Sous-section 3 : Une comparaison des pratiques policières

Parlant des pratiques policières, M. Jean Rivéro observe qu‘ “on est ici en marge du droit et il est difficile de retracer avec certitude une évolution. Deux choses paraissent malheureusement sûres : la continuité du recours à des procédés de pure force en dehors des cas où le recours à la force est légal, et l’aggravation récente de ces abus“. Sur ce dernier point, remarque-t-il, “l’aggravation des abus, (...) tient à la fois au renforcement des moyens dont dispose la police -moyens matériels et techniques psychologiques- à un climat général de violence qui sévit dans le monde entier et n’épargne pas la France et à des recrutements insuffisamment sélectifs qui ne sont pas accompagnés à tous les niveaux de la formation poussée exigée par la difficulté des tâches policières“88. Ce constat relevé ici par cet éminent représentant de la doctrine justifie pour l’essentiel l’intérêt que nous portons aux pratiques policières, qui sont certes très variables, mais demeurent saisissables toutefois si l’on dégage certaines constantes. Ces pratiques, sur lesquelles les modifications législatives liées aux alternances politiques n’ont en certains domaines (les contrôles d’identité et d’extranéité, les pouvoirs d’arrestation...) qu’une incidence limitée89, entretiennent avec le droit un rapport particulier.

M. Pierre Comte, dans son analyse des pouvoirs de la police en matière de privation de liberté (détention, vérification d’identité), relève que “l’institutionnalisation des pouvoirs de la police déborde (...) largement les textes. Le législateur comme la jurisprudence favorisent un renforcement des pouvoirs de la police”90. Bien que nous n’abordons pas les pouvoirs de la police analysés ici par l’auteur, nous pouvons observer en effet qu’il n’est pas rare aussi que des pratiques policières connaissent par la suite une consécration légale : pour ne citer qu’un exemple, le contrôle d’identité de police administrative dit préventif a d’abord été une pratique policière avant de devenir un pouvoir légal. En matière de police, porter son attention sur la pratique c’est à terme observer la consécration d’un pouvoir juridique. Le fait se mue alors en droit. Pour ce faire, nous retenons les pouvoirs de la police qui puisent une bonne partie de leur effectivité dans une reconnaissance préalable de l’efficacité de certaines pratiques légitimées par la suite par une consécration légale.

Le jeu d’équilibre entre droit de la police et droit de l’individu s’inscrit dans le cadre d’un Etat de droit. Dès lors, certaines limites à l’extension des pratiques policières, devenues par la suite des pouvoirs légaux de la police, doivent être fixées. Reconnaissant en ce domaine la portée faible du droit, les autorités en charge de la police tentent d’inclure les principes des droits de l’homme en insistant sur le respect de la personne en toutes circonstances : c’est alors une action sur les hommes au moyen d’un recrutement et d’une formation adéquats qui est ainsi recherchée. La déontologie policière tend à prendre le relais du droit voire à enrechir le droit. Ce sont encore ici les pratiques qui permettent de percevoir une telle évolution, évolution qui se révèle et paraît davantage mise en lumière par le recours à une démarche comparative.

Par “méthode comparative”, au sens retenu par M. Marc Ancel91, nous entendons un processus de comparaison qui consiste à constater les points communs et les divergences de principe existant, dans le cadre de notre étude, entre les droits anglais et français de la police92. L’éminent juriste développe plusieurs types d’approches comparatives. Nous retenons ici celle qui peut s’opérer au niveau de la “règle de droit”. Ce niveau de comparaison consiste à “informer“ et à “décrire” les règles générales de l’institution étudiée. Mais l’intérêt porté à l’observation des seules règles doit être complété, pour ce qui est de la police, de ses pratiques. L’institution en question étant la police, on ne peut ne pas porter notre attention sur la réalité de certaines pratiques policières, et notamment ici celles qui s’exercent à l’égard d’un public spécifique, à savoir les minorités. Les “minorités” nous semblent en effet avoir une conscience aiguë, par rapport à d’autres catégories sociales “marginalisées”, de la discrimination sociale en général, et en particulier de la discrimination raciale ou ethnique.

Une réflexion juridique comparative sur la relation “police-minorités” s’appuie essentiellement sur l’hypothèse, dégagée par le juriste espagnol M. Munoz Conde93, et qui peut se résumer en ces termes : les raisons qui semblent conduire à la constitution de groupes ethniques minoritaires sont à rechercher au niveau des normes juridiques, notamment, pour ce qui nous concerne, celles relatives à la pratique policière. Autrement dit, c’est en tant que “destinataires” d’un acte juridique ou éventuellement victimes protégées par le droit, et non au regard d’une relation sociologique préexistante, que certains membres peuvent retrouver une forme de cohésion pouvant conduire à la constitution de groupes, qui semblent s’établir sur des bases qui semblent fonction de la forme de discrimination illégitime qu’ils peuvent connaître.

L’idée généralement répandue, voire admise, est que les individus appartenant à de tels groupes, ou à des catégories sociales dites “non intégrées”, risquent de porter atteinte à l’ordre public94. La logique de l’égalité juridique est perçue comme seule capable d’endiguer un phénomène d’éclatement du corps social et donc permet de maintenir un certain ordre social ; a contrario l’émergence d’une logique de minorités est à éviter car elle traduit l’érosion du lien social et donc le risque d’un désordre social. Cette question nous semble cependant se situer à un autre niveau, celle d’une volonté réelle et efficace de la lutte contre toute forme de discrimination.

Le défi des démocraties française et anglaise est de considérer l’importance voire la nécessité de combattre certaines formes d’atteintes au principe d’égalité de traitement qui peuvent aboutir à des discriminations à caractère racial , ethnique et / ou sexuel. Ainsi, pour M. J. Rivéro, “il n’y a pas de place dans l’ordre public de l’Etat libéral, pour la propagande en faveur des discriminations selon la race, le sexe ou l’âge. Et nous sommes là en présence du dilemme le plus difficile auquel se trouve aujourd’hui affrontées les démocraties libérales”95.

La reconnaissance d’un rapport étroit pouvant exister entre l’ordre public et le risque de discrimination intéresse directement notre étude. Ces propos de l’éminent juriste montrent d’ailleurs l’effort d’analyse objective exigée pour faire le départ entre, d’une part, les passions qui trouvent souvent ici une occasion favorable à leur expression dans l’explication de ce rapport particulier, d’autre part, le souci de l’examen de la réalité observable et observée. Pour permettre à cette dernière démarche d’aboutir, il paraît nécessaire de retenir l’approche “dynamique“ et non “statique” de la notion d’ordre public, au sens donné à ces termes par M. Paul Bernard96 , c’est-à-dire, la prise en considération des circonstances qui reformulent et constituent cette notion. 

Le risque ici mis en avant est le suivant : une généralisation de ces discriminations à l’égard d’une catégorie sociale peut en effet conduire à développer et à nourrir une logique de minorités, et donc impose de redéfinir le contenu qui se trouve au fondement de l’ordre public, à savoir la notion d’intérêt général.

L’hétérogénéité du corps social, avec la conséquence d’une probable constitution de minorités, et les nécessités de l’action policière dans le maintien de la cohésion sociale, ont, semble-t-il, non seulement atténué les divergences de principe entre la police anglaise et la police française, mais aussi facilité un certain rapprochement institutionnel97, dans le but de maîtriser une évolution sociale somme toute assez semblable par certains aspects98 .

Notes
88.

J. Rivéro, Les libertés publiques - Tome 2- Le régime des principales libertés, Coll. Thémis Droit public, PUF, 6 ° éd., Paris, 1997, pp 31-32.

89.

Ibid., pp 37-38.

90.

P.E. Comte, Les privations de liberté sans jugement en droit français, Thèse Droit, Université Lyon III, Faculté de droit, 1976, p. 110.

91.

M. Ancel, Utilité et méthodes de droit comparé, Ed. Ides et Calendes, Neuchâtel, 1971, p. 31. Nous envisageons ici le droit comparé comme méthode, au sens où l’entend H.C. Gutteridge, Le droit comparé- Introduction à la méthode comparative dans la recherche juridique et l’étude du droit, trad. R. David (dir), LGDJ, 1953, p. 101. V. égal. L.J. Constantinesco, Traité de droit comparé- Introduction au droit comparé, tome 1, LGDJ 1972, p. 181, n. 71 ; voir aussi du même auteur le tome 2 de l’ouvrage consacré à La méthode comparative, LGDJ, 1974. Pour une approche sommaire, se reporter à R. Sacco, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Coll. études juridiques comparatives, Economica, 1991, 170 p.

92.

Ce rapprochement est facilité par l’émergence d’experts policiers au niveau international ou européen (groupe Trévi...), par la diffusion, aux moyens de colloques, conférences, débats, d’une façon de “penser la police” : l’enthousiasme dont fait l’objet le modèle de “police communautaire” en est un exemple. V. R. Reiner, “Policing and the police”, in M. Maguire, R. Morgan and R. Reiner, The Oxford Handbook of criminology, Oxford, Clarendon Press, 1994 , p. 721. ; J. Benyon et al., Police Co-operation in Europe: an investigation, Centre for the Study of Public Order, University of Leicester, nov. 1993. ; Cl. Journès, “L’expérience anglaise de police communautaire”, in Projet, n° 238, 1994, pp. 80-85 ; D. Bigo (dir.), L’Europe des polices et de la sécurité intérieure, Ed. Complexe, 1992, 153 p. ; Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, “Polices en Europe”, n°7, nov.-janv.1992, IHESI, La Doc. Franç., 1991 ; J.C. Monet, op. cit., p. 71 et s.

93.

Le juriste espagnol, déclare, lors d’un colloque international sur la défense sociale, que “la marginalisation de groupe -et non plus d’individus isolés -ou de catégories définies par un facteur unique de différenciation ethnique, sexuelle etc...trouve son origine dans les règles juridiques elles-mêmes”, cité par H. Souchon, “Marginalité et justice”, Rev. pol. nat., n°102, 1976, p. 42.

94.

Ce raisonnement est à l’heure actuelle prédominant au sein de l’institution policière, exprimée par une responsable de la police qui fait autorité sur la question des violences urbaines, L. Bui- Trong, “Bandes de jeunes et insécurité“, in Tribune du commissaire de police, n° 52, mai 1991, pp 4-7. L’auteur conclut en ces termes son analyse : “La délinquance des bandes de jeunes paraît donc indissociable du problème ethnique : le danger à éviter est celui de la constitution de ghettos, qui marque l’absolu renoncement à l’intégration“ (p. 7). 

95.

J. Rivéro, “Ordre public et Etat démocratique”, Rev. pol. nat., n° 113, 1980, p. 17.

96.

P. Bernard, La notion d’ordre public en droit administratif, thèse droit, LGDJ, Paris, 1962.

97.

Cl. Journès, “The Structure of the French Police System : Is the French Police a National Force ?”, International Journal of Sociology of Law, 1993, p. 281.

98.

D. Lapeyronnie, L’individu et les minorités- La France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés, PUF, 1993.