Sous-section 3 : L’apparence comme fondement de l’action policière

La notion d’apparence est surtout développée par certains auteurs de droit privé, en particulier en droit civil44 et en droit international privé45. Cette notion de droit privé va inspirer la doctrine policière dans son effort de construction de sa propre notion d’apparence. C’est sur ces théories de droit privé que va se constituer la notion d’apparence en matière policière46.

“Au point de vue juridique, écrivent MM Jacques Ghestin et Gilles Goubeaux, le terme “apparent” est (...) ambigu. Appliqué à une situation de fait, il indique le caractère ostensible, aisément perceptible de la réalité. Accolé au mot “droit”, il désigne une situation juridique imaginaire, démentie par l’analyse approfondie de l’hypothèse. Cette seconde signification est celle qui est retenue dans la “théorie de l’apparence”, lorsqu’on admet que des droits apparents produisent des conséquences juridiques en dépit de l’inefficacité totale à laquelle il faudrait logiquement conclure en vertu des règles applicables”47.

Le Code civil n’évoque pas explicitement cette notion, c’est la jurisprudence qui va progressivement en élaborer la théorie48. Pour saisir cette dernière, il semble opportun de la rapprocher avec une autre théorie civile, à savoir la théorie de la possession.

La théorie de la possession en droit civil, fait observer le Doyen Carbonnier, qui, à l’origine, est construite pour la propriété, va s’étendre à d’autres rapports juridiques, notamment au droit de la famille où l’on parle de la possession d’état49, c’est-à-dire où “la situation de fait, sous certaines conditions, fait parfois présumer le droit“50. De la théorie de la possession, on peut rapprocher celle de l’apparence, fondée elle sur la maxime error communis facit jus, c’est-à-dire “l’erreur collective, (à savoir) l’apparence a créé le droit“51. “Dans les deux théories -possession et apparence- un même mécanisme se dessine : une situation qui était niée par le droit va produire des effets de droit. Mais, derrière l’apparence, la situation est tout à fait irréelle : ce n’est pas elle qui peut créer du droit, c’est la croyance qui est en dehors d’elle. La possession, au contraire, est une réalité intensément vécue : c’est sa matérialité qui fait sa force“52

La notion d’apparence peut revêtir un sens partagé par la majorité de la doctrine, sens selon lequel, “l’apparence participerait, en même temps que d’autres formes d’expression, à ce mouvement général inévitable et indispensable d’une adéquation meilleure du droit au fait”53. Plus précisément, et pour dépasser la dichotomie disciplinaire droit public et droit privé, on peut partager l’idée selon laquelle “les situations apparentes sont des situations de fait auxquelles le droit confère des effets juridiques en raison des circonstances qui les accompagnent (erreur légitime des individus à partir d’une mauvaise représentation juridique de la réalité matérielle)”54. Ces théories générales de droits civil et international privé vont nous permettre de mieux saisir la notion d’apparence dans le cadre de l’exercice des pouvoirs des agents de la force publique.

En procédure pénale, l’apparence joue tout autant un rôle fondamental. Le paraître a pour objectif de faire respecter la présomption d’innocence : “une idée vague, une simple supposition conduit, écrit un auteur, à conjecturer l’invisible d’après ce qui est visible mais sans preuve positive du résultat obtenu. L’apparence, ce qui apparaît au dehors, joue un rôle fondamental“55. Le terme de suspect maintient ainsi le principe de présomption d’innocence et donc le doute jusqu’à preuve plus solidement établie. Le terme de suspect est un concept policier, il s’agit là d’une notion plastique, d’une notion fixe à contenu variable56. L’interrogation qui demeure ainsi est celle relative à l’aptitude du droit à saisir les apparences.

L’action de la police est déclenchée, ou plutôt la saisine d’un fait par la police, s’analyse à travers une notion qualifiée de fondamentale par MM. André Decocq, Jean Montreuil et Jacques Buisson, à savoir l’apparence. La notion d’apparence désigne ici, selon ces auteurs qui sont soucieux avant tout de la pratique policière57, “le caractère ostensible, aisément perceptible de la réalité”58. Ils poursuivent en écrivant notamment que “parmi les causes de la spécificité du droit de la police, on ne saurait manquer d’attirer (...) l’attention sur le fait que l’acte de police est dans nombre d’hypothèses, déterminé par l’apparence (faute de quoi la police serait vouée souvent à l’inaction)”59. Ainsi la police qui, composée d’hommes et de femmes d’action, agit sur l’humain et les situations créées par l’activité humaine, ne peut pas ne pas recourir à l’apparence60.

L’apparence semble ainsi combler les lacunes ou les difficultés d’intervention policière.  Certes, on s’empresse souvent de préciser qu’il s’agit bien ici du seul fait délictuel ou d’un éventuel désordre matériel tel qu’il peut apparaître, autrement dit c’est à l’acte et non bien sûr à l’homme que l’on applique la théorie de l’apparence : mais peut-on réellement détacher l’homme de l’acte ; ce dernier n’est-il pas le produit de l’action humaine ? Et qu’advient-il alors lorsque certains individus sont perçus de manière négative61 ? Le fait que certains groupes sociaux fassent l’objet d’attentions particulières de la part de l’institution policière, doit être recherché ailleurs, en particulier dans les modalités de l’action policière au regard des normes juridiques de référence.

Une analyse juridique comparative de la relation “police-minorités”, au regard du principe de légalité qui se trouve au fondement d’un Etat de droit, prend alors tout son intérêt.

Notes
44.

J. Carbonnier, Droit civil- Introduction, Coll. Thémis Droit privé, 24 ° éd., PUF, Paris, 1996, pp 276-277 ; J. Ghestin, G. Goubeaux, Traité de droit civil- Introduction générale, 4° éd., LGDJ, Paris, 1994, pp 830-845.

45.

M.N. Jobard- Bachellier, L’apparence en droit international privé- Essai sur le rôle des représentations individuelles en droit international privé, Préf. P. Lagarde, Bibliothèque de droit privé, Tome CLXXVIII, LGDJ, Paris, 1984, pp 14-15.

46.

En ce sens, V. A. Decocq, J. Montreuil, J. Buisson, op. cit.

47.

J. Ghestin, G. Goubeaux, op. cit., p. 830, n. 839.

48.

J. Carbonnier, op. cit. , p. 277.

49.

Ibid., p. 276.

50.

Ibid.

51.

Ibid.

52.

Ibid. Souligné par nous.

53.

M.N. Jobard- Bachellier, op. cit., p. 14, n. 15.

54.

Ibid., p. 15.

55.

C. Porteron, Le suspect en procédure pénale,  Préf. R. Bernardini, CRAJEFE, Université de Nice Sophia Antipolis, 1997, p. 25 et s.

56.

Ibid.

57.

Plus généralement les auteurs plus au fait de l’action policière tendent à privilégier une telle notion, V. ainsi J. Montreuil, J.Cl. Proc.pén., 1995, 1. Des termes souvent en usage tels que “laisse penser” ou encore “l’attitude-indice” ou simplement “l’indice”, qui pour M. Langlois, 1961, n°25, “s’applique et s’assimile à une partie de l’être physique de la personne qu’il désigne“, montrent l’importance d’une telle notion en matière policière. V. égal. J. Montreuil, 1982, n°5, cités par R. Lévy, op. cit ., respect. p. 238 et 247.

58.

A. Decocq, J. Montreuil, J. Buisson, op. cit., p. 256, n. 512.

59.

Ibid., p. 14, et not. p. 256.

60.

Cela semble si évident que l’on serait tenté d’affirmer avec le philosophe Alain, Eloge de l’apparence, que “les hommes n’ont que les apparences pour les conduire au vrai“. Ibid.

61.

Une étude portant sur les policiers de base laisse apparaître “un problème de relations avec les étrangers et les immigrés”. Leur perception du public aboutit à l’expression d’une distance forte (application de l’échelle de “distance sociale” ou échelle de Bogardus) à l’égard d’une catégorie sociale bien spécifique, “un groupe ethnique et culturel” qui réunit les Arabes, les Noirs et dans une moindre mesure les Portugais, V. S. Albouy, “Elèves-gardiens de la paix et distance sociale”, in J.L. Loubet del Bayle (dir.), “Police et public”, Revue de science politique, n° 16 et 17, CERP, avril 1987, pp. 45-55.