Sous-section 1 : Un traitement pénal particulier

Une telle étude se justifie d’abord par le fait que les “minorités” alimentent, de manière quantitative et assez fortement, le système pénal8 dans son ensemble et le système policier en particulier, si l’on vient à rapporter le nombre qu’ils représentent dans le système pénal comparé à celui de leur présence au sein de la population résidant sur le territoire national. A ce constat9, il peut être avancé l’idée selon laquelle le système pénal fonctionne de manière discriminatoire à l’encontre des catégories les plus défavorisées de la société. Au delà du fait qu’une telle assertion reste à démontrer, et qu’elle nécessite pour ce faire une recherche qui n’a pas sa place dans le cadre de notre étude, nous voulons pour notre part, et plus modestement, avancer une hypothèse qui a notamment été développée par un auteur anglais, M. Mac Ewen, dans son étude générale sur le droit anti-discriminatoire en Grande-Bretagne10.

Le fait que certains individus soient de manière disproportionnée désignés comme les auteurs présumés d’infractions pénales, et / ou à l’encontre desquels des peines de prison sont prononcées, ne conduit pas à voir une discrimination systématique dans le fonctionnement de la justice pénale11. Ce traitement disproportionné est davantage la manifestation d’une infériorité juridico-politique structurelle qui tend à prendre la forme d’un désintérêt voire d’un rejet plus ou moins prononcé des normes sociales par les individus qui subissent ou vivent une telle infériorité. Si une société se structure et s’organise au plan pénal pour inhiber toute activité criminelle, l’expérience discriminatoire, qu’elle s’exprime par un harcèlement ou des attaques à caractère racial et / ou sexuel voire par une situation sociale défavorisée, tend à rendre parfois caduc un tel effort12. Cette situation d’infériorité, si elle tend à perdurer, et le terme de “minorités” prend alors ici tout son sens, risque alors de prendre la forme d’un réel discrédit de la discipline ou morale sociale, qui peut trouver à s’exprimer par le non respect voire la violation de la loi pénale. Certes, “force doit rester à la loi”, mais la lutte contre certaines formes de discrimination, en particulier celles fondées sur le sexe et / ou la race, doit en contrepartie être fermement menée.

La légitimité des institutions pénales et policières est alors placée ici au coeur de cette réflexion quand bien même la situation sociale présente de certains individus est le résultat de phénomènes sur lesquels ces institutions n’ont peu ou pas prise. Par leur action ou inaction, ces institutions contribuent toutefois à améliorer ou non le statut juridique de certaines franges de la population marquées du sceau de l’infériorité sociale et/ou de la relégation urbaine.

La police, par son “interface” entre le public et la justice, joue un rôle essentiel, pour ne pas dire déterminant, dans “l’approvisionnement” de ce système pénal13. C’est ainsi au niveau de la phase préparatoire du procès pénal, que les polices anglaise et française paraissent jouer ce rôle essentiel, et somme toute assez proche, dans les faits.

La relation “police-minorités” nous permet dès lors de mieux révéler les principaux aspects de l’activité policière et les pouvoirs réels de la police, dans toute leur amplitude, lorsqu’elle intervient à l’égard des minorités. Cette évolution apparaît notamment à travers certaines interrogations portées à l’endroit de l’institution, évoquées ici de manière succincte, mais qui seront abordées plus en détail par la suite.

Les relations particulières entre la police et certains groupes sociaux, appelés plus communément “minorités”, ont, semble-t-il, mis en avant et réactivé les questions relatives au maintien de l’ordre public urbain ; aux compétences des autorités de police, mais surtout, en ce qui concerne plus particulièrement notre étude, à l’action matérielle des forces de police  ; il s’agit aussi d’évoquer le recrutement policier et la formation des agents de police à la question minoritaire ; ainsi que les dispositions relatives à l’éthique professionnelle, que résument les codes actuels de déontologie ou de conduite policière, une telle démarche déontologique reflète le plus souvent les limites et l’insuffisance d’un ”droit de la police” ; la procédure de plaintes à l’encontre de la police et, plus généralement, la mise en place d’un contrôle démocratique de l’action policière, doivent également faire l’objet d’une analyse dans notre étude ; ce contrôle paraît en effet être la contrepartie de l’attribution à cet organe étatique d’autorité de larges pouvoirs de contrainte. Enfin, les rapports difficiles qu'entretient l’institution policière avec les minorités ont imprimé, selon nous, une évolution notable du droit de la police.

L’attention portée à la relation police-minorités provient également de l’évolution récente, affirmée par le législateur actuel14, et soulignée par ailleurs par M. Jean-Jacques Gleizal15, de la notion d’ordre public, qui relève des seules autorités publiques, et en particulier de la seule police, à la notion de “sécurité” qui appelle l’intervention d’autres institutions notamment privées. Les notions d’ordre public et de sécurité se présentent sous un éclairage particulier, lorsqu’on les rattache à une autre notion, qui a toujours été à la base de l’action policière, à savoir la notion d’apparence dont il s’agira pour notre part de mieux préciser les contours.

Notes
8.

V. A. Cottino, M.G. Fischer, “Pourquoi l’inégalité devant la loi”, Déviance et Société, vol.20, n°3, 1996, pp 199-214, où les auteurs relèvent trois variables qui déterminent dans 80 % des cas l’issue du procès pénal : la classe sociale, le type d’infraction et la qualité de la défense ; variables qui “pénalisent” souvent certaines catégories sociales, en particulier les “minorités” ; Pour l’Angleterre, V. R. Reiner, “Race and criminal justice”, New Community, 16 (1), octob.1989, pp 5-21. Pour la France, R. Lévy, Pratiques policières et processus pénal : le flagrant délit, CESDIP, Déviance et contrôle social, n°39, 1984, p .89 note, concernant ce processus pénal, que “nous avons ici une population où la part d’étrangers (...) surtout maghrébins est très forte“. Une étude interne à l’Administration pénitentiaire, J. Faget, “Contribution à la connaissance des entrants en prison- étude sur 306 prévenus et condamnés écroués à la maison d’arrêt de Gradignan”, août 1981, p. 17, observe que “le critère de nationalité devrait, pour gagner en précision, être combiné avec celui d’appartenance ethnique. C’est vrai particulièrement pour les maghrébins dont certains sont naturalisés et présentent pourtant toutes les caractéristiques ethniques de leur origine. Or c’est le paraître et non l’état civil véritable qui détermine la visibilité et donc la reportabilité et la sélection”. Ce qui explique en partie le sens que nous donnons ici au terme “minorités”. Souligné par nous.

9.

En Angleterre, les “Non White People”, en France, ceux que l’on désigne par le terme générique d’ “immigrés” semblent actuellement une “cible” privilégiée, de par les efforts déployés par les polices de ces deux pays pour les contrôler .V. J.C. Monet, Polices et sociétés en Europe, La Doc. Franç., juin 1993, p. 100. 

10.

M. Mac Ewen, “Anti-discrimination law in Great Britain“, New Community, 20 (3), April 1994, pp 353-370. V. du même auteur, une étude comparative au niveau européen, Tackling Racism in Europe- An Examination of Anti-Discrimination Law in Practice, WBC Bookbinders Bridgen, Oxford, 1995, 223 p.

11.

Comme le souligne un auteur, la priorité ne doit pas tant être la recherche du niveau de discrimination que de comprendre le processus qui conduit à un traitement discriminatoire à caractère racial opéré par la justice pénale. C’est dans ce cadre de réflexion que notre démarche s’inscrit, V. B. Hudson, “Discrimination and disparity : the influence of race on sentencing“, New Community, 16 (1), october 1989, pp 23-34.

12.

M. Mac Ewen, art. cit., pp 335 -336, où l’auteur note en ces termes “the fact that ethnic minorities have a disproportionately high representation in convictions for crime and in prison sentencing suggests not only that there is systemic discrimination in the criminal justice system, but also that one manifestation of structural disadvantage is alienation from social norms. In all societies, it is the least well of who will have least to loose from crime. While strong social structures may inhibit criminal activity, the experience of discrimination, harassment and disadvantage will undermine the self respect on wich such structures depend“.

13.

Ph. Robert, P. Faugeron, Les forces cachées de la justice, Le Centurion, 1980, p. 63 et s. V. égal. R. Lévy, op. cit., pp 84-89. Les garanties de représentation (domicile, profession, situation familiale...) fondent souvent les critères d’action de la police à l’égard du public. Les personnes qui ne répondent pas de manière satisfaisante à ces critères deviennent une cible privilégiée et alimentent de ce fait le système pénal : ainsi, la logique des institutions pénales, et en particulier de la police, produit une logique de “population cible”, à savoir les “sans-domicile-fixe” ou “SDF” , les personnes d’origine ou d’apparence étrangère, des citoyens à situation sociale précaire. Les statistiques de ces institutions refléteraient alors davantage leur système de valeur que la réalité criminogène d’une population spécifique.

14.

Loi relative à la sécurité du 21 janvier 1995, JO du 23 janvier 1995, p. 1249. V. obs. B. Bouloc, RSC, n°3, juil.-sept.1996, pp 697-698.

15.

J.J. Gleizal, “Sécurité et territorialisation”, in Les Cahiers du CFPC, n°17, nov.1985, p. 41, où l’auteur observe que “la notion d’ordre public relève du vocabulaire juridique alors que celle de sécurité est beaucoup plus politique”. Retenons pour notre part que le terme “sécurité” ne reçoit à l’heure actuelle aucune définition juridique précise et donc consensuelle malgré un usage fréquent dans les textes relatifs aux institutions policières. On note ainsi que, selon le Rapport n° 1531 du projet de loi d’orientation et de programmation relatif à la sécurité présenté par M.G. Léonard à l’Assemblée nationale, 28 sept. 1994, “le terme sécurité recouvre des notions qui vont bien au delà de la protection contre la violence, la délinquance et la criminalité”. V. égal. Rapport d’information, Sénat, n° 117, 1ère session ordinaire 1994-1995, Procès Verbal de la séance du 7 déc. 1994, 33 p. , et intitulé “L’Europe et la sécurité intérieure”.