7.2.1.4. Régionalismes-survivances sémantiques

[6] affiner v. tr. “tromper par finesse”.Affiner

Ce sens secondaire de affiner (1223 “rendre parfait”, dér. de fin) est apparu au début du 16e s. (1510, TLF) et est très employé au cours du siècle (d’après FEW). Considéré comme “bas” à partir de la fin du 17e s. (Ac 1694—1740, TLF), il est en usage environ jusqu’à la fin du 18e, où Fér 1787 juge qu’il est un sens d’“autrefois”, mais précise que : “Il pourrait encore être employé dans une Fable [Fér réfère ici à un emploi qu’il a repéré dans La Fontaine] et dans le style marotique”. Après Fér, on enregistre une certaine réticence de la part des lexicographes à considérer ce sens comme hors d’usage, alors que les auteurs chez qui l’on repère cet emploi datent au plus tard du 17e s. (La Fontaine, Corneille ; Rob 1985 note un emploi au 19e chez Sand, peut-être régional) : Ac 1835 indique que le sens est “vieilli”, et Land 1843 reprend l’opinion de Fér 1787 (“En ce sens il ne s’emploie plus que dans le style marotique”), mais Besch 1855 donne le sens uniquement pour “familier et populaire” (d’après TLF, peut-être par référence à Ac 1694—1740) et Li l’inclut sans mention. A la fin du siècle, il est définitivement marqué comme sorti de l’usage (DG : “vieilli” ; Lar 1898 : “vieux”). Affiner est encore usité à notre époque (cf. TLF et Rob 1985 : “vieux ou régional”) dans ce sens en Haute-Loire, Ardèche (Annonay) et dans la Drôme. Il y est attribué (Fréchet 1992, Fréchet-Martin 1993) à un emprunt à l’occitan, où le type affiner est représenté dans le sens “tromper” (FEW 3, 566b-567a ; le type est également connu des patois d’oïl, notamment du Centre, ce qui explique peut-être son emploi par G. Sand).

[173] barboter v. intr. “parler de manière confuse, marmonner”.Barboter

Barboter (mot d’origine incertaine, peut-être dér. de barbe, TLF) est apparu à la fin du 12e s. (barbeter) dans le sens “parler confusément”. Au début du 13e s. apparaît le sens “s’agiter dans la boue” (1220 borbeter), dans lequel le verbe est encore employé en fr. contemporain. A l’origine, il s’agit cependant d’un verbe étymologiquement distinct (var. de bourbouter “patauger”, peut-être dér. de bourbe, TLF), mais qui a interféré avec barboter, au point de former une unité. Dans le sens “marmonner”, le verbe a été employé jusqu’au 18e s., où il sort de l’usage (Trév 1743 le marque comme “bas et comique”). Ce sens est repris dans les dictionnaires à partir du milieu du 19e s. qui le donnent pour vivant (Besch 1845, Li), en ne citant toutefois que des ex. des 17e et 18e s. (de même, TLF, bien que notant dans la rubrique historique son vieillissement au 18e, le donne pour “familier” en citant un ex. de 1934 d’Alain). DG le marque comme “vieilli”. A la même époque, il est signalé en usage à Genève (1852), et au 20e, il est encore utilisé dans une zone proche de cette attestation : Haute-Savoie et Savoie, Isère (Villeneuve-de-Marc). Le type barboter “marmonner” est également répandu dans certains patois, notamment en frpr. (FEW 1, 443b).

[1] ber n. m. “berceau”. Variante graphique : bers.Ber

Ber est apparu en français au milieu du 12e s. (1150 berz, TLF), et a souvent été graphié bers. D’après TLF (qui s’oppose à l’hypothèse de FEW 1, 338 qui postule un blat. *bertiare issu d’un radical celtique *berta), le mot est issu du lat. vulg. *bertium, attesté par son dérivé berciolum “petit berceau” (8e s.), qui a donné en afr. berçuel (1165). Ber est employé jusqu’au 16e s., où la concurrence de berceau (1472, dérivé de ber(s) ou de berçuel par substitution de suffixe) se fait sentir : début 17e, ber apparaît comme vieilli pour désigner le berceau (Nic 1621 : “le diminutif d’iceluy asçavoir berceau, est plus communément usité parmi les François” ; Fur 1690 : “autrefois” ; Mén 1694 : “berseau [...] est aujourd’hui le mot usité”), mais subsiste jusqu’à nos jours dans des emplois techniques (“ridelles d’une charrette”, depuis 1611 ; “charpente qui supporte un navire en construction” depuis 1805 ; il perdure également dans le proverbe ce qu’on a appris au ber dure jusqu’aux vers, cité par Mén 1694). Parallèlement au vieillissement de ber dans la langue commune, des témoignages indiquent la persistance du terme dans les parlers régionaux, sans qu’il soit toujours clair si l’on a affaire à un usage français ou patois : dès le 16e s., alors que le mot est encore d’usage général, “Ronsard considérait bers comme un mot vendômois” (Huguet 1935, 32). Nic 1621 indique que “Le Languedoc use aussi de ce même mot”, alors qu’il est en perte de vitesse en fr. commun. Mén 1694 affirme que “Ce mot est encore en usage dans les Provinces du Languedoc, d’Anjou, du Maine & de Normandie”, ce que confirme partiellement Du Pineau au milieu du 18e s., en signalant l’emploi de ber en Anjou. A l’époque contemporaine, le terme est encore usité comme régionalisme en Amérique du Nord (Louisiane 1901 ; Québec 1894 : “répandu au Canada d’une manière à peu près générale” ; 1930 ; Acadie) ainsi qu’en Normandie. Le type ber est bien représenté dans les patois, notamment en domaine d’oïl à l’Ouest, depuis la Picardie jusque dans le Poitou et dans le Centre (FEW 1, 337a). On relève également des régionalismes de la même famille, témoignant d’emprunts au patois (le type est attesté dans les patois de l’Est depuis les Ardennes jusqu’en Provence) : bré en Côte-d’Or (dans le milieu rural), bri dans le Jura (Morez, attesté depuis 1894), en Suisse (Neuchâtel 1926, attesté depuis 1481 : “hors d’usage ou patois”), et dans les Savoies, bres dans le Sud (< occ. brès d’après Nouvel 1978).

[79] brave adj. “de belle apparence ; bien habillé (personne)”.Brave

Le fr. brave a été empunté à l’it. bravo “courageux” (< lat. barbarus) dans la première moitié du 16e s., avec les sens “beau” (1535), “fier, arrogant” (1541) et “courageux” (1549, TLF). Le sens “beau ; bien vêtu”, employé tout au long du 17e (sans mention dans Nic 1621, Rich 1680, Fur 1690), est déclaré “un peu bas” dans Ac 1694 (opinion partagée par Mén 1694), et son usage décline au cours du 18e s. (Trév 1743 marque encore cet emploi comme “un peu bas”, Ac 1778 comme “familier” ; Fér 1787 : “Autrefois, brâve se disait plus des habillemens que du courage [...]. Aujourd’hui, c’est tout le contraire, et il n’y a guère plus que le peuple qui s’en serve” ). Le dernier emploi recensé par les dictionnaires est chez Sévigné en 1689. Les dictionnaires considèrent cependant que l’emploi dévalorisé se maintient jusqu’au milieu du 19e (“familier” dans Besch 1855 et Li), mais la survivance ne s’exprime-t-elle pas en fait sur le plan régional (cf. Genève 1852 : “joli, mignon, grassouillet”) ? C’est cette situation qui est décrite depuis la fin du siècle, où DG marque le sens comme “vieilli et dialectal” (Lar 1899 : “vieux” ; Lar 1928 : “vieux et dialectal” ; Rob 1953 et 1985 : “vieux”, TLF : “vieux ou régional”). Au 20e, brave “joli ; bien habillé” est encore employé au Canada (Québec 1930 : “bien paré, beau” ; Acadie), en Bretagne (Quimper 1909-1910 : “beau, bien habillé”), et dans l’Isère (Villeneuve-de-Marc : “beau, joli”). Le type brave est répandu, avec le sens “beau”, dans de nombreux patois, notamment dans tout l’Ouest et le Centre, ainsi qu’en frpr. (FEW 1, 249a).

[14] buée n. f. “lessive”.Buée

Le fr. buée (d’un hypothétique p. p. substantivé gallo-roman *bucata, du germ. *bûkon “tremper dans la lessive”) a d’abord été attesté (début 13e) dans le sens “lessive”. Il est employé dans ce sens jusqu’au 17e s., où il est marqué comme “vieux” à la fin du siècle, à partir de Fur 1690, qui précise que l’on s’en “sert encore dans les Provinces” (mais en français ou dans les patois ?). Mén 1694 précise que “On appelle ainsi la lessive dans les Provinces d’Anjou, du Maine, de Touraine, de Bretagne & de Normandie” (mais il signale aussi le mot encore en usage à Paris : “Le peuple de Paris, dit indifféremment bue & buée”). La localisation géographique est corroborée au milieu du 18e s. par Du Pineau, qui signale l’emploi du mot en Anjou. On trouve des emplois (sans doute régionaux) de ce sens au 19e (Balzac 1834, TLF) et au 20e (La Varende 1952, TLF). Après une période d’obsolescence, le mot est repris en fr. commun au 19e comme terme de boulangerie, dans un nouveau sens (mais cf. déjà une attestation de 1387 dans le sens “évaporation) : “vapeur qui se dégage du pain pendant la cuisson” (Boiste 1803, FEW), d’où (AcC 1836, FEW) le sens moderne de “vapeur d’eau”. On trouve buée employé au 20e s. dans son sens ancien de “lessive” dans certaines régions (il semble néanmoins un trait en déclin) : Nord-Pas-de-Calais, Ardennes, Champagne (“n’est plus connu que des personnes âgées”, et buer v. intr. “faire la lessive”, verbe employé en fr. du milieu du 12e s. à la fin du 17e, TLF), Hautes-Alpes (“presque disparu à Gap, il a une assez forte vitalité en français rural de la région, car il peut être, chez certains, employé pour « la lessive même dans la machine à laver »”). Le type lexical buée est connu d’un très grand nombre de patois, couvrant les trois domaines d’oïl, frpr. et occ., au sens ancien de “lessive” (FEW 15/2, 9). On trouve également un certain nombre de formes régionales liées à buée portant la marque des patois : Indre, Cher et Allier buie, Allier buille (aussi bujade, bujée, bujaud), Bourgogne bue (“grande lessive annuelle”, surtout dans les récits traditionnels) Franche-Comté bue (et buer v. tr. “lessiver, laver”), Suisse (Genève 1852) bouïe, Neuchâtel 1926) buye, bouye, bouïe, buïe, buyer v. “lessiver” (“hors d’usage”), Rhône (Beaujolais) buye, Loire (Poncins) buye (à connotation “comique”), (le Pilat) buye (“ancienne lessive de cendre”), Haute-Loire bua, bujade, buyade (< buaa, bujada, buiada), Ardèche (Annonay) bua, Mariac budja (“invariant patois”), Isère (Villeneuve-de-Marc) buye, (La Mure) biye, buye, Hautes-Alpes (Gap)bugade (“forme plus méridionale”< bugado), Provence bugade (< bugado).

[82*] croche adj. “courbe, recourbé”.

Croche a été employé comme adjectif (dér. de l’afr. mfr. croche n. f. “crochet” < afrq. *krôk) à partir de 1520. Il constitue un concurrent, de même famille morphologique, de crochu (1160). S’il est bien employé au 16e s. (cf. Hu), il semble plus rare au 17e (ø Nic 1621, Rich 1680, Fur 1690) et est même déclaré vieilli par Trév 1743 (ø Trév 1721). Mais il n’est pas douteux qu’il ait été employé à la fin du 17e s., puisqu’en 1680 (Rich) apparaît l’emploi nominal qui en est dérivé (issu d’un syntagme *note croche d’après TLF), et s’applique encore de nos jours en musique à une “figure de note qui vaut la moitié d’ue noire”. Les différents dictionnaires, du 18e au 20e s., fournissent des renseignements contradictoires sur la vitalité de l’adj. : ainsi, si Trév 1743 considère qu’”Il vieillit”, l’opinion est contredite par Land 1843, Li et encore Lar 1929, où le mot figure encore sans mention, et par le fait que croche est employé à partir du milieu du 19e s. dans les expressions avoir les mains/les doigts/les ongles croches “être avare” (encore vivantes d’après Rob 1985). Il semble en fait qu’on ait affaire à un mot rare, mais d’usage vivant, dont la rareté est interprétée (à tort) comme trace de son vieillissement par certains lexicographes (cf. Fér 1787 : “L’usage de ce mot n’est pas fort étendu”). L’adj. croche employé seul semble véritablement vieilli depuis la 2e moitié du 19e s. (Besch 1855 : “vieux” ; DG, Rob 1953 et TLF : “vieilli” ; Rob 1985 : “vieux). Il s’est maintenu (cf. TLF : “vieilli ou régional” ; Rob 1985 : “vieux ou régional”) en Amérique du Nord : Louisiane (“bossu, tordu, contrefait ; malhonnête, hypocrite”), Québec (“courbe, incurvé (chose) ; malhonnête (chose, personne)”), Acadie (“voûté ; de travers”), et en Charente-Maritime (Saint-Georges-de-Didonne 1921-34 : “voleur”. “La valeur primitive de l’adjectif est “crochu” : le voleur a les doigts crochus”, Dauzat 1946, 153). Le type croche est connu des patois de l’Ouest du domaine d’oïl, correspondant aux zones d’origine du français d’Amérique (FEW 16, 399a).

[26] curieux adj. “soigneux”.Curieux

Curieux, représentant du lat. curiosus “qui a soin de”, a été transmis au fr. dans ce sens (attesté à partir de la 1e moitié du 12e s.). L’adjectif pouvait s’appliquer à quelqu’un soigneux de sa personne ou de ses affaires : “il est curieux de ses livres, il ne veut pas qu’on y touche. Cette femme est fort curieuse en habits, en dentelles ; & au contraire on dit ironiquement d’un homme malpropre, qu’il est curieux en linge sale” (Fur 1690). Au 16e s. (1538, TLF) apparaît le sens moderne “désireux de voir, de savoir”. Le sens premier vieillit au 19e s. : encore mentionné sans restriction (mais comme sens secondaire) par Land 1843, Besch 1855 et Li, il est marqué “vieilli” à partir de DG. On trouve curieux employé au 20e s. dans son sens premier au Québec (1930), en Basse-Normandie (“qui fait son travail avec soin”) et dans l’Ile-de-France et l’Orléanais (points 48, 6, 30 et 14 de l’ALIFO). Le type curieux est connu dans le sens “soigneux” des patois picards et normands (FEW 2/2, 1564b), ainsi que, comme mentionné, en Ile-de-France et Orléanais.

[27] engouer v. tr. “étouffer en obstruant le gosier”, pron. “s’étouffer en avalant trop vite”.Engouer

Engouer (emprunt à un dialecte non déterminé < pré-lat. *gaba) est apparu en fr. au 14e s. (1360, GLLF), comme v. tr. dans le sens “avaler (gloutonnement)”. Il est ensuite employé, à partir de la 2e moitié du 16e s., comme v. pron. dans le sens spécialisé “s’étrangler, s’étouffer en avalant qc” (1564, FEW). Il est aussi attesté dans ce sens en emploi transitif (1688 “avoir de la peine à passer par la gorge”, FEW), notamment comme terme de médecine (Lar 1870—1930 : “obstruer un organe creux”, déclaré “vieux” par GLLF). Depuis ce sens se développe un emploi métaphorique : “se prendre d’une passion excessive et passagère” (1672 engoué “entêté de” ; 1680 s’engouer, TLF), qui est le sens usuel en français commun aujourd’hui. Le sens originel se maintient jusqu’au début du 20e s. : l’emploi pron. est déclaré “vieux” par Lar 1930 (mais il est encore sans marque dans Rob 1954, simplement “vieilli” dans Rob 1985 et TLF), et l’emploi tr. également “vieux” à partir de Rob 1954 (repris par GLLF, TLF et Rob 1985). A l’époque contemporaine, engouer est encore employé en Normandie (v. pron.) et à l’Ouest (tr. et pron.) où il est d’un usage “très usuel”. Le type lexical engouer est également connu des patois de l’Ouest, depuis la basse-Normandie jusqu’en Saintonge (FEW 4, 4b). C’est d’ailleurs aux parlers de l’Ouest que Guiraud (1968, 112) attribue l’origine du verbe français commun. Le repli régional du trait semble s’effectuer en fait vers la région d’origine de ce trait, qui retrouve sa géographie de départ. Ce phénomène a également été observé dans le cas d’un régionalisme lexical comme besson [77]. Il s’inscrit dans les apports dialectaux au français (cf. Baldinger 1957, 1961, 1966 ; Gebhardt 1974 ; Guiraud 1968a), qui ont été surtout étudiés quant au vocabulaire vivant en français commun. Il faut donc y ajouter les apports régionaux qui ont été rejetés de la langue commune.

[94*] estomac n. m. “partie antérieure du thorax, poitrine”.Estomac

Le fr. estomac est un emprunt au lat. stomachus “estomac”, d’origine gr. (1120 stomac ; 1256 estomach ; 14e estomac), dont il a hérité le sens (“estomac” et “partie extérieure du corps correspondant approximativement à l’estomac”). Au 15e (1460, GLLF) le mot acquiert un sens métonymique : “poitrine” (du 15e au 17e, il est aussi employé pour “coeur (siège des sentiments)”). Cet emploi est en vogue au 17e, où il coïncide avec la tendance à l’euphémisme qui proscrit les mots jugés trop réalistes (cf. Fur 1690 : “Poitrine. Les délicats outrez ont pretendu qu’à cause qu’on disoit poitrine de ces animaux, on ne le devait plus dire de l’homme ; ce qui est une raison tout à fait impertinente”) ; estomac fournit alors un remplaçant neutre. Le mot est encore employé au 18e (par Voltaire notamment), mais cet emploi est généralement condamné (cf. déjà Fur 1690 ; Trév 1743 : “se dit abusivement”). Ce sens disparaît au cours du 18e (ø Fér 1787, Land 1843, Besch 1855, DG), bien qu’il soit encore mentionné dans certains dictionnaires sans marque de vieillissement (Li, Lar 1873—1930), peut-être par amalgame avec l’emploi du fr. populaire, où estomac, généralement employé au pluriel, connaît le sens spécialisé de “poitrine féminine, seins” (mentionné dans Li, Lar 1873—1930, Bauche 1920). Estomac est encore en usage au 20e s. dans certaines régions, soit dans le sens “poitrine” en général, soit au sens spécialisé de “poitrine féminine” (sans qu’il soit toujours possible d’après les définitions données d’isoler les deux sens) : Amérique du Nord (Louisiane 1901 : ”sein, poitrine” ; Acadie pl. : “poitrine masculine ; poitrine féminine” ; Canada 1894 : “les seins, la poitrine”), Lorraine (pl. : “poitrine féminine, seins”), Suisse (Neuchâtel 1926 : “poitrine, gorge ; sein”), Provence (“poitrine, surtout des femmes”), Pyrénées-Orientales (“coeur, poitrine”), Haute-Garonne (Toulouse : “comme un peu partout en français populaire, signifie encore « poitrine »”, Séguy 1951). On trouve la forme apparentée estoumac pl. en Acadie, et estoumaque (“poitrine”) dans les Ardennes. Un certain nombre de patois connaissent estomac dans le sens “poitrine” : en oïl (Wallonie, Picardie, Normandie, Mayenne, Saintonge, Bourgogne), en frpr. et occitan de Provence et du Languedoc ; dans le sens “poitrine féminine”, on le trouve à l’Ouest, dans le Centre et l’Est (FEW 12, 281b). Martel (1988) et Blanchet (1991) attribuent le régionalisme trouvé en Provence à l’occ. estouma “estomac ; poitrine, sein ; coeur”.

[63] étrange adj. “étranger”.étrange

é trange est le représentant du lat. extraneus “du dehors, extérieur ; qui n’est pas de la famille, du pays”, sens avec lequel on trouve employé étrange en ancien français (attesté depuis 1050, TLF). Dès le milieu du 12e s. (1165, TLF) on trouve étrange également employé dans un sens dérivé, “hors du commun, extraordinaire”, qui par affaiblissement aboutira au sens moderne (1668 “bizarre”). Le sens primitif se maintient jusqu’au milieu du 17e s. (on le trouve encore employé chez Guez de Balzac, † 1654), mais concurrencé par le dérivé étranger (1369, TLF), l’emploi d’étrange dans ce sens est déjà restreint à quelques collocations : terres, pays, nations étranges (déjà Nic 1621 ; Rich 1680 : “se dit peu” ; Ac 1694 : “En ce sens, il n’est en usage que dans ces phrases. [...] Il est meilleur en poësie”).  Au 18e, l’emploi est totalement abandonné : “Il vaut mieux dire pays étrangers, que pays étranges, & ce dernier commence à vieillir, & n’est plus bon qu’en vers” (Trév 1743, repris à Ac 1718). Fér 1787 témoigne de la disparition de cet emploi de la langue générale et de sa régionalisation : “ne se dit plus pour étranger qu’en certaines Provinces”, “gasconisme”. Il est en effet signalé comme un régionalisme dans la deuxième moitié du 18e à Toulouse (Desgrouais 1766 : “troublé, désorienté”) et dans l’Hérault (Agde 1770) (Du Pineau le fait également figurer parmi ses angevinismes au milieu du siècle, mais il ne semble pas être un trait vivant dans cette région : d’après Rézeau 1989, le mot a probablement été tiré de La Coutume). Au 20e s., étrange “étranger” est signalé comme encore en usage au Canada (Québec 1930, Acadie 1925), en Suisse (Neuchâtel 1926) et en Haute-Garonne (Toulouse : “troublé, désorienté (par le changement d’environnement)”). Le type étrange est présent dans de nombreux patois dans le sens primitif, notamment à l’Ouest, en frpr. et en occ. (FEW 3, 332a).

[112*] garde-robe n. f. “armoire à linge”.Garde-robe

Le composé fr. garde-robe est apparu à la fin du 12e s. (1190, DEAF) dans le sens “chambre dans laquelle on range les vêtements”. Dans la deuxième moitié du 13e, le mot désigne un meuble où sont rangés les vêtements, armoire ou coffre ; puis, par changement métonymique (de type contenant > contenu), le mot acquiert son sens actuel “ensemble des vêtements d’une personne” au 16e s. (1540, TLF). Garde-robe est encore bien employé dans le sens “armoire” à l’époque classique, puis semble perdre de la vitalité bien que les dictionnaires continuent à le donner sans marque, en ne citant cependant que des ex. du 17e s. (son inclusion dans les relevés de régionalismes dès le début du 19e s. laisse à penser qu’il avait disparu de la langue générale, cf. notamment l’avis du puriste lyonnais Molard (1803) : “il faut se servir du mot armoire”, et les raisons qui ont poussé Humbert à le donner pour un régionalisme genevois en 1852 : “sens non admis par les dictionnaires, ni par le bon usage” (le sens est ø de Land 1843, Besch 1855, Li) ; TLF le donne encore sans marque, fournissant à l’appui deux attestations plus récentes, 1851 et 1900). Il est cependant considéré comme “vieux” par GLLF et “vieilli ou régional” par Rob 1985. Garde-robe “armoire” est encore utilisé au 20e s. en Acadie, en Haute-Savoie et Savoie, en Suisse (déjà Genève 1852 ; Neuchâtel 1926 m. et f.), à Lyon (depuis 1803), dans la Loire (le Pilat), l’Isère (Villeneuve-de-Marc), et la Drôme. Le type garde-robe est bien représenté avec le sens “armoire” en wallon et picard, ainsi que dans toute la région frpr. avec un prolongement en domaine occitan (ALLy 754 : “Cette aire se prolonge au Sud sur la plus grande partie de l’Ardèche et de la Haute-Loire, sur une partie du Cantal et de l’Aveyron” ; ALMC 733 ; FEW 17, 520b). Fréchet (1997) attribue le régionalisme drômois à l’occ. gardo-raubo.

[96] glorieux adj. “qui éprouve un sentiment de supériorité, orgueilleux”.Glorieux

Glorieux, emprunt au lat. gloriosus, est attesté en fr. depuis le 11e s. (avant 1100 glorios, DEAF), d’abord dans un emploi religieux : “qui est dans la gloire éternelle (dit de Dieu, des saints ou des âmes au paradis)”. Au début du 13e s. (1220, TLF), le mot est aussi employé dans deux sens profanes, l’un mélioratif (“plein de gloire”), l’autre péjoratif (“qui aime la gloire”), déjà connus de l’étymon lat. L’adjectif suit une trajectoire similaire au nom gloire, emprunté au lat. gloria (fin 11e glorie “béatitude de Dieu qu’il partage avec ceux qui lui ont été fidèles pendant leur vie terrestre” ; 1130-40 “renommée, célébrité” ; 1155 “vanité”, DEAF). Le sens “vaniteux” s’est maintenu très longtemps dans la langue, jusqu’au début du 20e s. (encore répertorié sans mention dans Lar 1930). Rob 1957 et 1985 le marquent comme “vieilli”, TLF comme “vieux”, les dernières attestations recensées datant de la fin 19e-début 20e. De même, gloire dans le sens “orgueil” a vieilli depuis le début du siècle (“vieux” pour Rob 1985). Glorieux, dans son sens péjoratif, est encore employé en Louisiane (1901 [l’emploi n’est peut-être pas encore marqué régionalement à cette époque], aussi gloire “fierté, vanité” ; paroisse Evangéline 1936 : gloire “fierté”, aussi signalé en Acadie (“vanité, fierté, orgueil”) depuis 1925), dans l’Ouest, en Aquitaine (aussi gloire “orgueil, vanité”), et en Bourgogne (“surtout en milieu rural”). Un grand nombre de patois possèdent le type glorieux (et gloire) dans le sens “orgueilleux”, particulièrement dans le Nord, le Nord-Est (aussi quelques rares attestations en frpr.) et en occ. (FEW 4, 165b). Boisgontier (1991) attribue la présence de glorieux et gloire en Aquitaine à l’occitan glourious et gloria : “L’occitan gloria conserve ce sens que les dictionnaires français donnent comme vieilli”.

[151] goujat n. m. “apprenti servant d’aide au maçon”.Goujat

Le fr. goujat remonte, par l’intermédiaire d’un emprunt à l’occitan goujat “jeune homme” (attesté depuis 1339), à l’hébreu goja “servante chrétienne”. Le mot a d’abord été employé en fr. dans la même lignée sémantique, pour désigner un serviteur : d’abord “valet d’armée” (fin 15e gougeas pl., TLF), puis (1676) “apprenti maçon” (on le trouve aussi employé pour un “ouvrier d’un feu d’affinerie chargé des travaux secondaires”, 1757). Il acquiert son sens moderne, dépréciatif, au début du 18e (env. 1720 “rustre, homme grossier”). Goujat est répertorié comme terme de maçon vivant jusqu’au début du 20e s. (toujours sans marque dans Lar 1930), mais sort de l’usage au cours de la première moitié du siècle (Rob 1957 : “vieux”). Il est encore employé dans ce sens (cf. TLF : “vieilli ou régional” ; Rob 1985 : “vieux ou régional” ; tous deux précisent la localisation “(Centre)”, non confirmée par les dictionnaires régionaux) dans l’Est : Rhône (depuis 1810), Loire (le Pilat), Isère (Villeneuve-de-Marc), Drôme. On peut sans doute rattacher à ces attestations le goujat employé dans le Morvan et le centre de la Saône-et-Loire, dans le sens “mortier” (Taverdet 1991 : “Faut-il établir un lien avec goujat “apprenti-maçon” ?”). Le type goujat dans le sens “apprenti-maçon”, ou plus généralement “valet”, “jeune garçon (qui aide)”, est connu de certains patois du Centre, de la Bourgogne et du Jura, en frpr. et en occitan (FEW 4, 190b-191a). Un type apparenté goujard “valet” est également représenté en Picardie, Normandie et Languedoc. Le régionalisme est attribué à un emprunt au patois dans le Beaujolais (“Emprunté au patois où ce mot désigne le valet”) et la Drôme (< occ. goujat).

[84] grouiller v. intr. “bouger, remuer”.Grouiller

Grouiller est issu de l’ancien français grouler v. intr. “s’agiter, s’ébranler” (1280), forme secondaire de crouler (< lat. *corrotulare ; la forme grouiller s’explique par l’influence de verbes en -ouiller, TLF). Grouiller est attesté depuis la fin du 15e s. dans son sens encore actuel “fourmiller (par ex. insectes)” (1480 grouiller de ; 1549 v. intr. “s’agiter en tous sens, en parlant d’éléments nombreux”, TLF). Au début du 17e s. (1625, FEW), le verbe est employé dans un sens plus général : “remuer, bouger (personne)” (v. intr. et tr. ; 1645 v. pron.) : “Ils sont si étroitement logez qu’ils ne sauroient grouiller” (Rich 1680). Dans cet emploi, le mot est restreint à partir du 18e s. à un registre familier (Trév 1743 : “bas” ; Fér 1787 : “familier”). L’emploi pron. (“se dépêcher”) est encore vivant aujourd’hui en emploi pronominal dans un registre familier/populaire ; mais l’emploi intr., encore usité au 19e s. dans un registre déprécié (populaire pour Desgranges 1821, Land 1843 et Besch 1855 ; Li : “familier”), et inclus dans les dictionnaires sans marque de vieillissement jusqu’à Lar 1930, est considéré comme sorti de l’usage commun dans la 2e moitié du 20e : “vieux” pour Rob 1957, “vieilli ou régional (Canada)” pour TLF, “vieux ou régional” pour Rob 1985. On en trouve encore des emplois littéraires (par ex. chez Le Clézio) qui, d’après Rob 1985, sont toujours marqués, soit stylistiquement, soit comme régionaux et familiers. Grouiller est encore employé dans le sens général “bouger” en Amérique du Nord : Lousiane (depuis 1901 : v. tr. et intr. “couvrant un registre varié qui correspond dans une large mesure à l’anglais move”, Griolet 1986 ; cf. Ditchy : “bouger, remuer ; hocher ; branler, trembler”), Acadie (v. tr., attesté depuis 1744), Québec (répertorié depuis 1743-52). Les patois de l’Ouest (de Nantes à La Rochelle) et du Centre, notamment, possèdent le type grouiller dans le sens “remuer, bouger” (FEW 2/2, 1231b).

[9] honteux adj. “timide”.Honteux

Honteux, dérivé de honte (< ancien bas francique *haunipa “dédain, mépris, raillerie”), est apparu en fr. d’abord dans son sens encore actuel (1135 hontos “qui éprouve de la honte” ; 1165 “qui cause de la honte”) puis fin 12e dans le sens “qui éprouve de la confusion, timide”. Ce sens secondaire se répercute sur le nom que l’on trouve attesté sprodiquement dans le sens “timidité” (par ex. chez Montaigne, Malherbe et G. Sand, mais certains de ces emplois sont peut-être des régionalismes). Honteux “timide” est employé jusqu’au 20e s. (encore dans Rob 1957 sans mention, mais cf. Zumthor ci-dessous), puis est considéré comme “vieilli” (TLF, Rob 1985), mais se maintient régionalement : “aujourd’hui ce sens a une forte coloration provinciale, ridicule” (Zumthor dans FEW 16, 183b n. 7 [1955-59], remettant en cause l’appréciation de Rob 1957). On le trouve employé en Amérique du nord (Louisiane 1901, aussi avoir honte “être intimidé” ; Québec 1894 ; Acadie 1925 : avoir honte “être intimidé”. Ces attestations se situent toutes fin 19e-début 20e : reflètent-elles véritablement un usage régional se différenciant de l’usage du fr. commun ?) dans le Nord-Pas-de-Calais (“timide ; qui n’ose pas manger à sa faim”), en Lorraine, (dans le Jura (Morez), on a la loc. avoir point de honte “être hardi”,” surtout employée par les personnes âgées”) et dans l’Isère (Villeneuve-de-Marc). Le type honteux “timide” est bien connu dans les patois de l’Ouest (depuis la Picardie (dont à Gondecourt le sens “qui n’ose manger à sa faim”) jusqu’en Charente-Maritime), du Centre et de l’Est depuis la Lorraine jusqu’en domaine occitan (FEW 16, 183a [Honteux “timide” y relève d’un double classement à l’intérieur du même article : 182a “Speziell fr. “qui a une certaine timidité, qui éprouve facilement le sentiment de confusion” (13. jh.—DG)” sans correspondants patois, et 183a “Fr. honteux “timide, embarrassé” (seit 12. jh., Tristan ; Littré ; Comm)” où sont fournies les attestations patoises.] ; ALF 1909 qui donne des attestations dans l’Allier et le Puy de Dôme).

[172] malotru adj. “mal bâti, chétif”.Malotru

Le fr. malotru (2e moitié 12e malostruz, TLF ; du lat. populaire *mal(e) astrucus “né sous une mauvaise étoile”) a d’abord eu le sens “malheureux”, qui a ensuite pris une connotation péjorative dans le sens “grossier, balourd”, encore actuel (1200 adj. ; 1580 n., TLF). Du sens “malheureux”, on est également passé au sens physique “mal bâti” (1210, TLF). Ces sens, exprimant la disgrâce, sont encore employés au 17e s., cf. Fur 1690 : “Terme populaire, qui se dit des gens malfaits, malbastis, & incommodez, soit en leur personne, soit en leur fortune. On le dit aussi des animaux et des choses”. Le sens “mal fait” est enregistré sans trace de vieillissement jusqu’au milieu du 19e s. (Besch 1855, Li), mais est donné comme “vieilli” par DG (Lar 1902 : “autrefois” ; seul subsiste alors le sens se rapportant au comportement). Malotru “chétif” (s’appliquant à des humains ou à des choses) est encore utilisé dans le fr. de l’Est : Haute-Savoie et Savoie, Isère (Villeneuve-de-Marc, La Mure), Drôme. Le type malotru “chétif” est connu des patois de l’Est, depuis la Wallonie jusqu’en frpr. (où il est très répandu) et en occ., notamment en Auvergne, Ardèche, Provence, etc. (FEW 25, 632 ; ALJA 106). On trouve également des formes régionales apparentées portant l’empreinte des patois : Genève (1852) malatru “usé, délabré, en mauvais état”, Lyon (1894) matru, melatru, (1993) matru, motru (“continuateur du patois”), Loire (le Pilat) matru, aussi n. “jeune enfant, gosse”, (Poncins) mâtru, dim. mâtruzon, aussi n. “petit enfant (t. d’affection)”, Haute-Loire matru (“probablement emprunté à la région stéphanoise”), Ardèche (Annonay) matru adj. et n., Isère (Vourey) matru, aussi n. “gosse, gamin” (< frpr. matru).

[118] navrer v. tr. “blesser”.Navrer

Navrer est une forme évoluée de l’ancien français nafrer, apparu au début du 12e s. (1130, TLF) dans des textes normands et anglo-normands, dans le sens “blesser en transperçant ou en coupant” (< ancien nordique *nafra “percer”). Le mot passe très tôt en frpr. et en occ. (fin 12e), et est attesté sous la forme navrer en fr. dès le milieu du 12e (1140, FEW ; l’évolution phonétique serait due au passage du mot du normand au parler de Paris, TLF). Au 16e s. apparaît le sens métaphorique “causer une grande peine” (1538, FEW) ; le sens physique vieillit au cours du 17e, et est marqué comme “vieux” à la fin du siècle (Rich 1680, Fur 1690). Au 18e, on en relève un emploi chez Rousseau (1767), où il est peut-être un régionalisme. Navrer est encore utilisé dans son sens originel en Acadie (1925 : “Nous lui avons conservé sa signification antique de douleur, blessure physique”) ; en Bourgogne (“surtout vivant en Bresse), on trouve le n. f. navrure “blessure (particulièrement par coup de couteau)”, dérivé de navrer qui a été employé en fr. du 13e au 17e s. (FEW). Un grand nombre de patois connaissent le type nafrer (avec [f] originel), notamment à l’Ouest, en frpr. et occ. (FEW 16, 593b).

[67] pertuis n. m. “trou”.Pertuis

Pertuis , déverbal de l’afr. (1170—1611, TLF) pertuisier “percer” (< lat. pop. *pertusiare), est apparu en français au milieu du 12e s. (1140 pertus ; 1176-81 pertuis, TLF). Le mot est employé dans la langue commune (au sens général de “trou”) jusqu’au 17e s., époque à laquelle il sort du vocabulaire général (encore présent sans mention dans Nic 1621 ; Rich 1680 : “guère usité dans le commerce ordinaire” ; Fur 1690 : “Ce mot vieillit”) où il est remplacé par trou (< lat. pop. *traucum), cf. Rich 1680 : “On dit plutôt [...] un trou]. Le terme connaît des reprises littéraires ultérieures, par ex. Daudet (1934), Rostand (1943, TLF), mais s’est maintenu dans divers sens techniques (par ex. 1355 “ouverture pratiquée à une digue pour laisser passer les bateaux”, etc. ; cf. FEW 8, 290a pour le détail, TLF et Rob 1985 pour les sens encore vivants). En revanche, dès le milieu du 18e s., des témoignages attestent le maintien régional du mot comme terme général pour “trou”, notamment en Anjou et à Lyon (où l’on a aussi pertou, Du Pineau). Au 20e s., le mot est employé, sous la forme pertus, dans l’Indre, le Cher et l’Allier, en Bourgogne, dans la Loire (le Pilat), en Haute-Loire (“mot très peu vivant”), Ardèche (Annonay), dans la Drôme, et en Suisse (Neuchâtel 1926, attesté depuis 1406 : “il vieillit”). En Isère (La Mure) est employé le v. tr. pertuser “trouer, percer”. Le type lexical pertuis est d’un usage presque général dans les patois d’oïl et frpr., et est connu en occitan, particulièrement dans le Sud-Est et le Massif Central (FEW 8, 289a-290a). Les régionalismes, avec leur finale en -u, peuvent s’interpréter comme des emprunts aux patois où cette finale est la norme, comme le font Fréchet (1992) pour le pertu recensé à Annonay, et Pierrehumbert (1926) qui considère pertus comme une “forme dialectale de pertuis” (le français commun ayant connu pertus, mais surtout pertuis). Sont également dus au substrat d’autres formes régionales apparentées, dont la phonétique révèle des emprunts : sud-ouest de la Saône-et-Loire peurtu, pretu “trou d’aiguille ; guichet”, Beaujolais pertusiau m. “petit trou”, Lyon (1750) pertou, (1894) partus, partuser “trouer”.

[69*] quand prép. ; quand et, quand et quand loc. prép. (indique une relation de simultanéité) “en même temps que, avec”.Quandquand etquand et quand

Ces représentants du lat. quando ont acquis des emplois prépositionnels en fr. La loc. quand et (généralement graphiée quant jusqu’au 19e s. où la graphie avec -d s’impose) est apparue la première au milieu du 13e s. (1240, TLF). Quand, employé seul, est en usage sur une durée réduite allant du 15e au 16e s. (Gdf, Hu). Quand et quand date de la fin du 15e s. (1491, TLF). Au 17e s., les deux loc. prép., encore vivantes, sont blâmées par les censeurs et réservées à l’usage populaire : “On le dit ordinairement, mais les bons Autheurs ne l’escrivent point” (Vaugelas 1647, 52, réinterprété par Rich 1680 comme : “ne se disent plus, ni ne s’écrivent plus” [dans le bon usage]) ; “Cette phrase est populaire” (Fur 1690). Au 18e, quand et est considéré comme vieux (Trév 1743), mais son maintien dans des usages régionaux est signalé (Trév 1743 : “se dit encore en Normandie” ; au milieu du 18e, Du Pineau l’atteste en Anjou) ; quand et quand, qualifiée de “populaire” par Trév 1743 (“il faut éviter de s’en servir même en parlant” ; Li signale encore son emploi par Guez de Balzac, Voiture, Marivaux), est donnée comme vieille par Fér 1788, qui signale son maintien “en certaines provinces” (signalée en Anjou par Du Pineau au milieu du siècle). Ces emplois de quand, vivants à l’époque de la langue classique, se retrouvent aujourd’hui (comme le notent TLF, Rob 1985 et Grévisse 1993, §1081e, 3°) dans certaines régions : les attestations se répartissent en deux groupes bien distincts, aux usages exclusifs. Le premier groupe se situe à l’Ouest et atteste la loc. quand et (parfois graphié quant et ; quand et quand apparaît également en plus dans certains lieux, mais est plus rare) : Amérique du Nord (Louisiane 1901, var. quand et quand ; Acadie 1925 : “Plus en usage parmi les Canadiens qu’en Acadie” ; Québec 1894, var. quant et quant ; Québec 1930), Normandie, et Bretagne d’après Grévisse, qui se fonde sur des attestations littéraires (Châteaubriand, La Varende, d’Aurevilly) ; Anjou et Poitou d’après TLF (cf. Anjou 1750) ; peut-être au Centre, d’après les emplois au 19e chez Sand et Balzac (toutes ces suppositions ne sont pas confirmées par les dictionnaires régionaux). Le type quand et est connu des patois de l’Ouest (de la Normandie au Poitou) et du Centre (FEW 2/2, 1416b-1417a) ; le type quand et quand se trouve dans les patois du Nord-Ouest (de la Picardie à la Bretagne), du Centre et de l’Est (Franche-Comté, Provence : FEW 2/2, 1417a). Le second groupe se situe à l’Est où l’on trouve la prép. quand, qui a eu une vitalité réduite en moyen français : Marne (Reims ; cf. aussi RLiR 42, 1978, 182), Bourgogne (“usuel en Bourgogne orientale”), Franche-Comté, Haute-Savoie et Savoie (depuis 1902, Constantin-Désormaux ; Faucigny, Tarentaise, “vieux” dans le Chablais), Suisse (Genève 1852), Rhône (depuis 1803), Loire, Haute-Loire, Isère (Villeneuve-de-Marc, La Mure), Drôme. Ce type est également connu des patois de l’Ouest, mais est absent à l’Est où on ne le trouve qu’en fr. régional (FEW 2/2, 1417a). Quand prép., bien que traité ici de par ses liens avec quand et (quand), est donc à classer en 7.2.3.4.

[168] quintal n. m. “poids de 50 kg”.Quintal

Quintal remonte, par une série d’emprunts, à l’arabe qintar, lui-même emprunté au lat. centenarium “poids de cent livres”. Il a d’abord désigné (1220, TLF) un poids de 100 livres, et ce jusqu’à l’introduction du système métrique au 19e s., où l’unité de mesure devient le kilogramme. On a alors appelé quintal métrique ce poids de cent kilos (Besch 1845), l’ancien quintal n’ayant pas pour autant disparu partout. Ainsi, le sens “poids de 100 livres” est encore donné pour vivant par DG et Lar 1904, et n’est marqué “anciennement” que depuis Lar 1932. Avec la disparition du sens ancien, on a employé par ellipse quintal avec le sens nouveau “poids de 100 kg”, le risque de confusion n’existant plus. Quintal dans le sens ancien “poids de 100 livres” est cependant encore utilisé dans une partie du Sud-Est de la France : Rhône (Beaujolais : “sac de charbon de 50 kg”), Loire (le Pilat), Puy-de-Dôme (Thiers), Haute-Loire, Ardèche (Annonay), Isère, Drôme. Ce sens est donné comme un emprunt au patois par Vurpas-Michel (1992), Fréchet-Martin (1993), Fréchet (1997), le type quintal dans son sens ancien “poids de 50 kg” étant bien représenté en frpr. et occ. (FEW 19, 94a ; ALF 1123).

[152] racine n. f. “partie souterraine comestible d’une plante”.Racine

Racine est le représentant du blat. radicina. Il est attesté depuis le milieu 12e dans son sens actuel “partie des végétaux qui pousse en terre et par laquelle ils se nourrissent”, mais également à la même époque, de façon plus large, il désigne les plantes dont on mange la partie souterraine (carotte, betterave, navet, etc.). Cette polysémie (voire ce sémème plus large) perdure jusqu’au début du 20e s. (encore dans Lar 1932 sans mention), mais le sens “racine comestible” est abandonné au cours du siècle (Rob 1962 : “vieux” ; TLF : “vieilli”). Racine est encore utilisé dans son sens ancien dans une partie de l’Est de la France (il est déjà donné comme “mot provincial” par Desgranges 1821, qui préconise légume, alors que dans ce sens il est encore parfaitement employé dans la langue générale) avec principalement le sens spécialisé “carotte” (à partir de “racine comestible”) : Bourgogne (“usuel en Bresse”), Suisse (Neuchâtel 1926 : “betterave rouge”, var. racine rouge ; “carotte”, var. racine jaune [ce syntagme est attesté en 1650 par FEW, attestation non localisée]), Rhône (surtout employé par les plus de 40 ans dans le Beaujolais ; var. racine jaune, attestée depuis 1894), Loire, Haute-Loire (“surtout vivant dans l’est du domaine, comme d’ailleurs dans la région stéphanoise à partir de laquelle il s’est probablement diffusé”), Ardèche (Annonay), Drôme (var. racine jaune), Isère (Villeneuve-de-Marc ; La Mure, var. racine jaune ; Vourey, var. racine jaune), et Haute-Garonne (Toulouse : “salsifis, scorzonères”). Le type racine est attesté avec le sens “carotte” principalement en frpr. et en occ. (FEW 10, 18b-19a ; ALJA 413 ; ALMC 181), auquel Fréchet (1992 ; 1997) attribue l’origine du régionalisme (< occ. racina).

[153] ratelle n. f. “rate”.Ratelle

Ce dérivé de rate (apparu au 12e s., mot d’origine incertaine, peut-être du néerl. rate “rayon de miel”) est apparu à la fin du 13e s. (1290, TLF), avec le même sens que le simple (“rate”). Au milieu du 15e s., le terme est attesté (de façon isolée, semble-t-il) dans un sens secondaire : “mal de rate”. Encore employé au 16e s. (cf. Hu), il sort de l’usage au début du 17e s. (encore employé par Olivier de Serres, mais n’est-ce pas là déjà un usage régional, Serres étant Ardéchois, cf. ci-dessous ?) et n’est pas répertorié par les dictionnaires des 17e et 18e s., qui ne mentionnent que rate. Il est de nouveau relevé à partir du milieu du 19e s. (AcC 1842, TLF) comme terme de vétérinaire, pour désigner une “maladie charbonneuse du porc” (cet emploi semble indépendant du sens “mal de rate” attesté de façon isolée au 15e s., quoique GLLF fasse l’amalgame entre ces sens et fasse remonter le sens actuel au milieu du 15e s., malgré le hiatus entre les attestations). Ce terme technique semble encore en usage au 20e s. (il est indiqué sans mention de vieillissement dans GLLF et Rob 1985, mais TLF le donne pour “vieilli, rare”). La reprise du terme au 19e s. dans un sens nouveau amène la réintroduction du sens ancien “rate” dans les dictionnaires, avec la marque “vieux”, et l’on recense également le sens “mal de rate” marqué comme “ancien” (Li, DG, Lar 1932 et Rob). Li (1869) recense un nouveau sens, “péritoine (t. de boucherie)”, d’existence éphémère dans la lexicographie (Li, Lar 1875—1932). Ratelle “rate (surtout des animaux)” est signalé en usage à Lyon à partir de la fin du 19e (1894) ; au 20e, il est employé dans une partie de l’Est : sud-ouest de la Saône-et-Loire (“rate (surtout du porc)”), Lyon, Loire (Poncins : “rate des animaux ; par plaisanterie, rate des hommes” ; le Pilat), Puy-de-Dôme (Thiers : “rate du porc”), Haute-Loire (“rate des animaux ou des humains (par plaisanterie)”), Ardèche (Annonay : “rate (des animaux ou par plaisanterie des humains)”) et Drôme. Cette zone d’emploi coïncide avec le domaine où le type ratelle est connu des patois (Saône-et-Loire, frpr. du Rhône, de la Loire et de l’Isère, occ. du Dauphiné, Provence, Languedoc, Massif Central et Limousin : FEW 16, 673b). Le régionalisme est attribué à un emprunt au patois à Lyon (Vurpas 1993), dans le Velay (Fréchet-Martin 1993), à Annonay (Fréchet 1992), et dans la Drôme (Fréchet 1997).

[13] ravauder v. intr. “fouiller, rechercher dans”.Ravauder

Ravauder, qui remonte à ravaler (par dérivation à partir du déverbal ravaut, variante wallonne et picarde de raval, passée en fr., TLF), est apparu en 1530 dans le sens actuel “repriser”. A la fin du siècle (1581, Hu) apparaît un sens secondaire “tourner et retourner, bouleverser (en cherchant qc)”. Ce sémème est répertorié dans les dictionnaires généraux à partir de Fur 1690 (“s’occuper à des affaires inutiles, ou de neant” ; explicité par Fér 1788 : “Tracasser dans une maison, s’occuper à ranger des hardes, des meubles, etc.”). Son emploi est qualifié de “familier” à la fin du 18e s. (Fér 1788), et il est signalé dans le registre populaire au début du 19e s. (1808, FEW ; simplement “familier” dans Land 1843 ; aussi en argot en 1867, dans le sens “être lent à faire qc”). Enregistré sans marque par Besch 1855 et Li, le sens est considéré comme “vieilli” à partir de la fin du siècle (DG ; la dernière attestation littéraire date de 1848, Châteaubriand). Au 20e s., ravauder est encore employé dans le sens “fouiller” (avec une certaine dispersion sémantique) en Louisiane (1901 : “faire du bruit en marchant çà et là”), au Québec (1894 : “faire du bruit, du tapage, et surtout du tapage nocturne, en furetant, en fouillant partout, ou encore en marchant de ci de là dans une maison”, syn. faire le ravaud ; 1930 : “fureter, fouiller ; rôder, vagabonder”), en Acadie (“se promener la nuit dans un mauvais but”), en Basse-Normandie (“fureter, fouiner”), les Ardennes (“errer en furetant, et à l’occasion commettre quelque larcin”), en Haute-Savoie et Savoie (Genevois, Tarentaise : “ravager, fouiller, fourrager, retourner (champ, terre, ...)”), dans la Loire (Poncins : “battre la campagne (fig.)”), l’Isère (La Mure : “rester inactif, tourner en rond ; se livrer à des activités douteuses, bricoler, fureter, espionner” ; Vourey : “chercher dans les champs tout ce qu’on peut y trouver”). Le type ravauder “fouiller, fureter” est bien représenté dans les patois concernant les zones où est attesté le régionalisme (FEW 14, 144a ; Duc 1991, 146). Ravauder est également présent en fr. régional dans deux autres sens :

1. “réprimander” : Pas-de-Calais (Ternois) “ressasser, rabâcher”, tr. “rabrouer sans cesse qn”, sens attesté en fr. depuis la fin du 17e s. (1673) et considéré comme “vieux” par Rob 1985, également connu des patois d’oïl, notamment à Saint-Pol dans le Pas-de-Calais (FEW 14, 145a).

2. “marchander” : ce sens, inconnu du fr. ravauder (que l’on retrouve cependant dans le dérivé ravauderie employé en fr. de 1571 au milieu du 18e, FEW), est usité dans le Jura (Morez : “employé par les personnes âgées des villages”), le Doubs (1881), et en Suisse (Neuchâtel 1926 : “marchander (en dépréciant la marchandise)”, cf. déjà les dérivés ravaudeur et ravauderie attestés à Genève en 1852). Il est également très présent dans les patois de l’Est de la France (FEW 14, 145a).

[108] rhabiller v. tr. “réduire (une fracture), remettre (un membre démis)”.Rhabiller

Rhabiller, dérivé de habiller (lui-même dér. de bille < gaul. *bilia), a d’abord été employé dans le sens général “remettre en état, réparer” (1380 rabiller). Il acquiert un sens spécialisé à la fin du 16e s. dans le domaine médical : “remettre (un membre fracturé ou démis)” (1575 r’habiller, TLF ; le sens moderne “habiller de nouveau” n’apparait qu’en 1675). Sur rhabiller a été formé un dérivé rhabilleur, qui a suivi la même trajectoire sémantique : d’abord “celui qui remet en état” (1549 rabilleur), puis “rebouteux” (1575 r’habilleur) ; rhabilleur est considéré comme “familier” dès le 16e s. (“Les vulgaires [...] appellent ceux qui réduisent les os fracturés ou luxés r’habilleurs ou renoueurs”, Paré dans Hu). Rhabiller est employé dans le contexte médical jusqu’à la fin du 18e s. (encore dans Fér 1788 sans mention, qui précise cependant : “L’Académie ne le met pas en ce sens”), puis tombe en désuétude (il disparaît des dictionnaires après Fér). Il est signalé comme un régionalisme à Lyon dès le milieu du 18e s., (Du Pineau, qui cite aussi rhabilleur, mentionné également par Molard 1803 et 1810 qui préconise à sa place renoueur), signe sans doute de son vieillissement en français commun (cependant, la présence chez Du Pineau et Molard de rhabilleur semble motivée par le fait que le mot n’appartenait pas au “bon usage”, et non par son caractère archaïque : le mot est encore vivant au 20e s. dans le sens “rebouteux” d’après TLF). Au 20e s., on trouve rhabiller “guérir” employé à l’Ouest, dans le Jura (Morez, aussi rhabilleur), la Loire (Poncins : “Courant”), la Haute-Loire (var. rhebiller, aussi rhabilleur), l’Ardèche (Annonay, var. rhebiller), l’Isère (Villeneuve-de-Marc, aussi rhabilleur) et la Drôme (var. rhebiller, aussi rhabilleur, rhebilleur). Le type rhabiller (et rhabilleur) est répandu dans les patois de l’Ouest, en frpr. et en occ. (FEW 1, 367b ; ALLy 1030 ; ALMC 1558) ; le régionalisme est attribué à un emprunt au patois dans le Velay (< occ. rabilhar ), à Annonay (< rabilhar) et dans la Drôme (< rabihaire).

[114] rognon n. m. “rein de l’homme”.Rognon

Rognon est le représentant du lat. *renionem (< ren “rein”). Il est attesté en fr. d’abord dans le sens spécialisé “rein de l’homme” (fin 12e roignon), puis est aussi appliqué au “rein de certains animaux” (début 13e, TLF). L’emprunt, par les médecins, du lat. ren (1170 reins pl. “région lombaire” ; 14e rain “viscère double qui sécrète l’urine”, 1538 rein) pour référer plus spécialement aux reins humains, amène rognon à se spécialiser comme terme de boucherie désignant les “reins comestibles de certains animaux”. Cet emploi est usuel dès le 17e s. (cf. Rich 1680 : “se dit proprement en parlant des animaux”). Cependant, l’emploi de rognon pour désigner le rein humain, en particulier au pl. comme “région lombaire”, se perpétue dans la langue populaire (Fér 1788 : “style populaire”) jusqu’au 20e s. (encore dans Lar 1933), notamment dans les expressions se tenir/mettre les mains /poings sur les rognons. Cet emploi est encore répertorié sans trace de vieillissement à l’époque contemporaine (TLF : “populaire” ; Rob 1985 : “familier, par plaisanterie”). L’emploi de rognon dans le sens général “rein (organe)” est signalé au 20e s. dans l’Isère (Villeneuve-de-Marc, pl.) (il est également signalé au Québec (1930) et en Acadie (var. règnans, rognans), mais les emplois qui y sont relevés correspondent à l’usage populaire toujours vivant en fr. commun, cf. Can 1930 : “Il a mal aux rognons [= “région lombaire”]”). Les patois frpr. connaissent le type rognon désignant de façon générale le rein (FEW 10, 255).

[122] sôul adj. “rassasié, repu”.Soûl

Soûl (< du lat. satullus “rassasié”), a d’abord été employé en fr. dans ce sens étymologique (attesté depuis le début du 12e s., saül). Le sens spécialisé “ivre” (= “repu de boisson”) est apparu au début du 16e s. (1534 saoul, FEW ; soûl est l’orthographe moderne, apparue à la fin du 17e, Rich 1680). La polysémie se maintient jusqu’au 19e s., sans doute avec un déclin de fréquence du sens originel : Besch 1855 indique que le sens premier est peu vivant (“Ce sens est peu usité. [...] Ivre, plein de vin. Ce sens est le plus ordinaire, car tous ceux qui précèdent ont vieilli beaucoup”), mais son opinion n’est pas suivie (le sens “rassasié” se trouve encore dans Li, DG, Lar 1904 et 1933 sans mention). Ac 1935 réitère cependant l’avis de Besch (“peu usité”, FEW), et le sens “rassasié” est marqué “vieux” à partir de Rob 1964. Il se maintient dans l’usage régional (cf. TLF : “vieux ou régional”) en Acadie (1925), Saône-et-Loire (“très vivant”), dans le Rhône (Beaujolais : loc. trop soûl “difficile, exigeant”), la Loire (Poncins : loc. trop saoul “repu et au-delà”, “très courant”), et dans l’Isère (Villeneuve-de-Marc : “repu, rassasié”, “difficile sur la nourriture” ; loc. trop soûl ; soûler v. pron. “se rassasier (bétail)”). Le type soûl “rassasié” est bien représenté dans les patois, à l’Ouest et à l’Est, notamment en frpr. (FEW 11, 246b). On trouve également une forme régionale sadoul dans le Midi (Languedoc en avoir un sadoul, manger son sadoul ; Haute-Garonne (Toulouse) sadoul ; Midi toulousain et pyrénéen en avoir un sadoul de qc “en avoir assez”), au f. sadouille (Aude, Ariège, Haute-Garonne), qui s’explique par le substrat occ., dont les patois ont conservé l’occlusive intervocalique (perdue en fr. et frpr.) qui est passée à -d- (FEW 11, 246b ; pour Nouvel et Boisgontier, sadoul < occ. sadol ; sadouille f. < occ. sadoulha).

[73] têt n. m. “tesson”.Têt

Ce représentant du lat. testu(m) “pot en terre” a acquis en fr. le sens (1e moitié 12e test) “débris de pot cassé” (tandis que le sens étymologique “pot de terre” n’est attesté que depuis la fin du 13e). Il a donné lieu, fin 13e (1283) à un dérivé tesson (d’après Huguet 1935, 15-16, la création de ce dérivé serait motivée par le fait que têt était homonyme avec les représentants du lat. tectum). Têt demeure vivant dans le sens “tesson” jusqu’au 18e s. (à cette époque, il acquiert également un sens technique à partir de “pot en terre”, cf. ci-dessous), tesson étant généralement mentionné comme synonyme dans les dictionnaires, mais sans prééminence. On enregistre des signes de vieillissement au milieu du 19e : les définitions, auparavant de véritables définitions ( cf. Rich 1680 : “partie de pot de terre, qui a été cassé”), deviennent à cette époque des définitions par synonyme. Le concurrent tesson, auparavant mentionné comme synonyme après la définition, sert à présent de définissant, preuve qu’il est devenu le terme usuel (cf. Besch 1855 : “Tesson. On dit aussi Tét” ; Li : “Synonyme de tesson” ). Têt “tesson” est marqué comme “vieilli” à partir de DG, et “vieux” au 20e s. (Rob 1964). Il se maintient cependant dans l’usage contemporain comme terme technique, désignant une “coupelle utilisée pour l’oxydation ou la calcination de certaines matières”, sens qui s’est développé à partir de “pot en terre” au 18e s. (1762 têt). Dans le sens “tesson”, il est encore employé dans la Loire (le Pilat, surtout au pluriel) (il a aussi été signalé comme terme angevin au milieu du 18e s. par Du Pineau, alors qu’il appartenait encore à la langue commune). Le type têt est connu d’un certain nombre de patois, notamment frpr. et occ. (FEW 13/1, 287a ; ALLy 622) ; il est passé de l’occitan en français d’Annonay (Ardèche) où l’on trouve le mot sous la forme teux pl. (vieux). Une forme tèst “poterie cassée, objet détérioré” est également signalée à Toulouse (1920-47, attestée depuis Villa 1802, d’après Séguy 1951).

[145] tonnerre n. m. “foudre”.Tonnerre

Tonnerre est le représentant du lat. tonitrus “tonnerre”, dont il a conservé le sens, soit “manifestation sonore de la foudre”. Au début du 17e s. (1611, FEW), par métonymie, il prend également le sens “foudre” (attesté auparavant par la forme régionale tonnoire, 2e moitié 15e—1572), bien employé par les auteurs classiques (Boileau, Racine, Corneille, Molière), notamment dans des loc. littéraires comme Celuy qui lance le tonnerre “Dieu” (Fur 1690), le maître du tonnerre “Jupiter” (TLF), etc. Tonnerre “foudre” est encore employé au 19e s. (présent dans Land 1843, Besch 1855, Li, DG sans mention), mais vieillit au 20e s. (noté “abusivement” dans Lar 1933, il est donné comme “vieux ou poétique” par Rob 1964, “vieux ou littéraire” par Rob 1985, “vieilli” par TLF). Cet emploi de tonnerre est encore courant dans le français de l’Est de la France : Champagne, Lorraine, Bourgogne (aussi tonne f.), (dans le Rhône (Beaujolais) il a le sens “nuage d’orage”), Haute-Loire, Ardèche (Annonay) et Drôme. Le type tonnerre “foudre” est également bien connu des patois de l’Est, depuis la Champagne jusqu’en occ. (FEW 13/2, 28a ; ALCB 28 ; ALLR 28 ; ALB 23 ; ALLy 779 ; ALMC 33).

Estomac [94], honteux [9], ravauder [13] et tonnerre [145] fournissent des cas apparentés aux changements rétrogrades, dans le cadre de l’évolution sémantique. Darmesteter (1887, 67) considérait que l’“oubli de la signification première, étymologique, est la loi même qui dirige tous les changement de sens.” En fait, ce principe ne s’applique qu’aux mots dont l’évolution sémantique suit le schéma de l’enchaînement, dans lequel “le mot oublie son sens primitif en passant au deuxième objet ; puis le nom passe du deuxième objet à un troisième à l’aide d’un caractère nouveau qui s’oublie à son tour, et ainsi de suite.” (76) Mais l’évolution de nombreux mots polysémiques crée des sens périphériques (cf. Geeraerts) qui ne s’imposent pas comme sens principal du mot, et n’entraînent pas la disparition du sens qui les a fait naître. Au contraire, ces sens périphériques ont parfois une existence éphémère, et disparaissent sans qu’ils aient joué un rôle très important dans le parcours sémantique du mot. C’est ce qui s’est passé pour les sens considérés de estomac [94], honteux [9], ravauder [13] et tonnerre [145]. En revanche, ces développements sémantiques qui sont restés périphériques en français, se sont également réalisés dans les parlers apparentés où ils ont parfois acquis le statut de sens central.