela implique que celui-ci ne la ne possède plus après coup, tandis que dans l’emploi méta-linguistique, l'élément « emprunté » est encore présent dans la langue-source après « l'emprunt » (Deroy 1980, 18). Pour paraphraser Vaugelas, on peut dire que l’Usage s’est pourtant prononcé en faveur de cet emploi, aussi impropre qu’il puisse paraître186.

Depuis Haugen (1950)187, on répartit les différents types d’interférences par rapport aux modifications subies par le modèle dans le processus d’emprunt, ce qui donne deux grandes classes. Nous suivrons ici la classification donnée par Humbley (1974), calquée sur celle de Haugen (1950), et reprise notamment par Höfler (1982).

  1. La première classe correspond à l’importation d’un élément du modèle : c’est ce qu’on appelle traditionnellement l’emprunt lexical, la catégorie d’emprunts la plus fréquente dans les langues, et donc la plus représentative (la plus « prototypique »). Un élément lexical est adopté d’une autre langue par une langue emprunteuse. Parmi ces mots d’emprunt se trouvent des éléments de complexité morphologique variable : ce sont aussi bien des éléments simples, que des composés ou dérivés, qui dans la cible ne sont pas forcément analysés comme tels, comme c’est le cas pour l’ang. riding-coat > fr. redingote. On trouve également empruntés des syntagmes (ex. femme fatale, bon voyage en ang.) et des structures syntaxiques plus larges (ex. après moi le déluge en ang.).

  2. La deuxième classe correspond à la substitution, où les éléments du modèle sont remplacés par des éléments indigènes, mais dont la structure est calquée sur celle du modèle. Elle englobe d’abord le cas de l’emprunt sémantique, aussi appelé calque sémantique, où un mot de la langue emprunteuse enrichit son signifié en acquérant un sens supplémentaire qu’elle prend au (calque sur le) mot du modèle qui lui est partiellement équivalent. L’ex. traditionnel est l’enrichissement sémantique du fr. réaliser (d’abord “concrétiser”) du sens “se rendre compte” (1895) sous l’influence de l’ang. to realize “id.”. La seconde classe recouvre également le cas du calque, où un élément morphologiquement complexe du modèle est analysé et reproduit par des éléments équivalents de la langue emprunteuse, comme on le voit dans le cas de l’ang. sky-scraper > fr. gratte-ciel, esp. rascacielos. Le modèle peut être reproduit mot à mot (fr. canadien tomber en amour avec quelqu’un d’après l’ang. fall in love with someone) ou ne fournir qu'un modèle général pour la reproduction, comme dans la traduction dynamique (loanrendition de Haugen) de l’ang. skyscraper par l’all. Wolkenkratzer (littéralement “gratte-nuages”).

Ces grands types n’épuisent pas la gamme des interférences : il existe notamment une catégorie intermédiaire entre importation et substitution qu’on peut appeler des hybrides (loanblends chez Haugen), où une lexie complexe est partiellement importée, partiellement substituée, comme dans le fr. surbooking < ang. overbooking.

Notes
180.

Nannucci, V. (1840), Voci e locuzioni italiani derivate della lingua provenzale, Firenze.

181.

Baralt, R. M. (1874), Diccionario de galicismos, o sea de las voces, locuciones y frases de la lengua francesa que se han introducido en el habla castellana moderna, 2e éd., Madrid.

182.

Bec, Pierre (1968), Les interférences linguistiques entre gascon et languedocien dans les parlers du Comminges et du Couserans, Paris, PUF.

183.

Dans ce contexte, langues est employé comme terme générique désignant tout système linguistique, qu’il s’agisse de langues, de dialectes d'une même langue, de variétés d'un même dialecte (patois) ou de variétés d'une même langue standardisée (qu’en français on se refuse à appeler dialectes, et qui sont les langues spéciales, les variétés sociales, les argots, etc.).

184.

“To a certain extent, prestige defies rational definition; in this respect, prestigious and fashionable are almost interchangeable terms.” (Winter 1973, 139.)

185.

“when speakers learn a prestige language, they are under social pressure to acquire it without flaws. They speak the acquired language as well as possible and avoid carrying over into it items from their native language.” (Crowley 1992, 267.)

186.

“l’Usage fait beaucoup de choses par raison, beaucoup sans raison, et beaucoup contre raison” (VaugelasM 1984, 50).

187.

Haugen, Einar (1950), “The analysis of linguistic borrowing”, Language 26, 210-231.