6.3.2.2. Des patois d’oïl vers le français régional

Le substrat de la moitié nord de la France propose une situation différente de celle que nous avons examinée pour les domaines francoprovençal et occitan, où les langues en contact avec le français en sont nettement distinctes, comme en témoigne par ex. J.-B. Martin (dans Fréchet-Martin 1993, 5) pour la région occitane du Velay (Haute-Loire)221. Ici, le substrat formé par les patois d’oïl possède une affinité génétique très étroite avec le français, ce qui n’est pas sans conséquences sur les phénomènes de contact. Depuis plusieurs siècles, patois gallo-romans et français langue commune interagissent : on connaît les dettes du français à l’égard des patois, ne serait-ce que dans le domaine du lexique (cf. Guiraud 1968a), mais c’est l’influence inverse qui nous concerne ici. Elle se manifeste d’abord par une influence lexicale, sous la forme d’emprunts de mots français :

‘“L’on cite volontiers les emprunts que le parisien a fait aux parlers provinciaux [...]. Ce qui est beaucoup plus considérable, c’est la quantité de mots français que vont absorber nos dialectes” (Brun 1946, 94-95).’

Il n’existe pas de dénombrement rigoureux de la proportion d’emprunts par rapport au volume total du lexique des patois222, mais on a souvent estimé le chiffre dans des proportions gargantuesques, par ex. Brun (1946, 95) pour qui “on se trouve alors devant un parler où les éléments indigènes sont noyés sous des éléments importés”. Marzys (1971), qui a traité des emprunts en francoprovençal, fournit une ébauche d’estimation selon les domaines concernés : les patois ont d’abord emprunté dans le cas de trous lexicaux, que ce soit pour des réalités nouvelles importées, ou dans des domaines culturels qui étaient jusque-là inconnus des communautés paysannes.

‘“chacun sait que le patois, pauvre en ressources psychologiques et intellectuelles, a pris au français la plupart des mots désignant des notions abstraites ; qu’il emprunte la terminologie des domaines de la civilisation auxquels il n’a pas accès : religion, école, vie publique, service militaire ; qu’il adopte avec leurs noms français les objets nouveaux” (Marzys 1971, 177-178).’

Il y a également une grande part d’emprunts non motivés, qui viennent remplacer des termes héréditaires :

‘“Il n’y a sans doute pas de raisons particulières à cela : simplement, la concurrence du français, dès le XIXe s., est devenue si grande que le patois ne réussit plus à sauver, tant bien que mal, que deux catégories de mots : soit ceux qui n’ont pas de synonymes dans la langue officielle, soit ceux qui correspondent, à la fois sémantiquement et étymologiquement, à des mots français” (Marzys 1971, 179).’

Un facteur entre en jeu dans cette influence : celle-ci grandit avec le temps, à mesure que le français apparaît comme une langue de prestige aux patoisants, et que les patois opposent moins de résistance à l’influence extérieure (cette perte de vitalité allant d’ailleurs souvent de pair avec le déclin du nombre de patoisants). L’influence lexicale se laisse observer dans toutes les zones de la Gallo-Romania, à des degrés divers selon la force de résistance des patois. Ainsi, dans les parlers des Vosges,

‘“Le prestige chaque jour accru du français amène dans nos patois un véritable flot d’emprunts : les mots patois, un à un, cèdent le pas ; les uns sont attaqués dans tout le domaine, d’autres dans quelques localités seulement, d’autres ne reculent que faiblement, mais le nombre est très réduit de ceux qui tiennent bon partout et chez tous les patoisants” (Bloch 1921, 135-136).’

Mais l’influence du français ne s’est pas limitée à des emprunts lexicaux massifs, elle a également touché la structure même des langues sous influence : ce phénomène correspond alors à l’alignement des patois sur le français (cf. 2.1). L’étude de cet alignement a été négligée par les linguistes (Dauzat 1927, 47), à l’exception de Gilliéron, et de l’étude détaillée de Bloch (1921) sur les parlers des Vosges, et de considérations générales par Dauzat et Brun. Les raisons de ce mépris consistent en un purisme rejetant un patois dégradé sous l’influence du français : on recherche les “bons” patoisants, car “les deux systèmes doivent coexister parallèlement et intégralement sans interférer” (Chaurand 1985, 343). Ainsi Nauton (1963, 177) considère que l’ALF a recueilli dans le Massif central beucoup trop de gallicismes, car Edmont a interrogé des témoins trop jeunes, parlant un patois trop francisé. Les atlas régionaux ont ainsi cherché le “pur” patois : la liste des témoins de l’ALLy (vol. IV) attribue des titres de “bon témoin”, “très bon témoin”, “excellent témoin”, au milieu desquels le témoin du point n° 19 fait fausse note, puisqu’il “représente un état de patois déjà moins bien conservé” (ALLy IV, 70). Cette conception puriste des patois court le risque de glisser vers le préjugé selon lequel le patois doit être entièrement original, complètement distinct du français, tout trait qu’il possèderait en commun avec celui-ci étant suspect d’emprunt, et donc rejeté. C’est dans cette perspective que certains descripteurs de patois ont recueilli leur lexique. Gougenheim223 a mis en garde contre cette vision, qui oublie les liens de parenté entre patois et français :

‘“trop de linguistes, quand ils manient l’ALF dédaignent à priori les formes françaises qui leur paraissent comme des intruses”. ’

L’alignement des patois sur le français se conforme à la chronologie des effets de l’emprunt, qui commence habituellement par des emprunts lexicaux, puis, quand ces emprunts deviennent nombreux, influent alors sur le système phonétique de la langue emprunteuse. Bloch (1921) a remarqué que dans les parlers des Vosges, si les emprunts anciens voyaient leur phonétique adaptée à la structure des patois emprunteurs, qui souvent intégraient le mot à l’aide des règles de correspondance, les emprunts récents, eux, sont empruntés avec une phonétique la plus proche possible du modèle. L’influence ne s’arrête pas là : le français joue le rôle de pôle d’attraction non seulement dans le cadre des emprunts, mais aussi en ce qui concerne le matériel hérité qui est à son tour francisé. Par ex., dans les patois normands, le même type lexical se trouve sous des formes variées correspondant certes à la variation dialectale, mais dont certaines reflètent un traitement phonétique régulier caractéristique du dialecte normand, tandis que d’autres témoignent d’une francisation des formes : par ex., une évolution caractéristique du normand concerne les séquences k + e/i, t + y à l’initiale ou appuyés qui aboutissent à une chuintante au lieu de la sifflante française. Or, certains types lexicaux attestent des formes typiquement dialectales, à chuintante, à côté de formes à sifflante qui résultent d’une francisation (Chauveau 1993, 17-18). Ainsi, on trouve les variantes adrèche, adréche (formes patoises ayant suivi l’évolution régulière des patois normands) et adresse (forme francisée : “La forme dialectale proprement normande est adrèche”, Chauveau 1993, 41). Le lat. *baccinum a donné en normand bachin, mais on trouve aussi bassin : “Bassin est une forme française, la forme dialectale normande étant bachin” (Chauveau 1993, 55). “Le résultat régulier de l’ancienne diphtongue ei est en Normandie une voyelle de type e au lieu du [wa] du français” (Chauveau 1993, 20). Par ex., lat. bibere > bère, mais certains parlers ont boire, comme le français : “La forme boire n’est attestée que dans quelques rares parlers dialectaux de Haute-Normandie (ALN 270). Il s’agit [...] d’une forme francisée” (Chauveau 1993, 57). (Pour d’autres exemples, cf. Chauveau 1993, 24.)

Les règles de correspondances phonétiques, qui ont joué lors de l’intégration des emprunts au français, sont ici utilisées à rebours pour franciser les mots héréditaires. La francisation des parlers s’effectue par abandon des traitements phonétiques caractéristiques, que l’on remplace par les équivalents français. Bloch (1921) détaille le phénomène dans certains champs sémantiques, comme les noms de nombre, où des formes héritées sont refaites sur le modèle français, par ex. §èE k où le [s] remplace la chuintante attendue (53).

L’alignement des patois sur le français s’est produit dans toute la France, mais à des degrés variables. Si des faits de cette nature sont attestés pour l’occitan et le francoprovençal224, toutefois ces patois sont restés distincts du type linguistique français225, et s’ils viennent à disparaître, c’est conformément à la deuxième modalité de mort des patois décrite par Dauzat (1906, 215), c’est-à-dire par interruption de transmission. En revanche, les patois du Nord, beaucoup plus proches typologiquement du français langue commune, avec qui ils forment un type de langue, ont beaucoup plus subi cet alignement. Là encore, il y a des degrés dans la francisation des patois : en règle générale, ceux des zones périphériques (Ouest, Normandie, Picardie, Lorraine, Franche-Comté, Bourgogne) sont restés phonétiquement distincts du français (Taverdet 1990, 706), tandis que les patois du Centre ont perdu leurs caractéristiques :

‘“Le français a passé comme une grande éponge autour de Paris, effaçant les dialectes (dont le français régional ne garde que des épaves) sur une rayon de 100 à 200 km, voire davantage ; au-delà, c’est une zone de patois en plein délabrement” (Dauzat 1930, 543-544).’

Brun (1946, 93) décrit les patois de la région de Paris comme “une vaste tache, une région indivise où les faits linguistiques se compénètrent, où s’exercent des poussées phonétiques, en provenance ou en direction de la capitale”.

Ce rapprochement des patois vers le français a deux conséquences :

  1. D’une manière générale, même pour les dialectes qui sont restés typologiquement distincts du français (normands par ex.), une partie des mots patois ont été francisés dans ces patois, de sorte qu’ils peuvent être utilisés tels quels (sous forme invariante) dans un discours français (restriction à la généralisation de Taverdet 1990, 706). Ces mots ne comportent en effet aucun trait contraire au système français (phonèmes, combinaison de phonèmes, éléments morphologiques inconnus du français, qui consistent en caractéristiques dialectales saillantes : Chauveau 1977, 111), car les traits saillants du patois, considérés comme représentatifs de celui-ci (les “marqueurs” de patois) ont été éliminés par le patois même. Ainsi, dans le cas de transfert de mots de cette sorte du patois au français régional, beaucoup moins de règles de correspondances que dans le cas du francoprovençal (voire aucune) doivent jouer : ces règles, qui ont pour but de faire disparaître les marques de l’origine patoise du régionalisme, ont déjà été appliquées au mot en patois même. L’alignement ancien des patois sur le français par abandon des caractéristiques dialectales implique qu’un certain nombre de mots patois aura la même forme en patois et en français régional, ; parmi ceux-ci, on peut suspecter que seront inclus des mots patois équivalant à des mots archaïques du français, dont ils auront retrouvé la forme.

  2. L’alignement est parfois tel qu’on a l’impression que le patois n’est plus une variété de langue à part entière (un dialecte), mais un français plus ou moins déformé (cf. 2.1). Cette situation concerne principalement les parlers proches de Paris, décrits par Simoni-Aurembou (1973), mais aussi ceux du Centre (Dubuisson-Bonin 1993), du Poitou et de la Saintonge (Walter 1984).

‘“En général, les paysans n’ont plus l’impression de parler patois et le linguiste lui-même a souvent beaucoup de peine à apprécier où finit le patois, où commence le français régional” (Dauzat 1927, 56). ’

Cette description correspond au passage graduel du patois au français, donné comme la forme de disparition des parlers du Nord par Dauzat (1906, 214) : “on peut passer insensiblement du patois au français régional”. La variété de langue qui subsiste n’est plus sentie par ses locuteurs comme étant du patois, mais ne leur apparaît tout de même pas réellement comme étant du français, et ils préfèrent le dénommer français écorché (Walter 1984, 186-187). Le patois s’est fondu dans le français, et les restes qui en susbsistent constituent le français régional, comme c’est le cas en Ile-de-France et dans l’Orléanais où le “patois” qui susbsiste ne diffère réellement plus du français que par des traits lexicaux, impropres à constituer à eux seuls un dialecte (Simoni-Aurembou 1973). C’est également la situation qui ressort du domaine dialectal formant le substrat du Dictionnaire du français régional du Berry-Bourbonnais de Dubuisson et Bonin (1993) :

‘“Repérer les régionalismes du français parlé dans des régions où l’on a toujours parlé des variétés de français [...] n’est pas chose facile, et ce Dictionnaire du français régional du Berry-Bourbonnais amène d’emblée à poser une question : quelles différences autres qu’une différence d’extension dans l’espace y a-t-il entre ce Dictionnaire et l’Index de l’ALCe [Atlas linguistique du Centre] de Pierrette Dubuisson et Gérard Taverdet (Dijon, ABDO, 1993) ? Autrement dit, le vocabulaire de l’ALCe est-il autre chose qu’une variété régionale de français patoisé ?” (Simoni-Aurembou 1996, 273.)’

Confrontés à cette indistinction entre patois et français régional, les collecteurs de régionalismes du nord de la France doivent trouver des critères permettant néanmoins de différencier les deux niveaux (cf. Rézeau 1984, 14 suiv.).

A priori, la tendance à se rapprocher du français langue commune, qui a marqué l’évolution des patois du Nord, nous laisse attendre un mécanisme de transfert privilégié, allant du lexique patois au lexique du français régional, qui consiste en une importation sous forme invariante du mot patois, dont les caractéristiques dialectales trop marquées par rapport au français ont été souvent gommées dans le patois même. Si cela se confirme, il faut s’attendre à ce que le mécanisme de remprunt soit majoritairement possible pour les régionalismes-survivances concernant les régions du Nord, et à ce qu’on ne puisse distinguer entre importation et calque.

Pour examiner les procédés de transfert depuis les patois d’oïl jusqu’au français régional, nous nous servirons de deux relevés de régionalismes, l’un effectué par A. Dauzat auprès d’un couple d’informateurs, à Saint-Georges-de-Didonne (Charente Maritime) de 1921 à 1934, rapporté dans Dauzat (1934) et (1946b), et l’autre par le chanoine G.-J. Du Pineau aux environs de Saint-Lô (Manche) vers 1750. Le relevé de Dauzat est de taille réduite (environ 130 entrées), et peut être rapporté aux patois de la même zone grâce au Glossaire des patois et parlers de l’Aunis et de la Saintonge de Georges Musset226. L’utilisation de ce glossaire doit cependant se faire en gardant à l’esprit que Musset y a consigné non seulement du patois, mais aussi des mots relevant plutôt du registre français régional, sans qu’il soit introduit dans la nomenclature une différenciation227. Pour le relevé de Du Pineau, Chauveau a indiqué systématiquement la diffusion de chaque trait noté par Du Pineau dans les parlers de Basse-Normandie (1993, 38). Dans les deux cas, la confrontation entre patois et français régional sera moins rigoureuse que pour l’exemple francoprovençal, puisque les formes patoises ne correspondent pas précisément au point du relevé de régionalismes. On peut cependant à l’aide de ces matériaux esquisser l’essentiel des processus de transfert.

Comme pour Meyrieu, après avoir énoncé les règles de transfert du patois au français, nous considérerons les survivances présentes dans les relevés, à la fois d’après notre corpus et les indications fournies par Dauzat et Chauveau.

Notes
221.

“Bien qu’il existe des passages entre le dialecte et le français (dans un sens comme dans l’autre), les deux langues sont suffisamment différentes pour que les locuteurs bilingues ne se trompent pas de code et ne fassent pas un mélange détonnant aux oreilles des puristes.”

222.

Le dénombrement de ces emprunts est rendu d’autant moins commode que les collecteurs de patois ont eu tendance à négliger ces emprunts et à rechercher le « pur patois », rejetant tout ce qui leur apparaissait (parfois à tort) comme trop français.

223.

Orbis 6, 177, cité par Nauton (1963, 75).

224.

Par ex., R.-Cl. Schüle (1971) signale que dans le patois de Nendaz (Valais), la désinence d’infinitif fr. s’est implantée à la place de -a, comme dans porta > porté, tsãta > tsãté. Dans le nord du Beaujolais, le francoprovençal au contact avec la zone d’oïl a perdu sa caractéristique essentielle dans son opposition avec le type français, i. e. son paroxytonisme (Vurpas à paraître, 3).

225.

“Quelque abâtardis qu’ils soient, les patois francoprovençaux gardent donc jusqu’au bout leurs caractères distinctifs, phonétiques aussi bien que morphologiques ; et les patoisants, même si leur parler est très francisé, ont toujours conscience d’employer une langue différente du français” (Marzys 1971, 174).

226.

5 vol., La Rochelle, Imprimerie Masson fils, 1929-1948.

227.

“Après avoir élargi, comme le titre même de l’ouvrage l’indique, son champ d’études et d’investigations des patois propres aux habitants des campagnes par celles des parlers usités dans les agglomérations urbaines” (“Préambule”, vol. 1, vii).