L’importation lexématique depuis une langue vers une autre s’accompagne généralement d’une intégration des éléments importés au système de la langue emprunteuse. Bien qu’en théorie un emprunt ne forme pas synchroniquement une catégorie à part des autres mots (puisqu’il est une notion essentiellement diachronique), on peut souvent le déterminer synchroniquement car l’intégration se révèle fort diverse selon les éléments et les langues en présence. La synchronie porte des traces de la diachronie. En effet, on peut détecter synchroniquement certains emprunts qui se révèlent seulement partiellement intégrés au système de la langue : on se trouve en face d’un continuum qui va de l’emprunt bien intégré, non identifiable synchroniquement (par ex. coton, costume, zéro en français) au xénisme, mot d’une langue étrangère employé dans un discours de la langue-cible, mais senti comme mot étranger. L’assimilation est généralement progressive (il existe cependant des emprunts non assimilés qui perdurent dans la langue, par ex. en français un certain nombre de locutions latines comme alter ego, de facto, ex cathedra, ipso facto, ...), et un emprunt en cours d’intégration se manifeste sous forme variable : par ex. le fr. garage, importé en anglais au début du XXe s. (1902), s’y trouve sous les prononciations [‘gæra:dZ, ‘gæra:Z], et en anglais américain [ge’ra:dZ, ge’ra:Z]. Dans le cas de formes multiples, la variation est habituellement unifiée dans l’étape ultime de l’intégration.
Les mots d’emprunt peuvent être importés tels quels dans la langue, sans modification du modèle : ce sont des invariants, qui constituent notre premier type d’emprunt-importation dans la situation de transfert à Meyrieu-les-Etangs.
R1. Adoption tel quel du mot francoprovençal (invariant) : ex. troa m. “pressoir”, équivalent du français treuil. Ce type de régionalismes est généralement considéré avec méfiance par les collecteurs de français régional, qui le suspectent de ne pas toujours fournir de respectables régionalismes (cf. l’ex. de zire “patois authentique” dans Rézeau 1984, 15).
Cependant, les importations voient généralement le modèle modifié pour l’adapter à la langue emprunteuse. Les modifications sont plus importantes lorsque les structures des langues en présence sont plus différentes ; ce qui revient à dire que la parenté génétique est un facteur à considérer. D’autre part, les stratégies d’intégration divergent selon le volume des emprunts : des emprunts sporadiques ou peu nombreux à une langue seront adaptés de façon diverse, au coup par coup. Au contraire, lors d’emprunts massifs, des traditions d’adaptation se créent, et les emprunts sont alors régulièrement transférés selon des règles que l’on peut décrire (il reste cependant toujours des emprunts qui échappent à ces règles (transférés irrégulièrement) ou auxquels on applique à tort certaines règles, mais ils ne constituent pas la majorité : De Vincenz (1974, 13) cite comme transfert irrégulier larmuse, au lieu de *larmeuse, et comme erreur de francisation (par hypercorrection) mortoise pour mortaise). Ici encore intervient la notion d’apparentement génétique. Lorsque les langues sont génétiquement proches (et particulièrement lorsqu’on se situe aux niveaux inférieurs des arbres généalogiques), les règles d’adaptation relèvent alors de la grammaire comparée : les locuteurs établissent entre les langues des équivalences qui ne sont rien d’autre que des règles de correspondance. On identifie des cognats, et à partir de ceux-ci se dégagent des règles de correspondance. Ce phénomène a été décrit au début du siècle dans le cadre des emprunts faits au français par les patois. Dauzat (1906) distingue trois phases dans ce phénomène : dans un premier temps, alors que le français est peu connu, les emprunts sont peu nombreux, et irrégulièrement intégrés (avec notamment une part importante d’étymologie populaire). Dans un deuxième temps, les rapports avec le français s’intensifiant, les locuteurs identifient les sons français à des sons patois correspondants, et transfèrent les mots selon ces correspondances : le fr. charrue est emprunté sous la forme tsarua dans les patois auvergnats, d’après l’équivalence [+] = [ts] dans des couples comme vache/vatsa, chemin/tsamyi. Dans un troisième temps, ces correspondances ne sont plus utilisées : les sons français ont été introduits en patois (par ex. [+]), et dès lors la forme du modèle est reproduite le plus fidèlement possible. Cela se conforme à la règle édictée par Deroy (1980, 238), selon laquelle, dans le cas d’un bilinguisme généralisé, les locuteurs ont tendance à reproduire le plus fidèlement possible le modèle :
‘“les emprunts [...] faits à des langues connues d’une bonne partie des locuteurs, ne sont pas ou sont très peu adaptés dans la prononciation de la langue emprunteuse.” ’Bloch (1921) a décrit le même type de processus dans les emprunts au français faits par les patois des Vosges. Dans les emprunts anciens, les mots français ont subi une adaptation, qui s’effectue généralement d’après les règles de correspondance :
‘“dans un nombre considérable de mots, [nos parlers] ne s’en tiennent pas à cette adaptation et transforment les sons suivant les correspondances des traitements phonétiques dont les sujets parlants ont un sentiment délicat” (Bloch 1921, 24). ’Par ex., le fr. poulailler est importé sous la forme pulalyé. Les règles de correspondance peuvent être établies de façon si parfaite que dans certains cas, il n’existe aucune trace formelle permettant de déceler l’emprunt. Force est alors de recourir à d’autres critères :
‘“Parfois c’est l’histoire du vocabulaire proprement dit qui révèle l’origine étrangère de mots dont la forme est parfaitement régulière”. (Bloch 1921, 38.)’Ainsi, tout le domaine traité par Bloch a la forme rna pour désigner le renard : l’emprunt est décelé car on sait que le terme ancien est goupil, qui a été remplacé par renard, à l’origine un nom propre (Renard le goupil). D’autres critères peuvent jouer (cf. Bloch 1921, 36-41).
Mais dans une période plus récente, là où l’influence du français est la plus forte (en même temps qu’elle signifie l’extinction des patois par abandon de cette langue), les emprunts ne sont plus adaptés et passent en patois sous leur forme française : certains locuteurs ont ainsi la prononciation ãplwayé, face au plus ancien ãpwayé (< fr. employer).
‘“Ce fait, purement accidentel et individuel, [...] est cependant significatif. Il nous montre le patoisant s’efforçant de se rapprocher le plus possible de la prononciation du français” (Bloch 1921, 22).’En ce qui concerne les régionalismes empruntés aux patois, on retrouve les deux premières phases décrites par Dauzat et Bloch : l’emprunt peut apparaître sous la forme d’un invariant, ou être adapté d’après les règles de correspondance :
‘“Le lexique patois, en alimentant le français régional, est généralement modifié d’après le sentiment qu’ont les patoisants des correspondances phonétiques, Ymais parfois aussi, et pour des raisons diverses, il est employé tel quel” (Bloch 1921, 125). ’L’emprunt irrégulier est rare, parce que les locuteurs emprunteurs sont généralement bilingues. L’emprunt sous forme invariante, la plus proche du modèle (dernière phase de Dauzat et Bloch) se réalise moins fréquemment, quant à elle, dans le cas du français régional (lorsque le substrat relève de la famille romane ; en revanche, en Bretagne par ex., les emprunts au breton gardent des traces très nettes de leur origine), en raison du statut extra-linguistique des langues en présence : les patois sont sentis comme des parlers inférieurs au français, et lorsqu’ils lui empruntent, ils cherchent à se tenir au plus près du modèle (Bloch 1921, 51). En revanche, lorsque ce sont des éléments de ces patois qui passent en français, on cherche cette fois à faire disparaître la trace de l’origine patoise de ces régionalismes, d’où une fidélité au modèle moindre. On cherche au contraire à assimiler le plus complètement possible les éléments empruntés :
‘“[le français régional] est le résultat d’une action analogique qui tend à effacer ce qu’avaient de non assimilable les éléments tirés d’un autre ensemble” (Chaurand 1985, 355). ’Pour Chaurand (1985, 355), le français régional ne doit pas se distinguer sur le plan formel, morphologique et syntaxique (les régionalismes formels et syntaxiques sont d’ailleurs perçus comme des fautes à corriger et progressivement éliminés). Il ne doit surtout pas se dénoncer formellement comme étranger, et ne peut donc se manifester librement que dans le plan lexical (incluant la sémantique). Il doit tendre à se rapprocher du français commun tout en restant individualisé : c’est une individualité qui se cache, contrairement au patois. Cela se conforme à la règle énoncée par Winter (1973, 144), selon laquelle la facilité d’adoption de traits étrangers dépend du degré de variation admis par les composants d’une langue. Un transfert est facile quand il n’entre pas en conflit avec des schémas bien établis, c’est-à-dire principalement dans le lexique qui ne forme pas un système fortement structuré :
‘“Il semble n’y avoir pratiquement aucune restriction imposée au transfert de nouveaux items lexicaux” (Winter 1973, 145).219 ’Un élément transféré peut donc, une fois dans la langue-cible, subir de nouvelles modifications qui l’intègrent davantage dans la langue d’accueil en faisant disparaître ses traits d’origine :
‘“les emprunts communément employés tendent à s’adapter aux habitudes articulatoires et graphiques de la langue emprunteuse” (Deroy 1980, 232). ’Deroy cite l’ex. de l’anglicisme back “joueur d’arrière (football)”, qui a ensuite été remplacé par arrière (l’emprunt de mot est devenu emprunt de sens). De même, on trouve des régionalismes manifestant, selon les lieux et les locuteurs, des variations qui témoignent d’une modification de la forme afin de la rapprocher du modèle français. On a affaire à des réfections de mots d’après un modèle français, de la même façon que les emprunts au français dans les patois des Vosges ont pu être refaits d’après des modèles patois. Bloch donne le nom de croisement à ce phénomène :
‘“c’est bien un croisement, et d’un type très répandu dans nos parlers, que celui qui consiste à modifier un emprunt français d’après un mot patois de même sens et de forme plus ou moins proche ou même d’après un mot patois de sens voisin” (1921, 43-44). ’Par ex., boîteux acquiert un suffixe -yu sous l’influence de boîter, qui a -yé ; vomir > revomir sous l’influence de èrmada. De même, en français régional, on a des traces de réfection d’un régionalisme trahissant l’origine patoise, qui s’aligne sur un modèle français : Chaurand (1985, 355) cite l’exemple du type lexical [kri] “chercher” < lat. quaerere, répandu dans de nombreux patois (FEW 2/2, 1408), qui peut être employé en français régional sous la forme kri (par ex. en Acadie, Indre-et-Loire ou Champagne) ; mais senti comme patois, il a parfois été francisé sur le modèle des verbes en -ir, le rapprochant ainsi de quérir (ainsi en Franche-Comté on trouve les formes quéri et quérir). Le corpus de Meyrieu-les-Etangs laisse observer quelques cas de réfection : le doublet maltru/malotru “petit, chétif” témoigne d’un processus de francisation. En effet, la forme francoprovençale utilisée à Meyrieu est maltru, qui donne (par importation sous forme d’invariant) la forme de français régional maltru (de même, sur substrat occitan, le régionalisme affecte la forme madru, correspondant à un invariant occitan). La variante malotru consiste en une réfection de maltru sous l’influence du correspondant étymologique malotru (“phonétiquement, cette forme a dû être influencée par le français”, Martin 1987, 113). La forme originelle s’est ici maintenue aux côtés de la forme francisée, permettant d’éclairer le processus. En revanche, matefaim “crêpe épaisse” ne peut être directement issu du substrat à Meyrieu, qui est matafan. Il s’agit donc soit d’un emprunt qui a été refait d’après le modèle français (les éléments composant le mot sont encore décomposables), soit d’une forme qui n’est pas locale, mais qui a été adoptée d’un centre directeur, en l’occurrence Lyon qui ne connaît que la forme matefaim (après avoir peut-être supplanté la forme locale matafan, FEW 6/1, 519b). D’autres exemples, consistant en des syntagmes, témoignent d’emprunts partiellement francisés : ainsi piquée de soleil “moment d’ensoleillement” a pour équivalent frpr. piquâ de seloin. Si piquée semble issu de piquâ par importation (puisque piquée n’existe pas comme substantif en fr. commun, bien qu’il puisse également avoir été créé à partir de piquer), seloin a lui été remplacé par son équivalent soleil. Nous nous trouvons donc en présence d’un type mixte (loanblend chez Haugen) qui conjugue l’importation et la substitution. Aller peigner les grailles “aller au diable” fait écho au frpr. ala pigna le graille : dans ce cas, ala a été soit remplacé (substitution) par son correspondant fr. aller, soit transféré du frpr. en fr. (importation, règle 1.5.1 ci-dessous). Graille, quant à lui, a été emprunté tel quel (et non remplacé par son équivalent corneille). Pigna “peigner” ne semble pas résulter d’un emprunt (qui aurait généré *pigner) : mais puisque les autres éléments du syntagme peuvent être expliqués par l’importation, on peut aussi postuler que pigna a été transféré en fr. régional sous la forme *pigner, puis que ce *pigner aurait été modifié pour se conformer au modèle fr. peigner. Seul graille a ici échappé à l’intégration. Ces locutions ont été empruntées au frpr. sous une phonétique qui trahissait leur origine (elles ont été senties comme trop patoises), qui a ensuite été rectifiée par conformité au modèle fr. D’autres syntagmes, comme peru Sain Martin “fruit de l’aubépine” ou sain cayon “repas plantureux et joyeux qui marque l’abattage du porc”, ont pu être transférés tels quels, et ensuite francisés pour atteindre leur forme actuelle poire Saint Martin et Saint-cochon. Il nous manque dans ces cas d’attestations de ces formes transitoires.
Dans cette situation de contact de langues où les locuteurs tirent parti de l’apparentement génétique, l’intégration des emprunts régionaux faits aux patois peut donc se réaliser de deux manières : d’abord par l’application de règles de correspondance ; ensuite par réfection des formes régionales d’après des modèles français, quand l’intégration n’est pas jugée assez complète. Le relevé des variantes pouvant correspondre à des formes transitoires servirait beaucoup à éclairer ce phénomène ; cependant, elles ont toutes les chances d’avoir déjà disparu, dans le cas de régionalismes qui ne sont plus employés que par des non-patoisants, puisque dans ce cas l’unification des formes, qui est le destin habituel des situations où un même emprunt se présente sous des formes variables dans la langue (Deroy 1980, 247), s’est réalisée depuis un certain temps. Ainsi, les règles de transfert que l’on peut déterminer ne couvrent qu’un aspect du problème, et il faut encore compter avec l’intégration par croisement qui, malheureusement, ne relève pas de règles générales, mais s’applique individuellement, cas par cas, ce qui constitue une autre limite à notre tentative d’y voir clair dans le domaine du remprunt.
Dans la situation étudiée à Meyrieu, où la majorité des régionalismes consistent en un transfert par emprunt du mot-source, on trouve deux types de règles d’adaptation, touchant (1) la phonétique et (2) la morphologie. L’essentiel des procédés d’intégration à la structure du français peut être décrit par une dizaine de règles :
“there seems to be virtually no restriction imposed on the transfer of new lexical items”.