II. Le mot régional n’existe pas en français de référence :

Cette catégorie (notre n° 5) forme la classe la plus nombreuse de régionalismes (ainsi, à Annonay, sur 1767 traits régionaux recensés par Fréchet 1992, 1348 concernent des mots n’existant pas en français commun). Ce sont les régionalismes lexicaux proprement dits ; Poirier (1995) les appelle des régionalismes lexématiques. Si l’on considère, comme l’ont fait dans leurs typologies Straka (1977a) et Boulanger (1986), les mots régionaux comme des signes, on distinguera plusieurs sous-classes :

  1. Régionalismes lexicaux dont le Sa et le Sé sont régionaux (type 3 de Boulanger) : ils correspondent à une lacune sémantique en français, qui ne possède pas de concurrent. Ces régionalismes réfèrent généralement à des réalités régionales (ex. petafine n. f. ”variété de fromage” dans le Pilat). Leur statut autonome par rapport au français commun, qu’ils peuvent contribuer à enrichir, leur garantit une chance de survie : “Tous les technicismes régionaux sans concurrence jouissent d’une assurance de survie pour des raisons extra-linguistiques” (Tuaillon 1977a, 19). D’après Imbs (cité par Straka 1981, 39), cette catégorie ne constitue pas de véritables régionalismes, car les termes s’imposent à tous les locuteurs qui veulent parler de ces réalités régionales. Ils composent la plus grande part des régionalismes de bon aloi.
    D’après la nature formelle des mots, on peut distinguer deux sous-classes :
    1. Le régionalisme relève d’un type lexical inconnu du français de référence (ex. cancoillotte n. f. “variété de fromage”).

    2. Le régionalisme se rattache à un type lexical existant en français de référence (ex. rosette n. f. “saucisson sec et long”).

  2. Régionalismes lexicaux dont le Sa seul est régional (Straka 1981) : le Sé réfère à une réalité commune à tout le domaine français, et le régionalisme a un concurrent en français de référence. Cette notion de concurrent est d’ailleurs assez floue, puisqu’il peut s’agir parfois de périphrases dont certaines ont le statut de lexèmes plus ou moins figés (ex. anuiter/faire nuit), tandis que dans d’autres cas, on peut toujours opposer un concurrent au régionalisme, sans qu’il fasse véritablement partie de la norme d’usage (ex. Velay pialosse n. f. “prunelle noire”). Parfois, il n’y a pas un concurrent, mais plusieurs (ex. quand prép. = en même temps que/avec). La notion de concurrence est surtout utile lorsque mot régional et mot français sont formellement (étymologiquement) liés. Le problème de la concurrence a déjà été abordé dans le cadre des régionalismes de fréquence (4.3) ; on peut ajouter (d’après Tuaillon 1977a) que quand il y a concurrence, il peut y avoir cohabitation entre le régionalisme et son correspondant (par ex. fayard n. m. pour l’arbre sur pied, et hêtre pour le bois) : le mot français commun est connu, mais moins (ou jamais) employé. “Les emplois de l’un ou de l’autre terme doivent être en corrélation avec un faisceau de traits socio-culturels et psychologiques bien complexes” (Tuaillon 1977a, 21). Un facteur à prendre en compte dans cette concurrence est la conscience des régionalismes, qui peut favoriser soit l’emploi du terme standard (si la perspective normative ou de langue commune prévaut) soit au contraire celui du terme régional, dans le cadre de la revendication de l’identité régionale (Tuaillon 1977a, 22).
    Les rapports entre le régionalisme et son concurrent peuvent être multiples :
    1. Les deux mots sont étymologiquement distincts :
      1. Le régionalisme relève d’un type lexical inconnu du français de référence (fayard/hêtre).

      2. Le régionalisme se rattache à un type lexical existant en français de référence (se démarier/divorcer).

    2. Les deux mots sont étymologiquement liés :
      1. Ils proviennent d’une même base, mais les affixes diffèrent :
        1. Différence de préfixe (aculer/éculer).

        2. Différence de suffixe (brodure/broderie).

      2. Il s’agit d’un mot simple tandis que l’autre est dérivé :
        1. Dérivation préfixale (fiance/confiance).

        2. Dérivation suffixale (ber/berceau).

      3. Ils proviennent d’une même famille morphologique mais avec des bases différentes (méchantise/méchanceté).

Une catégorie spécifique de régionalismes lexicaux est constituée par ce que Poirier (1995) dénomme les variantes phraséologiques, qui sont formées à partir de mots français, mais dont la combinaison forme une locution originale (ex. avoir le corps dérangé “avoir la diarrhée”). Cette catégorie comporte des locutions avec ou sans concurrent français.

Cette typologie, comme toute typologie, est forcément incomplète, car il surgit toujours des cas de figure non envisagés, souvent marginaux. Poirier (1995), qui fournit la typologie la plus élaborée à ce jour, sans doute conscient des limites d’une telle tentative, n’a d’ailleurs élaboré que cinq grandes catégories, et s’est contenté d’indiquer à l’intérieur de chacune d’elles les sous-catégorisations possibles, sans les distinguer spécifiquement lui-même. D’autre part, un même régionalisme peut relever à la fois de plusieurs catégories (par ex. régionalisme par différence de catégorie grammaticale va souvent de pair avec régionalisme sémantique). La typologie proposée ci-dessus a été élaborée principalement à partir du corpus utilisé dans ce travail, dans le but de le répartir en un certain nombre de classes. Dans cette perspective, nous n’utiliserons par la suite qu’une sous-partie des classes ci-dessus définies, certaines ne concernant pas notre corpus (par ex. la phraséologie).

Le classement synchronique peut également être utile dans la recherche étymologique. En d’autres termes, la typologie synchronique a des implications pour la typologie diachronique : nous avons déjà noté un lien possible entre un régionalisme de fréquence (en termes synchroniques) et le maintien d’un trait décadent en français de référence (plan diachronique). De plus, un régionalisme lexical relevant d’un type lexical inconnu en français sera classé comme emprunt au patois si le type est attesté dans les patois formant substrat, tandis qu’un régionalisme se rattachant à un type lexical existant pourra être considéré comme emprunté du patois si celui-ci connaît le type, mais tout aussi bien comme dérivé du type français par création interne.