6.2.2.3.1. Emprunts aller-retour

La réintroduction de mots dans une langue, par le biais d’un contact avec une autre langue qui avait auparavant emprunté ces mots à la première langue, a reçu une attention mineure dans les études sur le contact de langues, sous l’appellation de mots voyageurs ou d’emprunts aller-retour (Deroy 1980, 18). Ce type d’emprunt, qui paraît anecdotique dans l’histoire des langues, se déroule en deux phases : dans un premier temps, la langue B emprunte un mot de la langue A ; dans un deuxième temps, l’interférence se réalise dans le sens opposé et réintroduit en A le mot que B lui avait emprunté. Dans ce genre de situation de contact, l’apparentement génétique des langues en présence n’a aucune importance. Si ce type d’emprunt semble quantitativement mineur, c’est qu’il nécessite des circonstances particulières pour se réaliser. Il est néanmoins documenté dans diverses langues, notamment européennes. Deroy (1980, 19-20) en cite plusieurs exemples : le nom de la pistache a été emprunté au grec ancien (pistakion) par le turc, sous la forme fistik. Le grec moderne l’a repris au turc, sous la forme phistiki. Le français a emprunté au moyen néerlandais (XIVe s.) mattenoot “compagnon de couche” qui est devenu notre matelot. A la fin du XVIe s., le hollandais a repris matelot au français, sous la forme matroos.

Le phénomène des mots voyageurs connaît un terrain d’études privilégié dans le contact entre français et anglais, ce qui est sans doute dû au nombre important de mots français passés en anglais à partir de l’invasion normande au milieu du XIe s. (bataille de Hastings, 1066). Puis, dans l’interférence entre les deux langues, la tendance s’est inversée et le XVIe s. marque le début de l’anglicisme en français, qui s’accuse de façon importante depuis le XVIIIe s. (Höfler 1982, v). Parmi les mots anglais empruntés par le français, certains sont des mots d’origine française qui ont été perdus en français, et qui s’y réintroduisent par emprunt. Le plus souvent, ces mots ont subi un certain nombre de changements, à la fois phonétiques et sémantiques, de sorte que le mot ré-emprunté est dans une relation de parenté avec le mot français archaïque, mais ne lui est pas identique. C’est le cas par ex. de l’adj. attesté en afr. (1165-70) auborne “blond”, emprunté par l’ang. en 1420, où, par confusion avec brown “brun”, le mot a acquis au XVIe s. le sens “brun, châtain avec des reflets roux (cheveux)” (OED). Perdu en fr., le mot y réapparaît au début du XIXe s. avec la forme et le sens empruntés à l’ang. : auburn “châtain roux” (Höfler 1982). C’est aussi le cas de l’afr. (XIIIe s.) test “pot de terre”, emprunté par l’ang. à la fin du XIVe s. (1386), avec le sens “coupelle dans laquelle on isole l’or ou l’argent contenus dans un alliage”. Il acquiert ensuite le sens “ce qui permet de déterminer la qualité ou la pureté de quelque chose” (1594), d’où en psychologie “épreuve servant à mesurer les aptitudes d’une personne” (OED). Le mot est repris par le fr. à l’ang. en 1893 dans le vocabulaire psychologique (Höfler 1982), où il figure à côté du mot hérité qui s’est maintenu, sous la forme têt, dans le sens technique “coupelle à oxyder”191.

Mais dans d’autres cas, le remprunt peut réintroduire presque parfaitement le mot français archaïque :

‘“d’autres fois [les mots empruntés par l’anglais et repris par le français] ont miraculeusement retrouvé, comme dans rosbif, où l’on reconnaît l’ancien français rostir, plus tard rôtir, et l’ancien français buef “boeuf”, sous une forme graphique altérée, la forme et le sens qu’ils avaient en ancien français.” (Walter 1997, 183.) ’

Dans cet exemple, les éléments du composé sont tous deux des emprunts faits par l’anglais au français (roast (1297) < afr. rostir, et beef (1300) < afr. boef, buef), mais l’anglais a cependant laissé sa marque sur le mot qu’il a “rendu” au français, d’abord phonétiquement, mais surtout dans la structure lexicale, qui était inconnue de l’ancien français.

Schmitt (1980) a également montré que l’anglais a pu réintroduire des mots disparus du français, et que l’anglais avait empruntés non au français, mais à la source latine. Il traite deux cas de latinismes, créatif et crédible : créatif, emprunté au latin au XIVe s. comme terme de médecine (“qui a la vertu de créer”), est attesté en fr. sporadiquement (car non intégré à l’usage général) jusqu’au XVIIe s., où il disparaît. Il réapparaît, marqué comme néologisme, fin XVIIIe (Fér 1787) et fin XIXe (LiS), où il est un emprunt à l’anglais creative of (où il est apparu en 1678). Il reste d’un emploi rare en français jusque dans les années 1960 où il se diffuse dans le langage des étudiants, d’où il est repris par la publicité. Schmitt (1980, 84) conclut que “il ne peut guère subsister de doute que ce soit l’influence de l’anglais qui ait redonné vie au mot français”. Crédible est également un emprunt au latin credibilis, d’usage beaucoup plus éphémère : il est attesté du moyen français (1433-60) jusqu’en 1637 (FEW 2/2, 1308a). Il réapparaît en fr. après 1960, d’après l’ang. credible (emprunté au latin au XIVe s. : 1374 dans OED). On note en même temps l’emploi du nom credibility :

‘“les deux termes [dans le langage militaire] désignaient la qualité essentielle de la dissuasion nucléaire, à savoir sa capacité de faire reculer un agresseur potentiel. L’origine anglo-américaine de cet emploi est évidente si l’on pense aux conditions socio-culturelles qui régnaient à l’époque en question” (Schmitt 1980, 88). ’

Ces deux mots, disparus du français où ils n’avaient pas eu une grande diffusion, y ont été réintroduits par emprunt à l’anglais, sous la même forme, et se sont ensuite diffusés dans la langue générale.

Les cas discutés ci-dessus concernent la réintroduction, par le biais de l’emprunt, de mots perdus, et cela dans l’usage général de la langue. Mais le contact entre anglais et français fournit également l’exemple de réintroduction de mots disparus, mais dont la nouvelle vitalité se limite à un usage régional de la langue. Le phénomène a été observé dans la variété de français parlée au Canada (il se manifeste également dans le français parlé en Louisiane, et sans doute plus généralement en Amérique du Nord), et a été décrit par Darbelnet (1971 ; 1976) sous la dénomination d’anglicismes de maintien. Darbelnet (1971) remarque que le français canadien se caractérise par la survivance de certains mots devenus archaïques dans les autres variétés de français (par ex. jaser “bavarder”, serrer “ranger”), et d’autre part par l’influence très forte de l’anglais, qui se laisse observer sur toutes les parties de la langue (morphologie, sémantique, syntaxe, lexique). Pour un certain nombre de cas, il estime que les deux phénomènes sont liés :

‘“Au Canada, ces mots [archaïques dans les autres variétés de français] se sont maintenus dans l’usage courant, uniquement [...] à cause du voisinage de l’anglais. [... ] [L]orsqu’un terme qui s’est maintenu au Canada et non en France se trouve être un homonyme ou un paronyme d’un mot anglais qu’on lit ou entend constamment, il est difficile de ne pas voir un rapport de cause à effet entre la présence du terme anglais et le maintien de son parent français dans l’usage courant.” (Darbelnet 1971, 1169.)’

Ce que ne dit pas Darbelnet, c’est que cette catégorie d’anglicismes qui passent inaperçus192 a été rendue possible par suite d’un accident historique, l’invasion normande qui a introduit quantité de mots français en anglais, et qui sont ensuite susceptibles de retourner dans leur langue d’origine. On peut illustrer la réintroduction de mots archaïques en français du Canada par emprunt à l’anglais par les exemples suivants :

[121]Accommodation Le n. f. accommodation a été relevé au Québec fin 19e et début 20e dans le sens “arrangement, commodité”. Les auteurs canadiens (Clapin 1894, Can 1930) le rattachent au “vieux français” accommodation “accommodement, arrangement ; prêt gratuit, fait par courtoisie”. En français commun (de France), le mot désigne le fait de s’adapter (“accommoder”), et est surtout employé dans la langue technique. Le vieux sens mentionné par les Canadiens émane directement du dictionnaire de La Curne, qui a relevé des emplois d’accommodation dans le sens “prêt gratuit”, et “accommodement, arrangement [=“moyen de satisfaire quelqu’un”]” en moyen français. Ces attestations sont en fait isolées dans la langue (un hapax de 1395 et un emploi chez Chastellain dans la deuxième moitié du XVe s.) et sont probablement des latinismes empruntés au latin médiéval accommodatio, -onis, qui connaissait ces sens. Le mot n’est réapparu en français qu’au milieu du XVIe s. (1566, TLF) dans le sens moderne (“action de conformer”). Il est donc tout à fait douteux que l’emploi au sens “arrangement”, qui n’a eu de vitalité que chez quelques latiniseurs, ait pu se transmettre au Canada et y perdurer. En revanche, l’anglais du début du 17e s. a lui aussi emprunté le terme lat., où il a subi un développement sémantique de caractère plus concret que le français : accommodation a ainsi le sens “arrangement, traité, compromis”, et désigne aussi toute chose qui peut concrètement aider quelqu’un (on a ainsi le syntagme accommodation train “omnibus = train qui s’arrête à toutes les gares”), ou lui procurer du confort, notamment un appartement (OED). On retrouve ces différents emplois en français du Canada, où le terme a le sens de “confort, espace” (« Il y a de l’accommodation pour 20 personnes »), “obligeance” (« Ce marchand-là est d’accommodation »), ainsi que les syntagmes train d’accommodation, billet d’accommodation “de complaisance” (cf. ang. accommodation bill). Les emplois du terme accommodation en français du Canada le dénoncent donc non comme une survivance de l’ancien français (où le terme était d’usage très restreint), mais comme un emprunt à l’anglais d’Amérique, celui-ci ayant puisé à la même source que le français. C’est ce que constatait Clapin (1894, 5) : “Vieux mot français [...] mais qui est considéré au Canada comme anglicisme, parce que nous l’avons emprunté directement des Anglais.”

[123]Mécanique Le n. m. mécanique a été signalé en usage au Québec fin 19e dans le sens “mécanicien, artisan, ouvrier de fabrique”. Clapin (1894) souligne que “L’ancienne langue française usait de ce mot dans le même sens”. Le français a emprunté le latin mechanicus au 13e s. (> mécanique n. m.) avec le sens “ouvrier manuel, artisan”. Il désigne ainsi une classe de travailleurs jusqu’à la fin du moyen français (il est également employé comme adj. “qui fait un travail manuel”), période à laquelle il disparaît de l’usage. Il est réemprunté ensuite dans le sens remontant au grec (à qui le latin a lui-même emprunté le terme) “art de construire une machine”, qui mènera au sens moderne de “machine” (TLF). L’anglais lui-même a emprunté le mot au latin à la fin du 14e s. dans le sens “travail manuel”. Mechanic acquiert au milieu du 16e s. le sens (qui est celui du moyen français) “ouvrier manuel ; artisan”, qui se spécialise au milieu 17e pour désigner un ouvrier qualifié chargé de la construction ou de l’entretien des machines (OED). Ces deux sens sont encore vivants en anglais actuel, de sorte que l’on peut considérer le sens ancien vivant encore en français du Canada en fait comme la reprise du terme à l’anglais, qui a conservé le sens perdu par le français.

[101]Pamphlet Le n. m. pamphlet a été signalé dans le premier quart du siècle au Québec et en Louisiane comme employé dans le sens “brochure” (Can 1930 : « Est-ce un livre relié ? — Non, c’est un pamphlet. »). Can 1930 rappelle que le mot a été employé dans ce sens en français (“écrit de peu de pages”). Le terme a eu une histoire mouvementée entre le français et l’anglais : le poème latin du 12e s. Pamphilus, seu de amore était désigné de façon familière en ancien français (1245) par le diminutif Pamphilet (TLF) qui a été emprunté par l’anglais au 14e s. (on le trouve également sous sa forme latine panfletus). Le terme y acquiert le sens “écrit comportant un petit nombre de pages et broché” (1344), puis spécialement “écrit polémique distribué sous forme de pamphlet” (1592, OED). Le mot repasse alors, au 17e s., en français, où l’on trouve en 1653 la citation du terme anglais avec le sens “écrit de peu de pages”, qui est intégré au français à la fin du siècle. Ce n’est qu’au milieu du 18e que le mot acquiert son sens moderne, spécialisé, “écrit satirique et polémique”. Le sens “brochure” vieillit à la fin du 18e s., le terme ne désignant plus qu’une brochure à contenu satirique et polémique (cf. Fér 1788 : “Brochûre. [...] On le dit souvent par mépris et dans le style critique”). Etant donné la date d’apparition tardive du mot en français de France (fin 17e), il est probable que le français d’Amérique a emprunté directement le terme à l’anglais d’Amérique, où les deux sens sont encore vivants (“brochure” en général et “brochure à caractère polémique” ; les dictionnaires régionaux ne stipulent pas si le sens “écrit polémique” est également utilisé au Québec et en Louisiane). Le contact avec l’anglais, où le sens perdu par le français de France est encore vivant, explique donc la “survivance” de celui-ci dans le français d’Amérique (comme l’indique Clapin 1894, 235 : “de l’ang. pamphlet”).

L’influence de l’anglais sur les survivances du français parlé en Amérique soulève un problème concernant les phénomènes de contact : si certains cas témoignent sans ambiguïté de la réintroduction, par emprunt, de termes ou de sens perdus par le français dans ses variétés parlées en Amérique du Nord (cf. ex. ci-dessus), d’autres suggèrent que les mots n’ont peut-être jamais disparu du français d’Amérique, mais s’y sont maintenus sans interruption (alors qu’ils disparaissaient des autres variétés de français) précisément parce que la langue de contact (l’anglais) possède des mots de forme et/ou de sens proches. L’influence que l’on peut attribuer à l’anglais ne consisterait pas alors en un processus classique d’emprunt, mais en un type spécifique qui consiste en le maintien d’éléments sous l’influence d’une langue d’adstrat. C’est ainsi que Darbelnet parle de façon large d’anglicismes de maintien, que Dubuc et Boulanger (1983, 8) définissent comme des “archaïsmes maintenus par le contact d’un homophone anglais”. Les exemples fournis par Darbelnet vont d’ailleurs dans ce sens : vaisseau “navire”/ang. vessel ; barbier “coiffeur”/ang. barber ; poêle “appareil pour cuire les aliments et pour chauffer”/ang. stove ; breuvage “café, thé ou lait”/ang. beverage ; etc. Plutôt que le remprunt d’un terme perdu, on aurait affaire à de véritables survivances sous l’influence d’une langue de contact. Ce phénomène, que l’on pourrait dénommer calque de maintien, a été envisagé par Theo Vennemann193 pour expliquer le maintien du phénomène d’ablaut dans les langues germaniques, alors qu’il est un phénomène décadent dans les autres langues indo-européennes. Pour Vennemann, des locuteurs d’une famille atlantique (liée à la famille afro-asiatique) ont acquis le proto-germanique, et ce faisant, ont projeté leur système ordonné d’apophonie (comme on le trouve par ex. en akkadien) sur le système germanique qui témoignait de beaucoup d’irrégularités. La convergence entre le système du superstrat et celui du germanique aurait revivifié le phénomène d’ablaut en perte de vitesse, et aurait permis sa survivance. Pour le français d’Amérique du Nord, plusieurs exemples attestent de ce phénomène de convergence, et indiquent également que la distinction entre remprunt et maintien n’est pas toujours aisée à maintenir :

[125]Amonter amonter v. tr. et pron. “monter ; s’élever à (chiffres)”.

Ce verbe, employé au Québec en emploi tr. (1894 “monter”, ex. amonter la côte ) et pron. (1930 “s’élever à, se monter à (chiffres)”, ex. « Ton compte s’amonte à plus de cent piastres ») est présenté par Can 1930 comme une survivance de l’ancien et moyen français (1e moitié 12e—2e moitié 16e) amonter. Ce verbe est attesté au sens physique de “monter” (conformément au sens étymologique, cf. amont), en emploi intr. et tr., puis pr. (1212), d’où des sens figurés : tr. et pr. “élever en dignité, en honneur” (1210), et en emploi pr. “s’élever à (en parlant de chiffres), valoir” (attesté dès 1138 en anglo-normand, FEW), avant de disparaître dans tous ses emplois au milieu du 16e s. (le dernier emploi recensé date de 1559). Le terme s’est maintenu dans quelques patois du Nord et de Normandie, dans le sens “monter” et ‘s’élever à” (FEW 6/3, 111a et 114b). Mais il est inconnu du français régional de France, et n’apparaît qu’au Canada. La présence de ce mot dans une région sous influence anglaise n’est sans doute pas un hasard : l’anglais a en effet emprunté au milieu du 13e s. (1250) l’ancien français amonter sous sa forme anglo-normande amunter, amounter (d’où ang. amount), d’abord dans le sens général de “monter”. En 1300 apparaît le sens “atteindre (un nombre ou une quantité)” (OED). Le français du Québec a donc pu ré-emprunter ce mot à l’anglais ; mais peut-être ne l’a-t-il jamais perdu, puisqu’il était encore employé dans les patois des zones dont étaient originaires les colons, et qu’il a pu être véhiculé au Canada comme un trait dialectal. Amonter a pu se maintenir au Québec grâce à l’influence de l’anglais qui a lui-même emprunté ce mot au français.

[85]Bachelier bachelier n. m. “garçon, jeune homme non marié”.

Dans ce sens, le terme (d’origine incertaine), employé en Louisiane (1901) et au Québec (1930), est considéré comme une survivance du français par Can 1930 (qui cite La Fontaine) et l’auteur anonyme du manuscrit publié par Ditchy en 1932 (“vieux mot français”). Le mot est apparu fin 11e-début 12e (sous la forme bacheler ; 13e s. bachelier) dans un contexte de chevalerie : “jeune homme aspirant à devenir chevalier”, puis par extension (début 13e) “jeune homme non marié” (le sens moderne est apparu au 14e s., d’abord pour désigner “celui qui a acquis le premier grade universitaire”). Le sens “jeune homme” a disparu au plus tard à la fin du 17e s. : le dernier emploi recensé est de La Fontaine, mais il est possible que cet emploi soit déjà un archaïsme (B-W). En effet, ce sens est absent des dictionnaires du 17e s. comme Nic 1621, Rich 1680, Fur 1690, et Mén 1694 indique qu’il n’est plus en usage qu’en Picardie. Le terme a pu être introduit au 17e s. au Canada (et de là en Louisiane), à partir de la France. Cependant, son maintien exclusif dans le français de ces régions (il est inconnu en français régional de France) nous incite à y voir une influence de l’anglais. En effet, l’ancien français bacheler y a été emprunté à la fin du 13e s. (1297, OED ; > ang. bachelor), et a suivi le même développement sémantique qu’en français. Le sens “homme non marié”, apparu fin 14e (1386), y est encore très vivant, au contraire du français. On peut donc attribuer le maintien de bachelier dans le sens “jeune homme non marié” en français d’Amérique du Nord au contact avec l’anglais bachelor “id.”.

[89] bargui(g)ner v. tr. et intr. “marchander”.BarguinerBarguigner

Ce régionalisme est employé en Louisiane (depuis 1901 : barguigner, barguiner) et au Canada (Québec 1930 id. ; Acadie 1925 barguiner). Les auteurs canadiens et louisianais soulignent le lien avec l’ancien verbe français bargaignier “marchander” (milieu 12e—14e s., FEW) et qui sous la forme barguigner (apparue également milieu 12e, barguignier) a été en usage au moins jusqu’au milieu du 18e s. (considéré comme “très ancien” par Trév 1752, mais noté simplement “vieilli” par DG et TLF, qui cite une attestation de Valéry datant de 1923 ; encore répertorié par Rob 1985 avec la mention “vieux”). Le verbe s’est mieux maintenu dans le sens “hésiter, avoir de la peine à se décider” (1e moitié du 13e), notamment dans la locution sans barguigner qui, d’après TLF, semble seule usuelle aujourd’hui. Le maintien du terme dans le français d’Amérique (noter cependant l’emploi dans le Jura (Morez) de l’adj. et n. barguigneux “marchandeur”) est fortement conditionné par le contact avec l’anglais, qui a, au milieu du 14e s., emprunté à l’ancien français le n. f. bargaine “marché ; contestation” (OED). L’anglais moderne possède ainsi un substantif bargain “marché, affaire” et un verbe homophone “marchander ; négocier”. Ces mots ont ainsi pu influer sur le maintien de barguigner en français d’Amérique : le verbe y possède d’ailleurs une riche famille morphologique avec de nombreuses variantes, dont une partie semble porter la trace d’influences formelles de l’anglais. Ainsi, il existe une double série de formes à consonne finale en -gn- ou -n- : barguigner / barguiner, bargagner / barganer - bargainer, bargagne / bargane, bargagneux / barganeux - bargaineux. Seule la série à finale -gn- représente une survivance du français, tandis que la série -n- peut s’interpréter comme une influence de l’anglais (noter également que certains parlers wallons et picards possèdent cette phonétique : FEW 15/2, 189b ; des survivances dialectales auraient donc pu converger avec l’influence de l’anglais). C’est le cas également du n. m. bargain (barguine) considéré comme un emprunt à l’anglais par Phillips (1936), Griolet (1986), Clapin (1894) et Poirier (1925) (FEW 15/2, 190a et 191a n. 6 considère également la forme barguin “bon marché” relevée à Guernesey comme un emprunt à l’anglais). Le maintien du verbe et de sa famille morphologique en français d’Amérique semble donc avoir été déterminé par la présence de bargain en anglais, lui-même un emprunt au français.

[116] brague n. f. “vantardise”.Brague

Ce régionalisme a été signalé au début du siècle en Acadie, ainsi que le verbe braguer, se braguer “se vanter, fanfaronner”. Poirier (s. d., 67) rappelle qu’ “on le rencontre fréquemment dans l’ancienne langue”. Brague, emprunté au provençal braga “culotte” (< lat. braca), apparaît en fr. au début 14e dans ce sens ; le verbe dérivé braguer est apparu en moyen français (1547, TLF) dans le sens “faire l’élégant, le fier ; fanfaronner”, dérivé sémantiquement de “culotte” par la filière “porter des habits élégants”. Par contrecoup, brague acquiert le sens “fanfaronnade”. Les deux mots sont signalés comme vieux à partir d’AcC 1842, mais leur disparition est sans doute antérieure au 19e (braguer est notamment donné comme un “mot de Rabelais” par Ac).

Le maintien des deux termes en français d’Acadie peut être lié à la présence de l’anglais, qui possède un nom brag “vantardise, fanfaronnades”, et un verbe homophone “se vanter”, qui sont encore très vivants (OED récuse l’étymologie par emprunt au français (cf. FEW 1, 482b n. 14), car les mots anglais seraient apparus plus tôt (début 14e) que les français (16e s.) ; en fait, brague est attesté en français au sens de “culotte” dès 1308, TLF). L’anglais a pu contribuer au maintien de brague et braguer en français d’Acadie, que ce soit par calque ou, comme Poirier (s. d., 67) le suggère, par ré-emprunt (“Braguer. [...] Nous tenons, peut-être, ce mot de l’anglais to brag, mais il n’en reste pas moins qu’on le rencontre fréquemment dans l’ancienne langue”).

[134] entente n. f. “but, intention”.Entente

Entente, dans le sens “but, intention” (« Je suis allé le voir dans l’entente de faire un bon marché. »), est signalé en usage au Québec (1930), et est considéré comme une survivance du “vieux français” (Can 1930). Le mot (du p. p. substantivé lat. *intendita, de intendere “avoir l’intention de”) est apparu en français dans ce sens au 12e s. (le sens “intelligence, compréhension” date de la fin du 12e s.; le sens moderne “accord” est récent, début 19e), qui a été en usage jusqu’au début du 17e s. (1611, FEW 4, 740b ; ø Nic 1621, Rich 1680, Fur 1690). Il n’est pas signalé en français régional de France, mais on le retrouve au début 20e au Québec. D’après cette répartition géographique du régionalisme, on peut attribuer le maintien du sens archaïque en français “but, intention” en français du Québec (et uniquement dans cette variété de français) au contact avec l’anglais. En effet, le mot a été emprunté par l’anglais au 13e s., dans le sens “intention” (“projet, but” apparaît fin 14e), et a donné le verbe dérivé to intent “avoir l’intention de” au début 17e (OED). Si le nom vieillit depuis la fin du 19e s. et ne se maintient à l’heure actuelle que dans des expressions juridiques comme with intent to, with malicious intent (mais à l’époque où le régionalisme a été relevé, il était encore en usage), le verbe est toujours très vivant, ce qui permet d’attribuer à l’anglais une influence conservatrice sur l’emploi de entente en français du Québec.

[87] papier n. m. “journal”.Papier

Papier est en usage dans le sens “journal” en Suisse (Neuchâtel 1926, pl.), Acadie (1925) et Louisiane (1901 papier-nouvelles). Poirier (s. d., 298) affirme qu’ “On disait, en France au XVIIe siècle, papier-journal”. Le composé est en fait apparu au milieu du 18e s., s’employait surtout au pluriel, et a eu plusieurs variantes : d’abord papiers politiques (1734, Montesquieu), puis papiers publics (1760—fin 19e), papiers nouvelles (Fér 1788—Ac 1878, FEW), et par ellipse, papiers, qui est d’un emploi plus rare (donné comme régionalisme à Genève en 1852). Tous ces termes sont recensés jusqu’à la fin du 19e s., où DG les déclare “vieillis” (Lar 1903 : “vieux”). La présence du terme papier en français d’Amérique ne peut être sérieusement considérée comme une survivance de l’emploi en français commun, étant donné la date d’apparition tardive du terme en français de France. Il est plus vraisemblablement un emprunt à l’anglais paper (lui-même emprunté au français papier, OED), abréviation de newspaper “journal”, comme le confirme le fait que le syntagme papiers publics n’apparaît pas en français de ces régions, mais qu’en revanche on emploie aussi le composé papier nouvelles en Louisiane, sur le modèle du newspaper anglais (ainsi que gazette, vieux en français de France mais toujours usuel en anglais). FEW (7, 591a papyrus) enregistre dans les patois un papi “journal”, et un papier de nouvelles “id.”, tous deux dans les îles anglo-normandes (à Aurigny et Serk), qu’il attribue à un emprunt à l’anglais. Griolet (1986, 130) parle ici de “mot-confluent”, ayant une double origine : l’utilisation de papier dans le sens qui est celui de l’anglais en français d’Amérique, et l’emprunt du syntagme papier-nouvelles, a été facilité par le fait que le français connaissait déjà le mot (à l’origine du mot anglais) dans d’autres sens.

L’influence anglaise sur le français montre qu’une langue peut par contact réintroduire dans une autre des mots que cette deuxième langue avait perdus, ou contribuer à les y maintenir lorsqu’elle possède des correspondants étymologiques. Cependant, lorsqu’il s’agit de langues non apparentées, cette influence est limitée, puisque le stock lexical commun aux deux langues est assez réduit et limité au nombre de mots qui ont été empruntés, l’anglais constituant sans doute un cas extrême194.

Notes
191.

Exemples tirés de l’ouvrage d’Henriette Walter (1997), L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris, Robert Laffont, p. 181-183.

192.

Cf. Darbelnet (1976, 1133) : “Ce phénomène [...] se manifeste dans une multitude de cas dont beaucoup ne se laissent pas reconnaître au premier abord”.

193.

Languages and Language Contact in Prehistoric Europe, conférence donnée le 7 juin 1996 à la Maison Rhône-Alpes des Sciences Humaines, Lyon.

194.

On cite couramment le nombre de 10 000 mots empruntés au français par l’anglais (d’après Baugh, Albert C. (1951), A History of the English Language, 2e éd., London, Routledge & Paul Kegan, 215). Certains estiment que le nombre est bien supérieur : Steve Seegmiller penche pour au moins dix fois ce nombre, si l’on prend en compte l’ensemble du lexique et non simplement le vocabulaire courant (Linguist List vol. 8-810, 1-6-1997).