7.2.1.2. Régionalismes-survivances de genre

[103] âge n. f.âge

Âge, apparu au 12e s., est un dérivé (suffixe -age) de aé, eé, représentant du lat. aetatem, qu’il a supplanté à la fin du 13e (TLF). Apparu avec le genre m., le mot est en mfr. employé avec le genre f. : cet usage est fréquent au 16e (cf. Hu) et au début du 17e (on en trouve notamment des emplois chez Malherbe). L’évolution est contrariée au milieu du 17e par les grammairiens : l’usage est fixé au m. par Vaugelas (HLF 4, 783), et l’emploi devient prédominant dans la seconde moitié du siècle. Bien que le masculin soit redevenu l’usage général (cf. par ex. Fér 1787 : “Malherbe a fait âge tantôt masculin et tantôt féminin. Il n’est plus aujourd’hui que masculin”), le f. est encore employé dans certaines variétés de langue : dans la première moitié du 19e s., il est recensé dans des cacologies populaires (par ex. Desgranges 1821, et Michel 1807 d’après Gougenheim 1929). Girault-Duvivier (1879, 1060) met encore en garde contre la “faute”. L’emploi de âge au f. est encore en usage au 20e s. dans le français de Louisiane (paroisse Evangéline 1936), du Québec (1930 ; le m. est aussi employé) et des Ardennes (dans les loc. la belle âge “la jeunesse”, il y a belle âge “il y a longtemps”). Le genre f. est également attesté dans les patois d’oïl de l’Ouest et de l’Est (FEW 24, 237a).

[129] armoire n. m.Armoire

Le français armoire (< lat. armarium neutre) a longtemps eu un genre incertain. “D’après nos matériaux, le changement de genre s’annonce déjà au 14e s. pour fr. armoire “endroit où l’on met les livres”, tandis que le genre féminin pour “placard” et “armoire en général” commence à percer vers 1600 (1718 seulement selon Brunot) après une période d’incertitude” (FEW 25, 265a n. 30). Au 17e s., le m. est encore employé : le P. Chiflet se prononce en sa faveur, et il est le seul indiqué par Rich 1680, mais Ménage (1672) admet les deux genres, et atteste de la prédominance de l’emploi du m. dans le sud de la France (“Les Gascons le font masculin”). Au 18e, le f. l’a emporté (il est déjà le genre unique dans Fur 1690 et la série des Trév), tandis que l’emploi du m. se perpétue régionalement : il est signalé comme gasconisme dans la deuxième moitié du siècle (à Toulouse, Desgrouais 1766 : “Armoire est du féminin” ; en Provence, Fér 1787 : “Plusieurs, surtout en Provence, font armoire masculin. Il est certainement féminin”). L’usage du m. est également signalé en français populaire dans la première moitié du 19e (Blondin 1823 ; Girault-Duvivier (1879, 130) insiste encore sur le fait qu’armoire est f.).

Le mot est encore en usage au m. dans un certain nombre de français régionaux : au Québec (1930), en Belgique (1877, 1950 d’après Wolf 1983), en Alsace (1924), dans le Jura (Morez), en Suisse (où il est attesté depuis 1704 (Pierrehumbert) ; Genève 1852 : “solécisme commun à la Suisse et à la Savoie” ; Neuchâtel 1926), dans la Loire (Poncins), la Drôme, en Provence, et dans les Pyrénées-Orientales. Le type armoire est attesté dans les patois de toute la France, où le genre m. est largement répandu, bien que le genre f., sous l’influence du fr., gagne du terrain (FEW 25, 255b). Camps (1991) attribue le genre m. employé dans les Pyrénées-Orientales au cat. un armari ; de même, l’emploi relevé en Belgique est d’origine dialectale d’après Wolf (1983).

[128] horloge n. m.Horloge

Horloge (1170 oriloge ; 1170-80 orloge), issu du lat. horologium neutre, a d’abord été m. en français. Le genre f. concurrent, apparu relativement tôt (13e s.) a cependant mis plusieurs siècles pour s’imposer dans la langue commune, après quoi le genre m. a survécu un temps dans la langue populaire. Au milieu du 17e s., les grammairiens se prononcent en faveur du f. (HLF 4, 791), qui s’impose à la fin du siècle (seul genre donné par Rich 1680 et Fur 1690). Le m. persiste (ou ressurgit) en emploi régional : il est signalé au milieu du 18e s. dans le Midi (Toulouse, Desgrouais 1766), puis à Lyon chez Molard (1803, 1810). Il persiste également dans la langue populaire, où on le trouve encore au début du 19e (Desgranges 1821, Blondin 1823 ; Girault-Duvivier (1879, 132) signale encore qu’il faut l’employer au f.). Au 20e s., l’emploi du f. constitue un régionalisme de large extension, puisqu’on le trouve au Québec (1930), et dans l’Est, depuis la Bourgogne (Saône-et-Loire) : Suisse (Neuchâtel 1926, attesté depuis 1548), Rhône (depuis 1803), Loire, Haute-Loire, Ardèche (Annonay), Isère (Villeneuve-de-Marc ; Vourey où “le genre féminin du français moderne fait des progrès dans le parler des habitants du village”), Drôme, Provence, et une extension dans les Pyrénées-Orientales (en revanche, il semble avoir disparu à Toulouse). Le m. est largement répandu dans les patois de France, dans l’Ouest et le Centre, et dans tout l’Est, depuis la Champagne jusqu’en Provence, ainsi que dans le Languedoc et le Massif Central (FEW 4, 483). De fait, le genre m. est attribué par plusieurs auteurs à un effet de substrat (Fréchet-Martin 1993 pour le Velay, Fréchet 1992 pour Annonay, Camps 1991 pour le Roussillon). Une forme reloge, employée en fr. du 13e au 16e s. (1270—1569, FEW), mais également attestée depuis une date ancienne en frpr. et occ., est aussi connue de certains français régionaux correspondant géographiquement à ces substrats : Suisse (Neuchâtel 1926, var. relodge, relouge, formes vieillies ou patoises), Loire (Poncins : “vieux”), Haute-Loire, Ardèche (Annonay), Drôme.

[138*] offre n. m.Offre

Offre, déverbal de offrir (< lat. pop. *offerire) est apparu en fr. avec le genre m. (1140). Dès la fin du 12e apparaît la forme f. (1190 uefre, FEW), et les deux genres sont employés concurremment jusqu’au 16e s. (cf. Hu). Début 17e, le m. est encore attesté (chez Racine par ex., HLF 6, 1569) mais d’un emploi plus rare que le f. (qui est majoritaire dans les ex. fournis par Nic 1621). A la fin du siècle, le f. l’a emporté (Rich 1680 interprète un emploi m. qu’il a relevé comme “une faute d’impression”, et ajoute : “les bons écrivains font le mot d’offre féminin”). Inusité au 18 s. (Fér 1788 : “autrefois”), le genre m. est relevé dans la première moitié du 19e comme un trait populaire par Blondin (1823). Il est employé comme régionalisme au 20e s. au Québec (1930) et en Suisse (Neuchâtel 1926 : “n’est plus très courant”). Le type offre au m. se trouve dans quelques patois (Lorraine, Doubs, Suisse, Provence : FEW 7, 332a), ce qui pourrait expliquer l’emploi à Neuchâtel, mais pas au Québec, le type étant inconnu dans la zone d’origine des colons québécois.

[170] ongle n. f.Ongle

Ce réflexe du lat. ungula a hérité le genre f. de son étymon, mais le concurrent m. apparaît sporadiquement dès les premières attestations (début du 12e s.). Jusqu’au 16e s. inclus, le f. est la norme (cf. Hu). La transition s’effectue au cours du 17e s., et à la fin du siècle, le m. s’est imposé (seul genre mentionné par Rich 1680 et Fur 1690). Cependant, il persiste au cours du 18e s. (il est attesté comme gasconisme à Toulouse par Desgrouais en 1766 et à Agde par Séguier en 1770 ; Fér 1788 : “plusieurs le font mal à propos féminin”) et au 19e, à la fois comme régionalisme (Lyon 1803, 1810, 1894 ; Genève 1852) et comme trait populaire (Desgranges 1821 ; encore corrigé par Girault-Duvivier 1879). Au 20e, son aire d’emploi couvre une large aire sud-est : Jura (Morez : “encore fréquent chez les personnes âgées”), Suisse (Genève 1852, Neuchâtel 1926), Rhône (depuis 1803), Loire, Haute-Loire, Ardèche, Drôme, Isère, Provence ; cette aire se prolonge dans le Languedoc, les Pyrénées-Orientales, en Haute-Garonne (Toulouse depuis 1766) et jusque dans les Pyrénées-Atlantiques (Bayonne 1927 d’après Séguy 1951). Le genre f. a été maintenu par de nombreux patois, notamment en domaine frpr. où le m. est l’exception, et en domaine occitan où l’on trouve la même situation (FEW 14, 38). Le genre m. est attribué à un calque du substrat à de nombreux endroits, par ex. dans le Jura (Robez-Ferraris 1995), le Beaujolais (Vurpas-Michel 1992), l’Ardèche (Maza-Pushpam 1992, Fréchet 1992), le Roussillon (Camps 1991), etc.

[68] plaint n. m.Plaint

Plaint, dérivé de plaindre (< lat. plangere), attesté en fr. depuis le début du 12e s. (1130), constitue un concurrent du plus ancien f. plainte, apparu fin 11e (TLF). Le m. est encore très employé au 16e (cf. Hu), mais semble avoir disparu, au profit du f., dès le début du 17e s. (ø Nic 1621 ; condamné par Malherbe chez Desportes d’après Gdf). L’emploi de plaint est ensuite signalé, au milieu du 18e s., en Anjou et à Lyon (Du Pineau), puis à Genève au milieu du 19e (Humbert 1852). Au 20e, on trouve cette forme m. employée comme régionalisme au Canada (Québec 1930, Acadie 1925), dans les Ardennes (Tamine 1992 : “Mot conservé de l’ancien français”) et en Suisse (Neuchâtel 1926). Le type lexical plaint m. est présent dans plusieurs patois de France, notamment en Anjou, dans le Centre, les Ardennes et en domaine frpr. (Suisse, Savoie) (FEW 9, 16b).

[31] poison n. f.Poison

Ce réflexe du lat. potionem, attesté en fr. depuis le 12e s. (1155), a hérité de son étymon le genre f. Au 16e s. le mot commence à être également employé au genre m., peut-être sous l’influence de venin (TLF). Le f., encore très courant au début du 17e s. (HLF 3, 443-444), se voit préféré le m. par les grammairiens (par ex. Vaugelas (1647, 527) : “Poison est toujours masculin, quoy que M. de Malherbe l’ayt fait quelquefois féminin, & que d’ordinaire les Parisiens le facent de ce genre, & dient de la poison”), qui s’impose à la fin du siècle (seul genre indiqué par Rich 1680 et Fur 1690). L’emploi du f. est ensuite signalé comme régionalisme deux siècles plus tard, à partir du milieu du 19e s. (d’abord à Genève en 1852 ; cf. Li : “Ce genre se conserve dans la bouche du peuple”). On le trouve dans plusieurs zones distinctes : en Louisiane (paroisse Evangéline 1936) et au Canada (Québec 1894, Acadie 1925) ; en Normandie ; dans les Ardennes et en Champagne ; et dans une zone plus regroupée, formée par la Saône-et-Loire (“très vivant en milieu rural [...] pour désigner les raticides et insecticides”), la Suisse (Genève 1852 ; Neuchâtel 1926 : “vieilli ou plaisant”), Lyon (1894), et la Haute-Loire. De nombreux patois dans toute la France (la plupart de ceux qui connaissent le type poison d’après FEW 9, 258b) ont conservé le genre étymologique f. (cf. FEW 9, 255b-256b).

[140] rouil n. m.Rouil

Ce réflexe du lat. vulgaire *robiculu neutre (< classique robigo, -inis) a d’abord été employé (attesté début 12e, roïl) au m. La forme f. concurrente (< *robicula) apparaît dès la 2e moitié du 12e (1170 reoille, TLF). Au 16e, les deux formes coexistent encore (Gdf cite le Dictionnaire de Calepini de 1584 qui fournit les deux formes ; Hu), le m. étant employé jusqu’au début du 17e (Vauquelin de la Fresnaye dans Gdf). Mais à cette époque, c’est le f. qui s’impose (seul genre mentionné par Nic 1621, Rich 1680, Fur 1690), et le m. disparaît. Il ressurgit dans la deuxième moitié du 19e s., d’une part comme régionalisme (Genève 1852), d’autre part comme terme de teinturier : “mordant composé avec un sel ferrique, utilisé dans la teinture en noir de la soie” (Li 1870 graphié rouille, repris dans la série des Lar). On trouve l’emploi régional au 20e s. au Québec (1930) et dans l’Isère (Villeneuve-de-Marc). Le type m. rouil est présent dans de nombreux patois, notamment dans les régions d’origine des colons québécois, ainsi qu’en frpr. (FEW 10, 427).

[97] sautereau n. m.Sautereau

Ce concurrent du f. sauterelle (attesté depuis la première moitié du 12e s.), également dérivé de sauter (< lat. saltare), est apparu au 13e s. (sateraux ; 1393 sautereaux), et est bien employé jusqu’au 16e (cf. Gdf) et même au début du 17e s. (Nic 1621 le donne sans mention). A cette époque se développe un second sens (“partie du mécanisme du clavecin”, depuis Cotgr 1611), qui va bientôt seul subsister (jusqu’à nos jours), tandis que pour le premier sens la forme f. reste seule employée : c’est la situation que présente Rich 1680, Fur 1690, tandis qu’Ac 1694 atteste de la raréfaction de l’emploi du mot pour désigner l’insecte (“On dit plus ordinairement sauterelle”). Sautereau “sauterelle” n’est plus répertorié par les dictionnaires à partir du 18e (ø Rich 1719, Trév 1743, Mén 1750). Il ressurgit au 19e s. dans un emploi désormais régional (Desgranges 1821 : “mot de paysan”, var. sauteriau, qui révèle une phonétique patoise). Au 20e s., le m. est usité régionalement en Charente-Maritime (Saint-Georges-de-Didonne 1921-1934, var. sauteriau ), et dans la Loire (le Pilat : sautariau “sauterelle ; personne qui ne reste jamais en place”). Dans ces deux cas, l’existence de doublets témoigne de l’influence des patois (où le type sautereau est attesté, notamment dans l’Ouest et dans le domaine frpr., cf. FEW 11, 117b-118a), par la coexistence de la forme patoise invariante et la forme francisée (Dauzat 1946, 158 qualifie sautereau de “forme française” et sauteriau de “forme patoise”).

[154] vipère n. m.Vipère

Le fr. vipère a été emprunté au début du 14e s. (1314) au lat. vipera, avec son genre f. A partir du 16e s., le nom est employé concurremment au m. (cf. Hu), sans doute sous l’influence du genre m. des synonymes serpent et aspic (FEW). L’emploi m. perdure au 17e s. (HLF 4, 794), où le f. prend le dessus (seul genre indiqué par Rich 1680 et Fur 1690). Il est encore attesté au début 19e dans un registre populaire (Desgranges 1821 ; encore mentionné par Girault-Duvivier en 1879, qui l’inclut dans la liste des substantifs sur le genre desquels on pourrait avoir quelque incertitude). A l’heure actuelle, le genre m. est usité dans une aire localisée à l’Est : on le signale dans le Jura (Morez), en Bourgogne (“encore assez souvent masculin, surtout en Saône-et-Loire”), dans le Rhône, la Loire (le Pilat), l’Ardèche (Annonay), la Drôme et l’Isère (Villeneuve-de-Marc) ; dans toute cette zone, les patois connaissent le type vipère au m. (FEW 14, 488 ; ALLy 555 ; ALMC 331).

Rem. : Âge [103], plaint [68], et vipère [154] fournissent des cas permettant d’étendre la notion de changement rétrograde, développée en phonétique historique, à la morphologie : le genre de ces noms se présente également sous la forme de doublets qui sont en concurrence ; mais dans les cas étudiés ici, c’est l’innovation qui échoue à s’implanter et disparaît au profit du genre ancien.