2. Survivances épaulées par le substrat 

Le rôle joué par les langues auxquelles s’est substitué le français dans la formation du français régional, nous a amené à considérer que ces substrats pouvaient également intervenir dans le cas de régionalismes constituant des survivances du français commun (chap. 6). Plutôt que des survivances s’expliquant simplement par un retard d’évolution du français régional, dont rend compte la théorie diffusionniste de la géographie linguistique, nous proposons d’envisager le maintien de traits sous l’effet d’un phénomène de contact, dans lequel la convergence d’éléments comparables dans les langues aboutit à leur préservation. La langue (ici les variétés régionales du français) soumise à ce contact résiste aux innovations qui se produisent dans la langue (ici le français commun) où ce phénomène de convergence n’a pas cours. Cette hypothèse, confortée par l’examen de nos données (chap. 7), met en lumière un aspect inhabituel du contact de langues : celui-ci peut être un facteur de stabilité linguistique. Cependant, cette conséquence est soumise à une limitation : l’influence pouvant ainsi s’exercer est directement dépendante du degré de parallélisme existant entre les langues en contact, étant entendu que l’influence maximale s’exerce entre langues étroitement apparentées, et même entre dialectes d’une même langue. Ce type d’influence linguistique ne peut donc s’exercer que dans des situations particulières, le contact de langues restant majoritairement un facteur d’évolution. La rétention par convergence entre langues en contact nous est apparue valable, dans notre situation, pour des langues appartenant à un même sous-groupe linguistique, et qui par là même ont conservé une importante communauté lexicale. Si elle semble confirmée pour des contacts entre le français et les dialectes d’oïl, le francoprovençal, l’occitan et le catalan, elle se laisse aussi observer dans le cas où la langue de contact est un créole à base française. Le cas de compère [45]Compère nous servira d’exemple : le n. m. compère (< lat. chrétien compater), attesté en fr. à partir de la fin du XIIe s. (1174-77 compere, TLF), désigne le “parrain d’un enfant par rapport aux parents”. Le mot est également employé, dès cette époque, comme titre d’amitié familier, d’où le sens “partenaire, complice” (1594, TLF) qui survit seul aujourd’hui. Le sens “parrain” est considéré comme “vieux” dans la seconde moitié du XXe s. (TLF), mais survit régionalement (cf. GLLF : “vieux ou dialectal” ; Rob 1985 : “vieux ou régional”), notamment en Martinique, où le créole l’a également conservé (Depecker 1988). Pompilus (1961) indique des faits semblables à Haïti, où un créole à base française forme la langue usuelle de la population. Il considère que de nombreux traits paraissant a priori s’interpréter comme des « archaïsmes » sont en fait des haïtianismes, c’est-à-dire des traits empruntés au créole, qui les a lui-même préservés depuis que le français les lui a transmis (134). Par ex., le superlatif s’exprime souvent, en français haïtien, sans article : “il fit plus de bien au pays” (= “le plus de”), car “Ce tour a pour soutien le créole qui l’a gardé de la syntaxe classique” (Pompilus 1961, 74).

Des cas parallèles de survivance par convergence se laissent également observer lorsque les langues de contact ne sont pas directement apparentées avec le français, et pour lesquelles les parallélismes sont bien moins nombreux, et généralement plus fortuits : c’est le cas pour le français de l’Est (Belgique, Alsace, Suisse), au contact de langues germaniques qui peuvent parfois fournir un soutien à des traits linguistiques obsolètes en français commun. Pour le français parlé en Belgique, Massion (1987) fournit l’ex. de la préposition avec également employé comme adverbe (“Je viens avec”) comme à l’époque classique, et également comme en néerlandais où l’on a la construction équivalente : “ik ga mee” (34). Straka (1984, 500 n. 2) propose pour rendre compte de ces phénomènes le terme germanismes de maintien, pouvant s’appliquer à des alsacianismes, helvétismes ou belgicismes. L’expression est calquée sur les anglicismes de maintien de Darbelnet (1971), qui concernent des survivances en français canadien dues à des convergences avec l’anglais :

‘“lorsqu’un terme qui s’est maintenu au Canada et non en France se trouve être un homonyme ou un paronyme d’un mot anglais qu’on lit ou entend constamment, il est difficile de ne pas voir un rapport de cause à effet entre la présence du terme anglais et le maintien de son parent français dans l’usage courant.” (Darbelnet 1971, 1169.)’

Dans ce cas, les convergences sont rarement fortuites, mais dues au fait que l’anglais avait lui-même emprunté ces traits au français à une époque antérieure.

Puisque la survivance régionale de traits devenus archaïques en français commun est corrélée à la présence de ces mêmes traits dans la langue de substrat, et que le volume de survivances sur lesquelles peut jouer le contact dépend du degré d’affinité entre les langues, il semble qu’on devrait trouver moins de survivances (voire presque pas) dans les zones où le substrat est plus différent du français, par ex. en Alsace et en Bretagne celtique. Or, elles n’en sont pas absentes : le travail de Wolf (1983) sur l’Alsace donne les ex. de allumer la maison loc. verb. “incendier”, baigner v. intr. “se baigner”, etc. (Straka 1984, 500). Esnault (1925, 56), quant à lui, définit le français parlé en Basse-Bretagne comme étant notamment caractérisé par “du français vieilli demeuré usuel vers l’Ouest”. Ces contre-exemples indiquent donc que le soutien du substrat n’est pas la cause unique des survivances, bien que cela soit une situation récurrente. Mais il faut aussi envisager, pour ces régions, l’influence des adstrats qui ont pu favoriser le maintien des traits (comme on l’a vu pour le germanique en Alsace) ou contribuer à les diffuser : les survivances du français de Bretagne ont pu y être diffusées à partir du français de l’Ouest, où elles sont nombreuses. Les travaux sur le français de Bretagne sont cependant trop peu avancés à l’heure actuelle pour que l’on puisse juger de la réelle part de survivances qu’il contient, de celles qu’il partage avec le français de l’Ouest, et des convergences qui peuvent exister avec le breton.