6.2. Contact de langues et rétention lexicale

6.2.1. La résurgence lexicale

D. Geeraerts a mis à jour un phénomène de sémantique diachronique particulièrement intéressant, qu’il appelle polygenèse sémantique : dans l’histoire d’un mot polysémique, le même sens peut apparaître plusieurs fois, sans qu’il y ait de lien de continuité entre ces apparitions successives, qui sont autant de re-créations.

Pour Geeraerts, qui travaille dans le cadre de la sémantique du prototype (sémantique cognitive), les différents sens d’un mot polysémique s’organisent en groupes, formant ainsi des centres prototypiques (Geeraerts 1985, 138). Tous les sens ne possèdent pas la même importance, ou, en termes de sémantique cognitive, la même saillance : il y a des sens centraux, caractérisés par leur longévité et leur prépondérance logique par rapport aux autres (ils donnent lieu à de nombreux développements), et des sens périphériques qui ne possèdent pas ces caractéristiques188. Le mot néerlandais type discuté par Geeraerts (1985) illustre la représentation que l’on peut donner, dans ce cadre, de l’évolution sémantique d’un mot : type a été emprunté au français au début du XIXe s. (1816) avec deux centres sémantiques, “objet matériel utilisé en imprimerie (et marque laissée par cet objet)”, et “trait distinctif abstrait (tel qu’il aurait pu être produit par un caractère typographique)”. A partir de chaque centre sémantique se détachent des nuances. L’évolution sémantique du mot (représentée par la figure ci-dessous, reprise à Geeraerts 1985, 135) s’est réalisée selon deux axes correspondant aux deux noyaux de départ.

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Sur ce schéma (simplifié), les numéros correspondent à des sens ; les lignes verticales indiquent la persistance d’un sens dans le temps, les lignes obliques le développement d’un nouveau sens à partir d’un sens antérieur. Les sens 3 (“gravure sur bois”), 5 (“petit bloc de métal ou de bois utilisé pour imprimer des espaces blancs”, tous deux issus du sens “petit bloc de métal ou de bois utilisé pour imprimer des caractères”), 9 (“visage, tête” < “caractéristique, ensemble de propriétés distinctives”) et 17 (“personnage dans une oeuvre littéraire” < “personne remarquable”) sont accidentels (périphériques).

Les cas de polygenèse sémantique189 touchent les sens périphériques, marginaux, qui apparaissent incidemment et peuvent disparaître aussitôt. Quand le même sens marginal apparaît plusieurs fois dans l’histoire d’un mot, et que ces apparitions sont séparées par une durée assez longue, on peut interpréter ces manifestations multiples non comme une existence continue dont les carences de la documentation masqueraient la continuité, mais comme autant d’apparitions du sens en question, indépendantes les unes des autres (Geeraerts 1992, 187). Par ex., le verbe néerlandais verduisteren “faire l’obscurité” a connu jusqu’au début XVIIIe s. le sens spécialisé “faire disparaître des gens sans leur consentement ; kidnapper”. Ce sens réapparaît dans un emploi datant de 1983, et Geeraerts (1992, 188) estime que dans ce cas, il est peu probable que le corpus connaisse des carences qui lui fassent ignorer l’existence continue du sens, car il se fonde sur le plus grand dictionnaire historique du néerlandais. Il est plus plausible que l’emploi de 1983 soit un néologisme indépendant et accidentel, une re-création du sens.

Nous pouvons étendre le concept de polygenèse, et montrer qu’il s’agit d’un phénomène à la fois plus large que touchant simplement les nuances sémantiques marginales (il existe une polygenèse lexicale190), et que la polygenèse, qui chez Geeraerts est interne à la langue, peut aussi être induite par l’emprunt à d’autres langues. Dans ce cadre, le phénomène d’emprunt s’avère jouer un rôle, non plus dans le changement linguistique, mais dans la permanence, le maintien d’éléments linguistiques.

Notes
188.

“there are differences in structural weight among the senses of an item; specifically, there are peripheral meanings that do not survive for very long next to more important meanings that subsist through time.” (Geeraerts 1992, 187.)

189.

Le terme a été introduit et le sujet traité dans Geeraerts, Dirk (1985), “Semantische polygenese : Een bijzondere vorm van historische betekenisvariatie”, Forum der Letteren 26, 120-130.

190.

L’adjectif lexical est ici employé pour renvoyer de façon générale aux phénomènes lexicaux, qu’ils concernent le signe dans son entier ou simplement l’une de ses composantes.