6.3.2.2.2. Survivances

Les régionalismes-survivances relevés dans les deux corpus (comme dans le cas de Meyrieu, à la fois par rapport au corpus utilisé dans cette étude et aux indications des auteurs) se conforment aux tendances énoncées ci-dessus :

  1. Les régionalismes lexicaux peuvent être décrits comme des importations, généralement sous forme invariante : Saint-Gorges-de-Didonne acertainer v. tr. “affirmer”, malader v. intr. “être malade” (d’ailleurs plutôt à interpréter comme une fausse survivance, cf. chap. 4) ; Saint-Lô bren n. m. “excréments humains”(“Sens attesté depuis l’ancien français et encore signalé comme vieilli et populaire dans les dictionnaires du français contemporain”, Chauveau 1993, 67), molière n. f. “fondrière” (“Attesté depuis environ 1310, ce substantif est considéré comme un régionalisme en français contemporain” Chauveau 1993, 188), solier n. m. “grenier” (“Survivance de l’ancien et du moyen français” Chauveau 1993, 238), touzer v. tr. “tondre” (“Encore attesté en français au début du 17e siècle”, Chauveau 1993, 249), etc.
    Bien que les matériaux disponibles en ce qui concernent les régionalismes relevant de la substitution ne soient pas très fournis dans les corpus étudiés, et que, comme déjà mentionné ci-dessus (p. 24), ils ne permettent pas de trancher entre survivance et remprunt, nous les passons rapidement en revue car ils permettent là aussi de mettre en relief l’osmose existant entre importation et substitution.

  2. Les exemples de régionalismes de genre (sautereau, dinde) peuvent s’expliquer par calque, mais également relever de l’importation.

  3. Les régionalismes sémantiques peuvent tout aussi bien être décrits comme des calques ou des importations : Saint-Georges-de-Didonne champagne n. f. “terre légère” (début 12e—14e en fr. commun), journal n. m. “mesure agraire” (1150—“Anciennement”, TLF), quitter v. tr. “laisser” (1175—“vieux”, TLF), Saint-Lô saccage n. m. “abondance” (“sens [...] qui a été enregistré dans les dictionnaires du français au 19e siècle”, Chauveau 1993, 235).

L’étude des corpus sur substrat d’oïl se conforme aux conclusions que l’on a tirées de l’examen du domaine francoprovençal (p. 213 suiv.) : elle suggère qu’il ne faut pas écarter la possibilité d’un mécanisme de remprunt qui se trouverait à la base des régionalismes correspondant à des survivances, remprunt qu’on ne peut nier en tout cas en ce qui concerne les régionalismes relevant des mécanismes de susbtitution. Le remprunt par importation est également possible d’une manière générale, grâce aux règles de transfert (équivalant à des règles de correspondances synchroniques), et dans le cas des français régionaux sur substrat d’oïl, il se trouve facilité par les nombreuses concordances formelles entre patois d’oïl et français. Les remarques faites par de nombreux collecteurs de français régional du nord de la France (Taverdet 1990, 9 ; Dubuisson-Bonin 1993, 7 ; Brasseur 1990, 11 ; etc.) sur la difficulté à distinguer ce qui est régional de ce qui est dialectal vont dans ce sens. Cependant, bien que l’ensemble des survivances lexicales étudiées ci-dessus puisse correspondre à une importation, le mécanisme ne peut fonctionner dans tous les cas de survivance lexicale, puisqu’il existe des situations où la divergence phonétique (ou morphologique) entre mot patois et mot ancien en français s’avère trop importante pour que le transfert puisse restituer au français régional absolument le même mot qui était employé précédemment dans la langue commune. Une telle divergence peut engendrer deux cas de figure : soit le régionalisme effectivement attesté correspond parfaitement au mot ancien en français commun, et dans ce cas il n’a pas été transféré du patois, celui-ci a simplement pu contribuer à le maintenir dans l’usage du français régional par calque ; soit il affiche une différence avec le mot ancien en français commun, et cette différence (phonétique, sémantique, syntactique) constitue une trace de son origine dialectale. Le régionalisme constitue alors ce que nous avons appelé une variante du mot ancien en français commun (cf. 4.3.2). Ces variantes constituent des contre-exemples au remprunt aboutissant toujours à restituer parfaitement au français régional les mots disparus, et témoignent en outre que l’emprunt s’est dans ces cas déroulé sans aucune notion de l’existence antérieure du mot dans la langue. On trouve sans peine des régionalismes relevant de ce phénomène, par exemple :

[35] doit n. m. “canal, conduit d’écoulement des eaux”.Doit

Doit est un représentant du lat duce(m)“conducteur, guide”, qui a été employé en afr. et mfr. (var. dois, doiz), et est également attesté à cette époque dans les parlers de l’Ouest (Gdf), qui le conservent encore à l’heure actuelle (de la Normandie au Limousin), dans le sens “cours d’eau”, “mare” ou “lavoir” (FEW 3, 195b). Il disparaît de l’usage du français commun avant le 17e s., mais il se maintient régionalement, sous des phonétiques et avec des sens divers (cf. nombreuses attestations dans Gdf), ce dont on possède des témoignages ininterrrompus jusqu’à l’époque moderne : la forme douet, notamment, est employée au 16e par B. Despériers (“canal, petit ruisseau”, Gdf), est relevée début 17e dans Cotgr 1611 (“ruisseau”), et est localisée en Anjou par Du Cange (Mén 1750, addition), ce qui est confirmé par Du Pineau au milieu du 18e s. (var. doit, duit). Mén 1694 signale que “Nos peuples de Normandie appellent un doit, & plus communément douit, un réservoir d’eau, formé ou par une source, ou par le passage de quelque ruisseau lequel sert d’abreuvoir et où les lessivieres, comme ils disent, lavent le linge”. Douit (var. douet) est relevé par Du Pineau au milieu du 18e s. dans la Manche (Saint-Lô). DG répertorie encore doit comme “vieilli et dialectal (Ouest)” dans le sens “conduit servant à l’écoulement de l’eau”. Au 20e s., on trouve en Basse-Normandie douet “ruisseau”, en Bourgogne (“mot typique du nord de la Côte-d’Or) douix, dhuis, [+ autres variantes non mentionnées] “source”, et en Franche-Comté douix “source” (aussi doye m. “petit ruisseau”, douillon m. “source”). La variété des formes et des sens sous lesquels se présentent les “survivances” de l’ancien et moyen fr. doit témoigne du rôle des patois dans la conservation du terme, d’où il est passé en fr. régional, sous des formes et avec des sens divers selon les lieux.

[18] étriver v. tr. “disputer ; taquiner”.étriver

é triver, dérivé de l’afr. estrif “querelle, dispute ; combat” (< afrq. *strid “id.”), est apparu au milieu du 12e s. (estriver) dans le sens “quereller, disputer” et aussi (appliqué à la chevalerie) “combattre, lutter”. Le sens “combattre” tombe le premier en désuétude (1553, Gdf), tandis que le mot continue à être employé au 17e s. (reccensé par Nic 1621 et Fur 1690 sans mention). Il disparaît au cours du 18e s. (encore répertorié par Caseneuve dans le sens “débattre de paroles” sans mention, Mén 1750), suivant en cela estrif déclaré “vieux” par Fur 1690. Etriver continue à être répertorié par les dictionnaires du 19e s. comme vieux mot (Land 1843 : “hors d’usage” ; Li et DG : “vieilli”). Il est signalé comme encore usité en Basse-Normandie (Saint-Lô, Manche) au milieu du 18e s., mais avec un sens différent : “impatienter, enrager”, dans la loc. faire étriver (Du Pineau). On le retrouve employé, au 20e s., d’une part en Amérique du Nord : Louisiane (1901 : faire étriver qn “plaisanter, railler, taquiner”, s’étriver “se plaisanter mutuellement”), Québec (depuis 1894, tr. “taquiner, agacer ; contrarier”), Acadie (depuis 1925, tr. “taquiner, agacer”) ; d’autre part en Basse-Normandie (Orne : faire étriver “faire enrager”). Le type étriver est très bien représenté dans les patois de l’Ouest, jusque dans le Maine ; le mot y a un sens atténué par rapport au fr. ancien : “contredire, contrarier ; taquiner”. La loc. faire étriver est particulière aux patois normands (FEW 17, 255b-256a). Le régionalisme étriver, plutôt qu’une survivance du fr. archaïque avec changement de sens, peut correspondre à un remprunt du fr. régional aux patois de l’Ouest où le mot s’est conservé avec un sens différent.

Nous envisageons donc que certains cas peuvent être décrits comme des remprunts (notamment lorsque le trait a disparu à date ancienne en français), et que dans d’autres cas nous aurons affaire à des survivances liées à l’influence du substrat, comme en témoigne Bloch (1921) :

‘“La persistance de « septante » et de « nonante » est favorisée par la conservation de ces formes dans les patois” (128). ’

Notre but était simplement de montrer que le remprunt était possible, et fournissait une alternative étymologique à la persistance régionale de traits disparus en français commun : rétention par survivance ou par réappropriation. Généralement, il s’avère cependant impossible de trancher, puisque l’un et l’autre phénomènes sont également valides, et nous avons suggéré la part d’idéologie qui entrait dans une décision en faveur d’une solution plutôt qu’une autre. Nous adopterons dans la suite de ce travail une attitude plus générale qui consiste à considérer la présence de régionalismes correspondant à des survivances comme liée à l’influence du substrat, ce qui ne présage en rien s’il s’agit effectivement d’une survivance ou d’un remprunt.