Sous-section 1 : L’apport du cas anglais

Cette évolution peut s’observer à travers l’action prioritaire voire “absolue” accordée à l’heure actuelle en France à la lutte contre l’immigration dite “clandestine“64 ou “irrégulière”. Cette lutte ne semble pas exclure de son champ et ainsi faire entrer dans cette catégorie quelque peu vague, certaines personnes définies implicitement par leur apparence par delà leur situation juridique. Le risque de constitution de “minorités ethniques”, au sens anglais du terme, n’est dès lors pas à écarter sans examen sérieux de cette réalité. Ce d’autant plus que la lutte contre l’immigration irrégulière tend aussi à devenir, politique européenne de l’immigration aidant, une priorité marquée des pouvoirs publics anglais.

Un climat voire une véritable culture du soupçon (A Culture of suspicion )65 se fait jour en Grande-Bretagne, par la mise en place d’un contrôle intérieur renforcé de l’immigration opéré par certains services publics. Des dispositions sont à l’heure actuelle prévues par la loi relative au droit d’asile et à l’immigration de 1996 (Asylum and Immigration Act 1996 )66, en vigueur depuis janvier 1997, et la loi relative au logement de 1996 (Housing Act 1996 ), en vigueur depuis avril 1997. Ces deux lois constituent l’arsenal juridique qui vise pour l’essentiel à dissuader toute immigration irrégulière au moyen de contrôles internes renforcés (Internal immigration controls ).

La section 8 de la loi relative au droit d’asile et à l’immigration de 1996 incrimine l’emploi de toute personne âgée de plus de seize ans (âge à partir duquel s’applique le contrôle de l’immigration) qui ne justifie pas d’un titre légal de séjour et d’une autorisation de travail. L’employeur qui se voit enfreindre une telle disposition encourt une contravention dont le montant est au minimum de 5000 livres sterling (environ 50000F)67. Cependant, l’application de cette disposition rencontre des plus grandes difficultés68. En effet, la personne embauchée n’est pas légalement tenue d’apporter la preuve de la validité des documents qui l’autorisent à occuper un emploi ; si un refus de sa part est constaté, l’employeur ne peut la contraindre et n’est dès lors plus tenu pénalement responsable69 ; s’il est déchargé de toute responsabilité, il ne lui est alors pas fait obligation d’informer les autorités compétentes. Toutefois, la menace des peines contraventionnelles incite souvent l’employeur à exiger le passeport ou tout autre document, non prévu par la réglementation du travail des étrangers, pour écarter le doute qui pèse sur la validité des documents présentés.

L’imprécision de cette disposition conduit alors à des interprétations divergentes selon l’employeur. Et surtout, les personnes issues des minorités, les communautés immigrées et réfugiées, se détournent de certains emplois légalement à risque de par le flou et l’incertitude des documents exigés par la réglementation et exigibles par l’employeur. Ces personnes sont également et surtout soumises au pouvoir de contrôle et de recherche des agents de police et de l’immigration, pouvoir prévu à la section 7 de la loi de 1996 intitulé Pouvoir d’arrestation et de perquisition (Power of arrest and search warrants ). Toutefois, cette même section prévoit les cas où un pouvoir de contrainte peut s’exercer sans mandat70. C’est ainsi la situation dans laquelle l’agent de police ou l’agent officiel de l’immigration peut arrêter sans mandat toute personne dont il suspecte avec raison (reasonable grounds for suspecting ) qu’elle a commis une infraction à la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers. 

Ce pouvoir d’arrestation sans mandat accordé à ces agents était déjà prévu dans la loi de 1971 sur l’immigration (Immigration Act 1971 )71, dont les principales dispositions ont été réformées par la présente loi de 1996. Ce pouvoir s’exerçait jusque là à l’encontre des seules personnes qui ne répondaient pas aux conditions d’entrée et de séjour et auxquelles étaient refusées l’accès au territoire britannique. La loi de 1996 élargit les catégories de personnes soumises à un tel pouvoir. Sont visées les personnes qui demeurent au delà de la durée de validité de leur titre de séjour, celles qui cherchent à dissimuler les raisons ou à violer les conditions qui les autorisent à séjourner au Royaume-Uni. Les infractions possibles à la législation sur les étrangers augmentent, ce qui par conséquent conduit le législateur de 1996 non seulement à étendre les pouvoirs des agents chargés de les rechercher et de les poursuivre, en particulier ici les constables et les immigration officers, mais aussi à prévoir des sanctions lourdes tout aussi importantes72

Pour ce qui est du droit au logement, certaines catégories de personnes soumises au contrôle de l’immigration (categories of persons subject to immigration control) ne sont pas éligibles à l’allocation des sans-domicile-fixe, ou sont encore exclues du droit à être relogées selon les termes de la loi de 1996 sur le droit d’asile et l’immigration. La loi sur le logement de 1996 citée plus haut étend le nombre de catégories de personnes qui ne bénéficient pas de tels droits, et va encore plus loin, en exigeant désormais un contrôle plus strict, notamment sous forme d’un test d’évaluation pour l’accès au logement. Ce contrôle s’applique dorénavant aux services du logement social.

Ces deux lois incitent certains services publics et employeurs à devenir des agences de contrôle de l’immigration. Ces “quasi-agents“ officiels de l’immigration (quasi-immigration officers ) sont invités à remplir une mission contradictoire : servir la population locale (service du logement, service d’aide sociale...) et servir de relais à la politique nationale de contrôle de l’immigration irrégulière. Le rapprochement avec la situation française révèle une incidence certaine de ces lois anglaises sur des catégories de population, incidence qui se traduit le plus souvent sous forme d’une insécurité juridique devant l’emploi et le logement de ces dernières. 

Le droit français aborde également cette question des minorités, mais de manière indirecte, par le recours ou la substitution de la notion de “zone”, au sens de territoire (banlieue, quartier sensible, “zone de non-droit”, voire récemment “zone franche urbaine”73, ...), à celle, plus polémique car en opposition avec les principes de droit affichés, quoique parfois utilisée, de groupes sociaux ethniques74.

Le recours à des discriminations territoriales ne se limite pas aux seuls territoires ou départements d’outre-mer, au moyen d’adaptations du principe d’égalité à ces zones ultra-marines. Les récentes législations en matière d’aménagement du territoire75 et de politique de la ville, semblent confirmer une adaptation du principe de l’égalité à la diversité des “handicaps territoriaux“. Un auteur relève à ce propos que “la prise en considération du territoire ne peut se faire que si les mesures projetées ne touchent pas aux questions sensibles que sont la race, l’origine ou la religion (article 1er de la Constitution) (...) et cela tant au nom du principe constitutionnel d’égalité que du principe d’indivisibilité”76. Il est toutefois délicat de ne pas évoquer la situation des hommes qui se voit ainsi indirectement régie par le recours à la notion de territoire. C’est ainsi qu’un auteur, dans sa réflexion sur le principe d’égalité en tant que droit fondamental, relève qu’afin “de mieux répondre à la diversité des territoires, à l’infinie variété des hommes et de leur ancrage dans le réel, on s’est éloigné de l’homme abstrait pour multiplier les règles applicables à des groupes situés, concrets, différents les uns des autres”77.

En ce sens, le recours à des discriminations territoriales, écrit Mme Anne-Marie Le Pourhiet, “‘est un raccourci abusif qui ne doit pas masquer qu’il s’agit exclusivement d’introduire des discriminations entre des personnes ayant un lien avec un territoire. Le droit ne régit pas la terre mais des hommes’“. Et de poursuivre, “‘ce ne sont pas les quartiers ou les banlieues qui sont difficiles, ce sont leurs populations et c’est donc l’analyse de ces différences humaines et sociales et de leur traitement qu’il convient de mener objectivement, sans feindre d’imputer à la simple géo(ou topo)-graphie, des différences ou discriminations de nature essentiellement sociologiques. Là encore, le recours à une terminologie “neutre“ évacuant l’aspect humain pour mettre l’accent sur des différences naturelles, est révélatrice d’une certaine fuite devant la vérité “objective““78.’ La pratique des discriminations “positives” à critère territorial contient un risque, celui de la “pulvérisation“79 du droit en droits subjectifs. L’auteur relève ainsi la transformation post-moderne de la loi en “self-service normatif“80. A la rigidité de la règle, par respect à certains principes du droit, semble faire place l’adaptabilité et la souplesse des règles de droit dont la légitimité est fondée sur l’efficacité. Cette souplesse du droit concerne au premier plan l’institution d’autorité qu’est la police. L’exercice efficace de la police en certains territoires de relégation81 ne peut échapper à cette prise en considération des populations qui y résident.

Ainsi, l’action juridique de la police ne méconnaît pas le risque de constitution, voire à terme la présence de “minorités”, elle aborde cette question à travers une phraséologie qui exclut la référence explicite à un tel vocable pour se conformer à certains principes de droit. Elle n’exclut par conséquent pas un traitement ou mieux une gestion pragmatique des “minorités”.

Notes
64.

Cette lutte semble une priorité pour la justice pénale, V. Circulaire du ministre de la Justice relative à “L’autorité judiciaire et la lutte contre l’immigration clandestine”, CRIM 94-13 E1, 11 juillet. 1994, BOMJ,  n°55, p. 76.

65.

Commission for Racial Equality, A Culture of suspicion- The Impact of internal immigration controls, London, 1998, 5 p.

66.

V. L. Leigh, Ch. Beyani, Blackstones’ guide to the Asylum & Immigration Act 1996, Blackstone Press, London, 1996, 149 p. ; M. Phelan, Immigration Law Handbook, Blackstone Press, London, 1997, 537 p. ; Ian A. Macdonald, N. Blake, Immigration Law and Practice in United Kingdom, 4 th. ed., Butterworths, London, 1997, 137 p.

67.

Cette section, intitulée Restrictions on employment, énonce en ces termes : “(...) if any person (the employer) employs a person subject to immigration control (the employee) who has attained the age 16, the employer shall be guilty of an offence if (a) the employee has not been granted leave to enter or remain in the United Kingdom ; or (b) the employee’s leave is not valid and subsisting or is subject to a condition precluding him from taking up the employment and (in either case) the employee does not satisfy such conditions as may specified in an order made by the Secretary of State“ ; Ian A. Macdonald, N. Blake, op. cit., p. 1, n. 1.1 ; M. Phelan, op. cit., pp 130-131.

68.

V. Ian A. Macdonald, N. Blake, op. cit., p. 40, n. 10.65 .

69.

Ian A. Macdonald, N. Blake, op. cit., p. 92, n. 14. 18 H.

70.

S 7 (1) : “A constable or immigration officer may arrest without warrant anyone whom he has reasonable grounds for suspecting to have committed an offence to wich this section applies“.

71.

Paragraph 17 (1) Schedule 2 : “A person liable to be detained under paragraph 16 may be arrested without warrant by a constable or by an immigrant officer“ , M. Phelan, op . cit., p. 141.

72.

Pour une analyse plus approfondie, V. Ian A. Macdonald, N. Blake, op. cit., p. 88, n. 14.8 A et n. 14. 8 B.

73.

Selon l’art. 2 de la loi n°96-987 du 14 nov.1996 relative à la mise en oeuvre du pacte de relance pour la ville (JO du 15 nov.1996, p. 16656) les zones urbaines sensibles comprennent les zones de redynamisation urbaines et les zones franches urbaines : ces dernières recoupent pour l’essentiel les territoires des populations défavorisées, V. JCP, n°49, II, 68214, 4 déc. 1996, p. 366-376. V. égal. D. Richard, “L’espoir des banlieues : le pacte de relance pour la ville“, JCP, n°30, I 4038, 23 juillet 1997, pp 329-335.

74.

Le préfet du Pas-de-Calais note dans un rapport qui faisait suite à une enquête nationale relative aux quartiers sensibles, que “chaque quartier a sa réalité géographique, historique, ethnique, sociologique, plurielle et complexe irréductible à un schéma global” V. Circulaire du 11 oct.1990 relative à l’enquête sur les services publics de proximité dans les quartiers sensibles, BOMI, 4ème trim. 1991, p. 291.

75.

Loi n° 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, JO du 5 février 1995, p. 1973.

76.

F. Mélin-Soucramanien, “Les adaptations du principe d’égalité à la diversité des territoires”, RFDA 13 (5), septembre-octobre 1997, pp 906-925. Souligné dans le texte. Le projet actuel, voire l’institution prochaine, d’un statut constitutionnel de la Nouvelle-Calédonie nuance quelque peu cette affirmation de l’auteur.

77.

N. Belloubet-Frier, “Le principe d’égalité”, AJDA, Numéro spécial Les droits fondamentaux- une catégorie juridique ?, Juil.-août 1998, p. 162. Souligné par nous.

78.

A.M. Le Pourhiet, “Discriminations positives ou injustice ?“, RFDA 14 (3), mai-juin 1998, p. 521. Souligné par nous.

79.

Ibid p. 525.

80.

Ibid .

81.

Les quartiers de relégation sont ceux qui remplissent les critères de Développement Social des Quartiers ou DSQ ou des contrats de ville. Le rapport de février 1998 de la Commission “Demain la ville“ conduite par M. Jean-Pierre Sueur, estime à environ un millier le nombre de quartiers qui relèvent de cette qualification.