6.2.2. L’emprunt comme source de résurgence

La polygenèse due à un emprunt est un phénomène documenté dans l’histoire des langues : il se manifeste d’abord dans le cas d’emprunt de mots qui figurent déjà dans la langue emprunteuse. Il y a ici plusieurs naissances, mais le premier emploi n’a pas cessé d’avoir cours. C’est ainsi que le français, à partir du XIVe s., a emprunté à sa langue-mère, le latin, des mots dont il avait hérité et qu’il conservait encore. Ce sont les emprunts dits savants du français au latin, aboutissant à l’existence de doublets dans la langue emprunteuse : par ex., le latin fragilis a donné en français la forme populaire (héritée) frêle, à côté de la forme savante (empruntée au milieu du XIVe s.) fragile (Picoche 1990, 115). Il existe également des cas d’emprunt de types lexicaux déjà possédés, non plus à la langue-mère, mais à une langue apparentée ayant hérité ces types lexicaux. Bloch (1921, 53) fournit l’exemple des emprunts au français dans les parlers des Vosges, où les termes français désignant le père et la mère sont empruntés sous la forme pér, mér, alors que ces parlers disposaient déjà de pwér et mwér.

Ce genre de transfert, qui est appelé remprunt (Deroy 1980, 19) (malgré la relative impropriété du terme, puisque le premier élément n’a pas été emprunté mais hérité), pose le problème des rapports entre élément hérité et élément emprunté. Il peut arriver que l’élément emprunté fasse disparaître l’élément hérité (c’est ce qui arrive dans un certain nombre de cas donnés par Bloch, où la forme française s’impose par rapport à la forme locale : ainsi, le nom du pouce, poés, est remplacé par la forme empruntée pus). Mais il peut aussi arriver, comme dans les cas discutés ci-dessus, que l’élément originel se maintienne dans la langue, à côté du mot de même origine introduit sous une forme différente, de sorte que le mot figure dans la langue en tant que doublet phonétique. Dans le cas où la divergence phonétique est forte, il se peut très bien que le locuteur moyen ne saisisse pas le lien de parenté entre son mot héréditaire et le mot emprunté, ce qui ne pose aucun problème de cohabitation aux mots : c’est ce qui se passe en français pour poulpe et la forme d’origine normande pieuvre. Mais généralement les deux mots de même origine se conforment à la loi de répartition de Bréal, selon laquelle “les synonymes n’existent pas longtemps : ou bien ils se différencient, ou bien l’un des deux termes disparaît” (Bréal 1897, 30). La répartition s’effectue généralement par différenciation sémantique ou/et stylistique : dans les parlers des Vosges, les termes hérités pwér, mwér se sont spécialisés dans le sens “mâle, femelle des animaux”. Bréal considère cette répartition comme une attribution de rangs aux synonymes, selon la position inférieure ou supérieure de la langue à qui on a fait l’emprunt (ainsi, suite au prestige du français, Bréal considère que les mots patois deviennent vulgaires (dans notre exemple, pwér, mwér > “mâle, femelle des animaux”) tandis que les mots français empruntés prennent leur place). Mais la répartition peut également s’effectuer sur le plan géographique, le terme emprunté restant une variante régionale de la forme standard. C’est le cas des régionalismes dits phonétiques (cf. plus loin), où le mot français est emprunté à un patois sous une forme différente, et n’est employé que dans une aire restreinte de l’espace francophone : à Meyrieu-les-Etangs (Isère), le type fr. acacia a été réintroduit par emprunt au patois frpr. local, sous la forme agacia ; de même, le fr. bouse y a été réintroduit sous la forme buse (Martin-Pellet 1987, 31 et 56). Ces formes demeurent cependant locales, de sorte que les doublets acacia/agacia et bouse/buse sont différenciés dans la langue française sur une base géographique.

La polygenèse lexicale se manifeste également dans le cas de remprunts touchant des mots qui ont disparu de la langue (ré-)emprunteuse à l’époque du deuxième emprunt (dans ce cas, et contrairement au cas précédent, l’emprunt peut apparaître comme utile ou nécessaire, puisque la langue peut éprouver le besoin de réintroduire le mot perdu dans son stock). Cette forme d’emprunt est appelée renouvellement de formes anciennes par Humbley (1974, 64). La réintroduction de mots disparus au cours du temps dans la langue qui les a perdus, peut se réaliser de trois manières différentes.