Après l’historique du trait linguistique en français commun, et sa localisation en français régional, se trouve l’indication de la présence ou absence d’équivalents de ce trait dans les patois formant substrat. Lorsqu’un correspondant étymologique s’y manifeste, son existence est mentionnée dans les zones où on le trouve. Puisqu’on s’intéresse avant tout à la manifestation d’un type lexical donné dans les patois, on ne cite pas le détail des attestations (ce qui équivaudrait à recenser parfois de longues listes de mots divergeant uniquement quant à leur forme)234. Les différences formelles sont neutralisés sous une forme de citation unique correspondant au type lexical concerné, qui affecte la forme du mot français (puisque c’est cet élément qui nous sert de fil conducteur), noté en petites capitales, afin de le distinguer de la forme française. Par ex., les correspondants patois du français archaïque ber seront représentés par le type lexical ber. Cette façon de neutraliser les différences formelles consiste en une transposition de la distinction opérée par I. Mel’cuk (1993), entre deux types de mots : les mots-formes et les lexèmes, ensemble de mots-formes, c’est-à-dire d’éléments spécifiques ayant un noyau sémantique commun. Ainsi, le paradigme du lexème être en français comprend l’ensemble des mots-formes suis, es, est, sommes, ..., qui sont dits des lexes du même lexème. Un lexème est composé par l’ensemble des formes flexionnelles d’un mot (soit tous les lexes qui se distinguent uniquement par les grammèmes qu’ils expriment). Dans notre comparaison entre formes apparentées, nous considérons que tous les réflexes du même étymon sont des lexes d’un même lexème, c’est-à-dire des formes différentes prises par ce même élément, qui seul nous intéresse en fin de compte. Picoche (1969, 325) a préconisé, dans le cadre d’une étude d’ordre lexical, l’élimination des préoccupations phonétiques, ce qui constitute “une simplification méthodologique extrêmement utile”.
La distribution géographique du type lexical dans les patois vise à établir sa correspondance avec la géographie du régionalisme. Lors de la confrontation des aires, il ne faut pas cependant pas être surpris de trouver des correspondances imparfaites. En effet, il existe d’une part des faits de diffusion des traits régionaux à partir de centres d’influence (cf. 6.3), dont il faut tenir compte. D’autre part, G. Tuaillon (1977a) a bien montré qu’il y avait souvent une absence de continuité entre les aires dialectales et les aires du français régional, les régionalismes étant généralement répandus sur des zones moins larges que leurs équivalents patois, et surtout de façon plus sporadique :
‘“Le français régional se présente le plus souvent sous une image spatiale dont nous n’avons pas l’habitude en dialectologie : l’espace à trous. De l’aire dialectale compacte, ou du moins le plus souvent compacte et unie, il ne reste le plus souvent, en français régional, que des sporades d’attestations discontinues” (Tuaillon 1977a, 16). ’Les attestations sont d’autant plus sporadiques que le repérage des régionalismes souffre de carences pour plusieurs régions, et que même là où l’on dispose d’informations, les sources ne sont souvent que parcellaires. Ainsi, bon nombre d’auteurs témoignent que leurs relevés ne sont pas exhaustifs : Lepelley (1989) recense uniquement les mille mots les plus utilisés en Basse-Normandie ; Lanher et Litaize (1990, 7) ont exclu de leur dictionnaire les mots techniques et vieux ; Camps (1991, 6) avertit qu’il “n’est cependant pas dans notre intention de dresser un inventaire exhaustif du vocabulaire usité, car les pages de cette édition ne suffiraient pas” ; on pourrait multiplier les témoignages dans ce sens. En fait, on ne peut jamais être sûr qu’un mot absent d’un dictionnaire régional est inconnu de l’usage du lieu235, d’autant plus que la méthode des inventaires différentiels ne nous renseigne que sur ce qui existe et a été identifié comme régional. On se servira donc avec prudence de l’argument, par preuve négative, consistant à constater l’absence du régionalisme dans les régions où le substrat ne connaît pas le terme.
Dans le cas où des attestations dialectales coïncident avec les attestations régionales (dans les limites fluctuantes définies ci-dessus), nous comptabiliserons cette coïncidence comme influence du substrat sur la survivance régionale. L’influence du substrat constituera donc une deuxième étymologie possible à la survivance, venant renforcer la filiation directe en français. Certains cas, où apparaissent des variantes imputables au substrat, peuvent être interprétés comme des remprunts (cf. soûl). En ce qui concerne les régionalismes sémantiques, on peut également tenir compte de la saillance respective du sens en question dans les mots patois et en français : si le sens français disparu (hormis régionalement) était de nature plutôt périphérique en français, alors qu’il constitue le sens central du mot patois, on pourra raisonnablement opter pour le maintien régional sous l’influence du patois. Même chose en ce qui concerne les autres types de régionalismes, dont il faudra estimer la saillance qu’ils ont eu en français, souvent liée à leur vitalité : un trait transitoire, n’ayant pas eu une grande vitalité dans la langue, a peu de chances de s’être maintenu dans le français régional, à moins d’y avoir été renforcé par une autre influence.
La présence d’attestations dialectales est cependant problématique dans deux cas :
Etant donné l’influence ancienne du français sur les patois (cf. 6.3), il est possible que certaines certaines attestations dialectales soient des emprunts au français. Comme l’a montré Bloch (1921, 36-41), confronté à ce phénomène dans les parlers des Vosges, plusieurs types d’indices permettent de les déceler, et tout d’abord la phonétique. Mais certains emprunts sont très bien adaptés, et indifférenciables de termes hérités. Aussi peut-on avoir recours à d’autres critères tels que l’ancienneté des attestations dialectales par rapport aux attestations françaises ; la composition morphologique du mot, son étymologie (le type lexical est-il issu directement du latin, ou a-t-il été créé dans les langues gallo-romanes ; est-il un emprunt savant, ou issu d’autres filières étymologiques ?) ; le champ sémantique dont relève le mot (car pour certains, l’ensemble du vocabulaire patois a été emprunté au français). Lorsqu’on a affaire à un emprunt, on considère habituellement que le mot du français commun est passé en patois par l’intermédiaire du français régional, et que l’influence est unidirectionnelle. Ainsi, Roques (1993, 286) critique-t-il certaines étymologies proposées par Vurpas et Michel (1992) :
‘“Nos auteurs sont des spécialistes du patois et ils ont donc la tentation de voir très souvent du patois à la source du français régional. L’inverse ne serait-il pas possible dans certains cas ?”’
Barricader v. tr. “entourer d’une clôture (un pré)” est considéré comme un “régionalisme sémantique emprunté au patois”, mais Roques estime que “le mot pourrait bien être passé du français régional dans le patois”. Certes, mais une fois le mot passé en patois, rien ne lui empêche à son tour d’influer sur le français régional, en y maintenant par ex. des traits qui disparaissent du français commun. Une telle influence inverse s’est laissée observer dans le cas des emprunts aller-retour entre le français et l’anglais (cf. 6.2.2.3.1). Bloch (1921) ne voyait aucune objection à ce que l’influence du français régional sur le patois puisse s’inverser. Ainsi, à propos de chique n. f. “bille” en français régional des Vosges, il affirme que
‘“le rôle du patois a ici consisté à maintenir le mot dans le français régional qui le lui avait fourni”’ (1921, 127).
Des attestations peu nombreuses peuvent révéler un emprunt ; mais elles peuvent aussi être la marque d’une aire en régression face à une innovation qui a pris sa place.
pour certains termes recensés par le FEW, l’atlas fournit des attestations de formes ou de sens inconnus (127) ;
l’atlas permet de préciser l’extension géographique de certains termes recensés par le FEW, mais inconnus de lui dans l’aire couverte par l’atlas (127) ;
pour certains termes figurant avec de rares attestations dans le FEW (parfois des hapax), l’atlas fournit de nombreuses attestations qui témoignent de la vitalité du terme dans la région (128).
Un exemple pris dans le voisin ALLy illustrera le caractère général des remarques de Nauton, qui amènent à considérer les atlas comme un complément souvent indispensable au FEW : le n. m. conscrit “petit raisin vert au moment de la vendange” est répertorié par FEW (2/2, 1060b) dans une aire assez restreinte, comprenant la Côte d’Or (français régional de Dijon), la Saône-et-Loire (français régional de Mâcon), et certains patois du Rhône (Irigny) et de l’Isère (Crémieu, Anthon, Beaurepaire). La carte 208 de l’ALLy vient compléter de façon intéressante ces données, en montrant que le terme est également largement répandu dans les patois des zones vinicoles du Lyonnais. Gardette complète encore la géographie du terme par le recours à d’autres sources négligées par le FEW :
‘“Ce terme est connu [...] en Ardèche (ALMC 1238), en Haute-Savoie (ALF 1583, p. 947), [...] et jusqu’en Suisse (GPSR 4, 256).” (ALLy 5, 152.) ’Nauton en conclut que
‘“Le FEW devrait [utiliser l’ALMC], et plus méthodiquement aussi [...] d’autres atlas régionaux, s’il veut vraiment « utiliser de façon à peu près exhaustive toutes les sources ». Il augmenterait ainsi sa richesse documentaire et sa valeur” (1963, 130). ’Puisque la réédition nécessaire du FEW incluant les matériaux nouveaux et les corrections prônée par Nauton (1963, 130 n. 3) n’est pas parue, il nous incombe de pallier certaines faiblesses du FEW par des sources complémentaires, notamment les atlas régionaux. Disons tout de suite que ceux-ci sont loin d’être une panacée : en effet, le nombre de termes relevés par ces atlas est tout de même restreint, et ne couvre pas tous les secteurs du vocabulaire, de sorte que “beaucoup de substrats dialectaux auxquels s’originent les régionalismes ne figurent pas dans les atlas linguistiques” (Martin 1987, 24). Pour tirer le meilleur parti des atlas, il aurait fallu privilégier le domaine de la vie rurale ; mais ce n’est pas forcément là que l’on trouve les survivances.
Dans certains cas où le FEW ne recensait aucune attestation du type lexical dans les patois, nous avons eu recours à certains atlas pour tenter de savoir si l’absence d’attestations dans le FEW reflétait la réalité ou était due à une carence de cet ouvrage. Certains dictionnaires de régionalismes, qui manifestent des préoccupations étymologiques, fournissent également des données complémentaires au FEW dont nous avons tiré parti.
La notion de substrat pour le français parlé en Amérique, et la nature de l’influence qu’il a pu exercer, diffèrent de la situation que l’on trouve en France. En effet, les spécialistes ne sont pas d’accord pour dire si l’on a parlé patois ou non au Canada. On a d’abord considéré que les colons partis pour la Nouvelle France y ont apporté leurs différents patois, et que le français régional du Canada est issu d’une unification de cette diversité dialectale. Puis s’est faite jour une autre conception, s’opposant à cette vision :
‘“La thèse longtemps soutenue que les premiers colons ne parlaient que le patois et ne se comprenaient pas entre eux (Rivard 1906, 1914 ; Dulong 1973 ou Barbaud 1984) est difficilement défendable” (Lavoie 1995, 346). ’En effet, ces colons étaient majoritairement originaires de villes où le français était implanté, et celui-ci a servi de langue véhiculaire aux colons dans leur nouvel environnement. Le français a été parlé dès l’origine au Canada, un français régional marqué de traits dialectaux qui a directement été importé de France :
‘“La langue parlée au début de la colonie était une variété de français comportant des traits régionaux et dialectaux ; ces traits étaient déjà incorporés à la langue [...] et ne peuvent être considérés comme des éléments de substrat” (Poirier 1995, 37 n. 13).’Ainsi, il n’y aurait jamais eu qu’un français régional au Canada (d’où il est passé en Louisiane au milieu du XVIIIe s.). Cependant, le fait que les colons aient parlé français en arrivant au Canada n’exclue pas qu’ils aient également pu y apporter parallèlement leur patois (Lavoie 1995, 346), de sorte que la position de Poirier (1995) semble un peu trop tranchée. En ce qui nous concerne, que l’influence des patois ait joué sur le français des régions d’origine des colons, d’où il s’est diffusé au Canada, ou qu’elle ait perduré au Canada, il importe de rechercher la présence des traits linguistiques étudiés dans les patois de l’Ouest et du Centre de la France, régions dont sont majoritairement originaires les émigrés. Sans doute, au XVIIe s., beaucoup de traits de notre corpus n’étaient pas encore obsolètes en français commun. Mais s’ils étaient également connus des patois, on peut suspecter un phénomène de convergence aboutissant au maintien de ces traits dans l’usage canadien. Comme le dit Gardette (1983a, 92),
‘“Certains de ces mots de l’ancienne France sont toujours particulièrement vivants dans les patois de l’Ouest, si bien qu’on peut se demander si le canadien les a pris au français de Paris ou à quelque dialecte de l’Ouest, sans qu’il soit possible d’acquérir une certitude sur ce point”.’Le renvoi aux sources (au minimum le FEW) est effectué systématiquement afin que l’on puisse retrouver, si on le désire, le détail de ces formes.
“l’absence d’une forme régionale dans une enquête n’est pas toujours la preuve de son inexistence dans la région concernée” (Fréchet 1992, 56) ; “jamais on ne peut recueillir tous les mots qui font la richesse d’un vocabulaire de terroir” (Tuaillon 1983, 32).