6.3.2. Mécanismes de transfert : des patois au français régional

Pour tester la validité de l’hypothèse du remprunt, il s’agit maintenant de déterminer les mécanismes de transfert réglant les emprunts du français régional aux patois, en confrontant la typologie des régionalismes aux mécanismes généraux d’emprunt (exposés en 6.1), pour ensuite pouvoir appliquer ces mécanismes au cas des régionalismes décrits comme des survivances du français commun, et se rendre compte si ces survivances sont des traits qui ont pu être réintroduits dans certaines régions par (r)emprunt aux patois.

Desgrouais (1766, v) avait déjà reconnu qu’une grande partie des régionalismes étaient empruntés aux langues de substrat que sont les patois, ce que Straka (1983, 49) expose en ces termes :

‘“Enfin, j’en arrive aux sources des régionalismes [...]. En tout premier lieu, c’est le substrat régional, langue ou dialecte parlé dans la région antérieurement à l’implantation du français commun, qui a agi sur ce dernier”. ’

Les types de régionalismes qui sont ici pris en compte (car représentés dans le corpus) sont les régionalismes formels, sémantiques, lexicaux et syntactiques (genre et rection verbale). Ils relèvent des deux grands types d’interférences que sont l’importation (régionalismes formels et lexicaux) et la substitution (régionalismes sémantiques et syntactiques). Le premier type nous retiendra plus particulièrement, parce qu’un élément importé (emprunté) l’est rarement tel quel (sous la forme d’un invariant) : il est plus souvent adapté à la structure de la langue emprunteuse par le biais de règles de transfert dont nous donnerons le détail. Le second type, d’apparence plus simple, nous retiendra également car, dans la situation particulière de contact de langues qui s’offre à nous, où ces langues sont étroitement liées d’un point de vue génétique, se révèlent des phénomènes d’interférence particuliers. Pour ce qui nous concerne, les langues au contact du français sont au nombre de trois (on se dispensera de traiter en détail le cas du catalan, présent uniquement dans une fraction du domaine étudié, et qui pose d’ailleurs les mêmes problèmes que l’occitan et le francoprovençal) : parlers d’oïl, francoprovençaux et occitans. On peut traiter de deux situations de contact distinctes, selon qu’elles concernent les parlers d’oïl et le français, ou les parlers francoprovençaux et occitans et le français. Le regroupement du francoprovençal et de l’occitan se justifie par le fait que leur structure linguistique par rapport au français présente un ensemble de caractéristiques communes (ce sont des langues nettement distinctes du français, et caractérisées notamment par une accentuation paroxytonique). Pour ces deux situations de contact, il va s’agir de décrire les mécanismes de transfert qui ont opéré des patois au français régional, et ensuite d’appliquer ces mécanismes dans le cas des survivances.

Pour pouvoir valider ou invalider la possibilité du phénomène de remprunt, il est important de pouvoir établir des règles de transfert précises entre le patois et le français régional. Dans le traitement global du corpus (chap. 7), faute de pouvoir déterminer ces correspondances précises (car les régionalismes seront attestés sur des zones plus ou moins vastes, et les correspondants patois auront des formes diverses), il faudra nous contenter de constater (lorsque cela sera possible) qu’il existe des correspondants patois aux régionalismes-survivances, mais il ne sera pas possible d’établir précisément la nature de l’influence qu’a pu jouer la langue de substrat. C’est donc ici uniquement que nous pouvons aborder le problème du choix entre remprunt ou survivance par influence du substrat.

Il existe une limitation à la comparaison qu’on peut ainsi tirer entre des régionalismes bien localisés et un substrat leur correspondant exactement quant à la géographie. En effet, le substrat n’est, sans doute possible, directement à l’origine du régionalisme que dans la mesure où celui-ci est un localisme (Tuaillon 1977a, 16). Mais dans le cas de régionalismes à distribution géographique large, on peut se demander si l’apparition de ces régionalismes a été le fruit d’une polygenèse (le régionalisme provient indépendamment de différents patois) ou si ces régionalismes ont été diffusés à partir d’un lieu unique de création.

‘“Il est bien évident que ce n’est ordinairement pas la forme du patois de Meyrieu qui est seule à l’origine de tel ou tel régionalisme. [...] Si, dans le cas de régionalisme à aire restreinte, la forme dialectale est à l’origine directe du régionalisme, dans le cas de régionalisme à aire vaste (surtout lorsque cette aire englobe des dialectes différents, par exemple dialectes d’oïl ou d’oc) la forme vernaculaire locale ne peut être seule à l’origine du régionalisme.” (Martin 1987, 24.)’

Dauzat (1930, 551 et 1935, 195) a dit que le français s’était diffusé à partir de centres régionaux dans leurs zones d’influence. Martin (1997, 64) rappelle que

‘“Pour bien comprendre les mécanismes du français régional, il faut certes prendre en compte la situation dialectale ancienne, mais il faut aussi tenir compte des évolutions sociologiques qui se sont produites depuis l’avènement de la société industrielle et qui ont fait apparaître de nouveaux sens directeurs.”’

Les régionalismes peuvent donc voyager, et se diffuser à partir d’un lieu de création sous une forme différente de celle qu’ils auraient prise s’ils étaient directement issus du parler local. Ainsi, Rézeau (1989a) argumente-t-il que dans le cas de Meyrieu, il faut aussi envisager l’influence du français parlé à Lyon217, dont Dauzat (1930, 551) a mis en avant le rôle important dans la diffusion du français :

‘“si un bon nombre, la majorité peut-être, des faits qui sont ainsi étiquetés de manière apodictique, sont effectivement issus du substrat francoprovençal, il ne manque pas de cas où l’origine doit être à rechercher du côté des foyers de rayonnement du français, de Lyon surtout en l’occurrence” (Rézeau 1989a, 251).’

Cependant, les cas de création multiple sont également attestés, par des mots comme matefaim n. m. “crêpe épaisse”, qui est répandu dans l’est de la France depuis la Franche-Comté jusque dans la Drôme (avec un prolongement en Suisse), mais qui présente des variations phonétiques locales : matafan dans le Jura, en Haute-Savoie et Savoie, matafaim dans le Doubs et en Haute-Savoie, matefan en Isère. Ces différentes formes correspondent à des emprunts non adaptés ; le type à physionomie française matefaim, qui possède la distribution la plus générale, a pu se répandre au détriment des phonétiques locales, ce qui correspond au phénomène décrit par Dauzat de généralisation de la forme du parler directeur à sa région d’influence.

L’objection à la comparaison localisée entre patois et régionalisme, si l’on s’y arrête, mettrait un terme, avant même d’avoir débuté, à toute tentative d’établir des régles de transfert et d’essayer d’y voir clair dans le problème du remprunt. Aussi ne nous retiendra-t-elle pas de tenter cette étude. On aurait d’ailleurs tort de sous-estimer l’emprunt au substrat local : en effet, pour un certain nombre de régionalismes dénotant des réalités rurales, agricoles (et qui composent une bonne part du français de Meyrieu), le français parlé à Lyon ne saurait avoir joué un rôle dans leur diffusion, y étant inconnus. La situation en miroir d’emprunt au français par les patois des Vosges décrite par Bloch (1921), a également révélé le rôle joué par un centre directeur (Remiremont) dans la diffusion des emprunts au français (114). Mais ce parler a par la suite perdu de son influence, de sorte que les emprunts plus tardifs ont été effectués directement par chaque parler au français, d’autant plus que le bilinguisme touchait de plus en plus de locuteurs. En fin de compte,

‘“on est amené à reconnaître que d’un simple accord géographique on ne peut pas régulièrement conclure qu’un emprunt a pénétré par l’intermédiaire de Remiremont, car il a pu être fait directement en différents points” (Bloch 1921, 117). ’
Notes
217.

L’influence de ce centre sur le parler de Meyrieu a d’ailleurs été mise en avant par G. Tuaillon dans la préface au dictionnaire de Martin et Pellet : “Meyrieu est tourné vers Lyon, Vienne et Bourgoin [...]. Meyrieu appartient à ce Dauphiné de Vienne et de Lyon” (8).