7.1.2. Historique du trait en français commun

L’historique des survivances a été esquissé en français à l’aide des principaux dictionnaires de langue reconnus pour chaque période230. On remarquera l’absence de deux jalons importants pour le XVIIe s. que sont Cotgrave (1611) et Oudin (1660). Les réticences des bibliothécaires à laisser consulter des ouvrages anciens dont la conservation a été négligée, nous a contraint à nous passer de ces sources. Manquent également Monet, Pomey et Boiste, introuvables dans les bibliothèques lyonnaises. Les notices ont pour objectif d’indiquer la date d’apparition du trait en français (en remontant parfois jusque dans la langue-mère), de suivre éventuellement son évolution, et de dater sa disparition de l’usage commun, ceci afin de révéler d’éventuels hiatus entre la disparition du mot en français commun et sa première attestation en tant que régionalisme. Cependant, si les dates d’apparition des traits linguistiques reçoivent généralement une attention soutenue de la part des lexicographes231, et même si celles-ci sont sujettes à des dissensions, touchant notamment aux problèmes de datation des oeuvres et d’interprétation des passages232, les dates de disparition sont rarement indiquées dans les dictionnaires, qui préfèrent souvent faire disparaître de la nomenclature le matériel jugé obsolète, plutôt que de passer par une phase de transition marquant le vieillissement de celui-ci. Cette tendance se conforme à la vision dominante de l’évolution lexicale, envisagée presque exclusivement comme l’apparition de formes et de sens nouveaux (la néologie), d’où un déploiement des efforts dans le but de dater les apparitions d’emplois nouveaux, et la course aux premières attestations, plutôt qu’aux dernières.

On s’est efforcé de dater approximativement la disparition des traits linguistiques d’après les indications fournies par les dictionnaires, en tenant compte de certains principes. En règle générale, les dictionnaires sont plus conservateurs que l’usage, et n’enregistrent le vieillissement des traits linguistiques qu’avec retard. Ainsi, le dictionnaire de Littré n’est pas le reflet de l’usage du milieu du XIXe s. : il répertorie souvent sans marque des emplois qui ont disparu depuis l’époque classique, notamment à cause de sa conception conservatrice de l’usage moderne qui pour lui s’étend depuis le début du XVIIe s. jusqu’au début du XIXe.

‘“Ce ne serait pas la première fois que [Littré] enregistre comme normal un mot qu’il estime utile et bien formé” (Goosse 1973, 67). ’

Le FEW a indiqué systématiquement (quand c’était le cas) la date de disparition des traits linguistiques, en se fondant sur le dernier dictionnaire (ou texte) répertoriant le trait sans marque (Goosse 1973, 75). Cependant, la méthode demande à être maniée avec prudence : on connaît en effet des cas où un mot déclaré vieux par un lexicographe a été enregistré sans marque par bien des dictionnaires ultérieurs (ex. fioler v. intr. “boire avec excès”, déclaré “hors d’usage” par Land 1843, est encore répertorié sans marque de vieillissement par Colin-Mével 1996). Ainsi, certains mots donnés comme vieux par le FEW sont encore employés après cette date-buttoir, comme hargne n. f., disparu après 1610 d’après FEW (16, 171a) ; dans d’autres cas, un vieillissement effectif a été suivi d’une résurgence qui n’a pas non plus été enregistrée (cf. l’ex. de l’adj. crédible, dont la résurgence n’a pas été notée par FEW 2/2, 1308a, qui donne comme dates 1433-60—Cresp 1637). Il existe aussi le phénomène inverse : “une fois entré dans les dictionnaires, un mot n’en sort plus !” (Goosse 1973, 67), ou a de la peine à en sortir. De nombreux exemples témoignent de divergences sur la vitalité d’un mot que l’on peut rencontrer dans plusieurs dictionnaires contemporains (cf. ratelle [153], et fioler [65], par ex.). K. Baldinger233 a établi une méthode pour évaluer les affirmations des dictionnaires : il classe ceux-ci en séries (par ex. Fur 1690—Trév 1771), et utilise les informations fournies par plusieurs séries parallèles pour confirmer leurs indications. On sait en effet qu’un dictionnaire qui reprend ou pille la nomenclature d’un autre aura plutôt tendance à y faire des ajouts qu’à y effectuer des coupes claires. Ainsi,

‘“il ne suffit pas qu’un dictionnaire mentionne un emploi pour que celui-ci soit reconnu comme vivant ; [...] telle expression qui se maintient jusque dans le Larousse du XXe siècle doit être tenue pour hors d’usage parce qu’elle manque dans les meilleurs dictionnaires du XIXe siècle” (Goosse 1973, 67-68). ’

F. Brunot (HLF 3, 90) indique qu’il faut se méfier de Nicot (1606, 1621) car il conserve beaucoup de mots devenus vieux au XVIIe s., en ne les marquant pas comme tels (l’usage des marques d’usage ne s’est développé que dans la seconde moitié du XVIIe s. : Quémada 1968, 193). En règle générale, le FEW donne de très mauvaises indications sur la vitalité des mots dans la seconde moitié du XXe s., ce qui est dû à l’ancienneté (relative) de sa date de composition. Aussi, pour les mots attestés jusqu’au XXe s., ne peut-il fournir d’informations fiables, qu’il faut aller chercher dans les dictionnaires d’usage contemporains (GLLF, Robert, TLF) dont on ne peut faire l’économie. Goosse (1973, 76) résume les difficultés de la recherche de la date de disparition des traits linguistiques en ces termes :

‘“[le témoignage des dictionnaires] ne mérite pourtant qu’une confiance limitée : tantôt ces ouvrages retiennent des emplois disparus de la langue réelle ; tantôt l’usage, et surtout l’usage littéraire, conserve ou renouvelle des emplois que les lexicographes avaient déclarés désuets. Le mieux est de présenter de façon objective les indications tirées des dictionnaires ; tel mot, déclaré vieux par X (ou supprimé par l’Académie à partir de telle édition) est encore mentionné par Y.” ’

Les causes de la disparition des traits linguistiques préoccupent les lexicologues français depuis le siècle dernier. Gilliéron en a développé l’étude dans le cadre de la géographie linguistique, d’après le point de vue que les changements linguistiques opérent selon une logique téléologique : la langue rechercherait un certain état idéal (s’apparentant à la clarté de la langue), auquel s’opposent certaines situations que Gilliéron qualifie de pathologiques. Ainsi une homonymie devient-elle intolérable pour la langue, car elle crée une équivoque qui s’oppose à la clarté (Gilliéron 1921, 193). Dans de tels cas, la langue réagirait en changeant le système afin de rétablir les distinctions nécessaires. Dans cette perspective, les changements sont déterminés par l’état du système linguistique à un moment donné. Une telle conception, rapportant le changement linguistique à une recherche d’équilibre dans la langue, est exprimée depuis Darmesteter (1887), et se retrouve dans de nombreux écrits de la première moitié du XXe s. (Huguet 1934, 1935, Dauzat 1944, Schöne 1947). La désuétude est attribuée à des facteurs linguistiques de nature phonétique ou sémantique : l’homonymie engendre des collisions intolérables que la langue élimine en remplaçant au moins l’un des termes (Dauzat 1944, 93) ; le changement phonétique use les mots qui deviennent mutilés, et cette faiblesse phonétique entraîne soit leur renforcement (par agglutination ou dérivation), soit leur disparition ; la concurrence des synonymes amène généralement l’éviction d’un des termes en conflit, qui peut cependant se maintenir avec un sens différent (loi de répartition : Bréal 1897, 30). Un terme peut enfin tomber en désuétude à cause de la disparition du référent (le mot est alors dit historique : Darmesteter 1887, 152). Cependant, il ne manque pas d’exemples où, bien que les circonstances linguistiques soient réunies pour créer une situation que certains qualifieraient de pathologique, aucun changement ne se réalise pour modifier le système. Il faut donc conclure que l’état du système ne fournit qu’une possibilité de changement (il est une condition nécessaire mais non suffisante), et que d’autres facteurs, notamment extra-linguistiques, entrent en jeu pour que les changements possibles se réalisent. C’est ce à quoi Schöne (1947, 134) conclut en citant ces passages de l’Evangile : “L’Esprit souffle où il veut”, “L’un sera pris et l’autre laissé”. Picoche (1990, 89) atteste elle aussi de la difficulté de la recherche des causes de l’obsolescence :

‘“la question du « pourquoi » des transformations lexicales reste presque entière. [...] Pourquoi des signes qui remplissaient fort bien leur office et ne présentaient apparemment aucun inconvénient particulier disparaissent-ils au profit d’autres qui ne leur semblent en rien supérieurs ? Autant s’interroger sur l’origine du mouvement et de la vie !”’

Quelques indications sont données dans les notices sur les causes éventuelles de disparition des traits étudiés. Mais en raison de la difficulté à les cerner avec précision, nous laissons l’entière responsabilité de ces hypothèses aux auteurs qui en sont crédités.

Notes
230.

Pour la lisibilité des articles, se référer à la bibliographie finale où sont explicitées les sources citées sous forme codée.

231.

Encore constate-t-on souvent des lacunes : on date l’apparition du mot, mais certains sens, expressions, ou changements de genre ou de rection ne font pas toujours l’objet d’une telle attention, comme le montre l’ex. de vider. Colin et Mével (1996) distinguent deux sens argotiques : 1. “expulser, mettre dehors brutalement”, 2. “licencier (un ouvrier, un employé)”. Or, beaucoup de dictionnaires (Bruant 1901, FEW, Esn 1965, Caradec 1988) ne mentionnent que le sens 1, attesté depuis 1879 chez J.-K. Huysmans (“La mère Teston, perdant toute mesure, ne parlait rien moins que de le vider”, Les Soeurs Vatard, cité dans Cressot 1938, 417). La date d’apparition du sens “licencier” a donc été négligée par les dictionnaires : GLLF et Colin-Mével (1996), qui y ont prêté attention, le datent de 1964, qui correspond en fait à la première mention lexicographique chez Robert. Le traitement le plus exhaustif se trouve en fait chez Cellard et Rey (1991), qui distinguent les sens, et antidatent l’apparition de “licencier” grâce à de nouveaux dépouillements. L’histoire du verbe se reconstitue donc ainsi : 1. 1879 “expulser, chasser d’un lieu” (Huysmans). 2. 1908-12 “licencier” (L. Forton, La Bande des Pieds Nickelés). Cependant, le traitement n’est toujours pas exhaustif, puisque vider s’emploie également dans la loc. se faire vider, que seul GLLF prend la peine de dater de 1933. Cependant, il ne s’agit là que de sa première mention lexicographique, repérée chez Lar 1933, et uniquement dans le sens 1 (“Pop. Econduire, expulser quelqu’un : se faire vider”). Lar ne créant pas l’usage, mais le répertoriant, la date d’apparition de la loc. est donc à trouver antérieurement ; on ne connaît pas non plus la date d’apparition de la loc. dans le sens 2.

232.

Ainsi on rencontre fréquemment des datations différentes du même fait dans FEW et TLF, parfois à cause de divergences sur la datation de l’oeuvre qui fournit la première attestation ; dans ces cas, nous avons privilégié la datation du TLF, en indiquant toujours de quelle source nous tirons notre information. En règle générale, en raison de ces désaccords, nous avons préféré indiquer des périodes (début, milieu ou fin de siècle) plutôt que des dates absolues. La question de la date d’apparition en français a d’ailleurs relativement peu d’importance pour les mots hérités du latin, puisque dans ce cas il y a eu une transmission ininterrompue (Schöne 1947, 12).

233.

Baldinger, Kurt (1951), “Autour du FEW. Considérations critiques sur les dictionnaires français. Aalma 1380—Larousse 1949”, Revista Portuguesa de Filologia 4, p. 342-373.