6.3.1. Typologie des régionalismes

L’établissement d’une classification des régionalismes s’avère une étape préalable à la détermination des types de mécanismes d’emprunts rendent compte du transfert depuis les patois jusqu’au français régional : en effet, il y a de grandes chances pour que ces mécanismes diffèrent selon les types de régionalismes auxquels on a affaire. Nos régionalismes étant également des traits disparus du français, l’établissement d’une typologie des régionalismes servira du même coup à classer les mots de notre corpus selon les types d’évolution qu’ils ont subis.

La conception différentielle des régionalismes (particularités géographiques constituant des variantes par rapport à un français de référence) implique que si l’on en établit une typologie, celle-ci le sera par rapport au français de référence, qui déterminera la nature des différences que constituent les régionalismes.

La classification des régionalismes s’est d’abord effectuée sur l’axe diachronique (Dauzat 1930, Brun 1946, Baldinger 1957). Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, peu d’attention a été accordé à une classification synchronique, et aujourd’hui celle-ci n’est pas encore très détaillée ; cela reflète sans doute l’orientation dialectologique des études sur les régionalismes, qui sont considérés “en termes de survivances comme traces d’une évolution ou pièces d’un puzzle destinées à la mise en place d’un modèle rendant compte du changement linguistique” (Baggioni 1995, 68). On s’y intéresse comme résidus des patois en train de disparaître, et non en temps que variété synchronique ayant une dynamique propre. C’était l’optique de Dauzat (1906, 233214) et de Brun (1946, 140) qui affirmait que “les français régionaux sont des plantes assez développées pour qu’on puisse leur consacrer des monographies [...]. Ils nous intéressent ici comme les sous-produits des parlers dialectaux.” Cette conception est encore exprimée par Tuaillon (1977a), qui définit le français régional comme “ce qui reste du dialecte quand le dialecte a disparu” (cité par Straka 1977a, 237). Ce qui amène Baggioni (1995) à considérer que les études sur les régionalismes devraient plutôt être menées par des sociolinguistes, car les dialectologues se bornent à “la sommaire problématique substratiste” (69).

Une première ébauche de typologie, telle qu’on peut la trouver chez Tuaillon (1977b), divise les régionalismes en trois branches, selon qu’ils relèvent de la phonétique, de la grammaire ou du lexique. Cette classification, réaffirmée plusieurs fois par Tuaillon lui-même (1983 ; 1988), employée et raffinée par Martin (1987) et son équipe (Blanc-Rouat 1992, Fréchet 1992), présente cependant un inconvénient : la classification, qui se présente sur le modèle d’une description complète d’une langue en trois parties, révèle cependant un certain flottement dans la définition des catégories. Celles-ci relèvent d’une conception assez large et floue à la fois, de sorte que ce qu’on y trouve classé est assez hétérogène et pourrait dans plusieurs cas être placé dans une autre catégorie. Ainsi, sous la rubrique phonétique, on trouve des faits relevant proprement d’une description phonétique, par ex. la prononciation des e muets (avec mélodie paroxytonique) dans le Midi, mais également des faits de prononciation n’affectant qu’un seul élément lexical, par ex. vingt prononcé avec un [t] final dans l’Est (Tuaillon 1988, 293), qui devraient plutôt trouver leur place dans la partie sur le lexique. De même, dans la rubrique grammaire, on trouve des faits intéressant proprement la grammaire, comme la construction avec pour du sujet devant un infinitif (ex. : « J’ai acheté de bons souliers pour moi porter cet hiver [nord de la Champagne et de la Lorraine] ») ou la conjugaison de être avec lui-même aux temps composés (ex. « Je suis été malade ») (Tuaillon 1988, 295), mais aussi des faits plus particuliers comme l’utilisation entre Grenoble et Valence, du verbe s’envenir à la place de revenir : ce trait, considéré par Tuaillon comme relevant de la grammaire de par le mode de formation du verbe, a clairement sa place dans le lexique en tant que fait isolé ne touchant qu’un seul élément lexical. La définition de la grammaire adoptée par Tuaillon est trop large, et à le suivre il faut inclure bon nombre de faits ne touchant qu’un élément du lexique dans les parties phonétique ou grammaticale. Or, il vaut mieux n’introduire dans ces deux descriptions que des règles générales touchant tout un paradigme d’éléments ; si une règle ne vaut que pour un élément (par ex. la prononciation d’un mot), il vaut mieux alors la reporter dans le lexique, à la description de l’élément concerné. Cette règle de généralité visant à distinguer ce qui relève de la grammaire de ce qui relève du lexique (qui apparaît alors comme le règne de la particularité, du non-systématique ou systématisable), s’applique notamment dans le cas de la rection verbale : la rection régionale de aider à quelqu’un ne peut être considérée comme un fait de grammaire que si le français régional fait correspondre systématiquement à la classe des verbes transitifs directs du français commun des verbes transitifs indirects. En l’absence d’un tel degré de généralité, la rection régionale de aider reste un fait intéressant le lexique, et dans ce cas devra être traitée comme une particularité de rection de cet élément lexical particulier. [cf. Le Guern 1983, 117]

La typologie proposée ici s’inspire des distinctions élaborées par Tuaillon (1977a, 1977b, 1983, 1988), Straka (1977a, 1981), Martin (1987), Boulanger (1986), et Poirier (1995), complétées par des remarques de Taverdet (1977, 1990), Salmon (1991a), et Voillat (1971). Elle vise à définir les régionalismes de façon synchronique par rapport au français dit commun pris comme référence.

Comme dans la description de toute langue, celle des régionalismes du français comprend une partie phonétique, une partie grammaticale, et une partie lexicale, les deux premières étant réduites par rapport à la troisième (parce que, comme l’a dit Taverdet 1990, 715, les régionalismes se réfugient dans les espaces de liberté de la langue ; le lexique, ensemble ouvert et sans cesse en mouvement, est la catégorie la plus propice à la variation). Les régionalismes lexicaux nous intéressent seuls ici. Nous adoptons, pour en établir la typologie, la conception d’ I. Mel’cuk (1976 ; 1993), qui définit le signe linguistique non de façon saussurienne comme une entité à deux faces, mais comme une entité tripartite :

‘“Son travail sur le modèle Sens-Texte a amené l’auteur à concevoir le signe linguistique comme étant une entité tri-dimensionnelle, ou un triplet ordonné A = < A ; ‘A’ ; ΣA> où A est le signifiant, ‘A’ le signifié, et ΣA l’ensemble des informations portant sur les propriétés combinatoires du signe, qui dans leur totalité peuvent être appelées syntactiques” (Mel’cuk 1976, 59).215

Puisqu’un signe linguistique ne reste pas isolé, mais a pour vocation de se combiner à d’autres signes pour former des énoncés, la dichotomie saussurienne se voit renforcée d’une composante syntactique (aussi appelée simplement syntactique m., abrégé en Sy), qui comporte l’ensemble des informations décrivant complètement la combinatoire d’une paire donnée {Sa, Sé}, c’est-à-dire les informations spécifiant les paires avec laquelle la paire donnée peut être combinée, ainsi que celles spécifiant le comportement du Sa dans de telles combinaisons. Le syntactique comporte 7 éléments typiques, parmi lesquels nous intéressent particulièrement :

  1. partie du discours,

  2. genre grammatical du nom (qui détermine la forme des adjectifs s’accordant avec lui et la forme du prédicat verbal s’accordant avec le sujet),

  3. régime (du verbe, du nom, de l’adjectif) : il détermine les cas grammaticaux, les prépositions et conjonctions qui doivent marquer le syntagme dépendant remplissant une valence active auprès du lexème.

D’après cette typologie, définie par le cadre exposé ci-dessus, les régionalismes se répartissent en plusieurs catégories :

Notes
214.

“La filiation entre un patois depuis longtemps défunt et le français régional est beaucoup trop lointaine pour qu’on puisse espérer la retrouver. Tout au plus sera-t-il intéressant de cataloguer ces français régionaux : ces documents pourront avantageusement être comparés aux monographies complètes de patois”.

215.

“Work on the Meaning-Text Model has led the author to think of a linguistic sign as being a three-dimensional entity, or an ordered triple A = < A ; ‘A’ ; ?A> where A is the signifiant, ‘A’ the signifié, and ?A is all informations about the combinatorial properties of the sign, which in their totality may be spoken of as syntactics” (Mel’cuk 1976, 59).