Sous-section 1 : La légitimité de l’institution policière en question

“L’existence d’un certain sentiment national, écrit M. Thierry Michalon, n’est probablement pas, dans les sociétés occidentales (contrairement à ce que l’on avait estimé en un premier temps) le fondement premier de la légitimité de l’Etat et des normes qu’il émet. Ce fondement est plutôt à rechercher dans l’aptitude des institutions à assurer à tous un traitement identique (...). Et cette égalité de traitement est au coeur de notre contrat social, des valeurs républicaines”113. Ce fondement de la légitimité, qui puise sa source dans l’égalité de traitement, s’applique à l’institution d’autorité qu’est la police.

La puissance publique a la charge et la responsabilité de la sécurité publique. Ce schéma traditionnel subit cependant une évolution importante avec la reconnaissance légale d’une sécurité privée exercée par des polices privées114 : dès lors, s’interroge M. Jacques Moreau, la sécurité privée peut-elle être considérée comme une affaire publique?115 Nous constatons, pour notre part, que la légitimité de la police publique semble de nos jours mise à rude épreuve. Dans le cadre de notre étude, la légitimité de la police publique s’entend de l’acceptation de ses missions et de ses méthodes par un public spécifique, à savoir les minorités. La police n’est légitime que si les règles dont elle assure l’application sont respectées. Cette légitimité est aussi fonction de l’égalité de traitement dans l’action de la police.

La mission fondamentale assignée à la police, et partant sa légitimité, est, aux termes de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, la garantie et la protection des droits et libertés de tous les citoyens ou membres de la collectivité, sans distinction aucune116. Cette tâche semble ici primordiale pour le maintien d’une société démocratique qui se fonde avant tout sur le principe d’égalité, principe qui trouve sa justification dans “la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme”117. Les textes ultérieurs, et les plus récents, transforment cette obligation de la force publique, posée ici par la déclaration, en une forme de cadre juridique que l’institution policière a la charge de respecter : la priorité ne paraît désormais plus procéder de la démarche initiée par le droit intermédiaire, à savoir le souci primordial de garantie et de protection du citoyen118.

Pour Jacques Donnedieu de Vabres, “la légitimité (de l’Etat) est la forme spirituelle de la domination, l’aspect moral de la contrainte”119. Dans le cadre d’un Etat qui se définit comme un Etat de droit, la notion de légitimité prend essentiellement une forme juridique, elle est alors éminemment d’ordre juridique. Mais l’Etat, qui est l’expression de la Nation, n’existe qu’une fois l’organisation d’un pouvoir de contrainte, reconnu ou consenti par ses membres120, est instituée dans le but de satisfaire certains besoins collectifs.

L’une des caractéristiques essentielles de l’Etat est la détention du monopole de la contrainte dans la société, comme le souligne par ailleurs Georges Burdeau, qui faisait observer que “de Marx à Weber ou à Kelsen, l’accord est complet pour voir dans l’Etat un phénomène de contrainte (...) l’Etat a le monopole de la contrainte”121. La police est en effet le bras séculier de l’Etat, “il n’est pas d’Etat viable, fait observer M. J. Rivéro, sans une police (en tant qu’institution) organisée et efficace”122. Il existe dès lors une liaison essentielle entre l’Etat et sa police. La police est la partie visible de ce pouvoir de contrainte exercé à l’égard des citoyens. Cette vision d’un lien intrinsèque entre l’Etat et sa police est historiquement datée : elle remonte à la réforme de 1941 qui crée une police d’Etat, ou “police nationale” placée, au niveau local, sous l’autorité du préfet.

La police d’Etat se doit alors de traiter avec égalité et impartialité tous les membres de la collectivité, sans considération de race, de sexe ou d’ethnie, car elle est appelée à intervenir dans un souci d’intérêt général : l’ordre social et, plus précisément, l’ordre public ne vise-t-il pas l’intérêt de la collectivité, de la société. En effet, l’intérêt général est “l’âme du droit public (...) la justification de sa technique autoritaire”123, et l’ordre public n’en est que sa traduction externe qui vient poser certaines limites au principe de liberté.

Qu’advient-il alors de cette notion si certains individus connaissent un traitement juridique différencié, différence de traitement qui se fonde sur des motifs définis comme étant illégaux voire illégitimes ? Cette interrogation prend tout son sens et ce avec une acuité particulière lorsqu’une section de la population est perçue de façon négative : les étrangers, les citoyens d’apparence non européenne ou minorités ethniques et / ou sexuelles.

Notes
113.

Th. Michalon, “A la recherche de la légitimité de l’Etat”, RFDC, n° 34, 1998, p. 291. Souligné par nous.

114.

Loi n° 83-629 du 12 juillet 1983 relative aux sociétés de gardiennages et de surveillance, et les décrets (tardifs !) d’application n° 86-1058 du 26 sept. 1986 et n° 86-1099 du 10 oct. 1986. V. pour plus de précision, C. Domenach, J. Gatti-Montain, Commune et sécurité, éd. Ouvrières, Paris, 1986, pp 57-58.

115.

J. Moreau, “La sécurité privée : une affaire publique ?”, Les cahiers de la sécurité intérieure, n°3, nov.1990-janv.1991, La Doc. Franç., pp 149-151.

116.

“L’union sociale, déclare Sièyes, n’a pas seulement pour objet la liberté d’un ou plusieurs individus, mais la liberté de tous”, V.S. Rials, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Hachette Pluriel, 1988, p. 596.

117.

L’Art. 2 de la Déclaration de 1789 déclare “Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l‘homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression”. La police se doit en principe de garantir ces droits de l’homme définis par cet article. Souligné par nous.

118.

De nos jours, il ne semble pas que la priorité de l’institution, c’est-à-dire son fondement et partant sa légitimité soit celle posée par l’Art. 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 précité : voir ainsi les missions prioritaires de la police fixées par la loi Pasqua du 21 janv. 1995 relative à la sécurité, en particulier “la lutte contre les violences urbaines, la petite délinquance,...” ; pour une analyse globale, V. J.J. Gleizal, “La loi Pasqua du 21 janv. 1995 analysée dans le contexte de l’évolution des conceptions mondiales de la sécurité”, RSC, (4), oct.déc.1995, pp 868-873.

119.

J. Donnedieu de Vabres, l’Etat, Coll. “Que sais-je ?”, PUF, Paris, 1957, p. 9.

120.

Le consensus qui fonde la Nation est traduit dans un texte fondamental, la constitution ; V. A. Esmein, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, Sirey, 8° éd., 2 vol.,1927 .

121.

G. Burdeau, Traité de science politique, TII, l’Etat, 1980, p. 317. V. égal. M. Halbecq, L’Etat, son autorité et son pouvoir ( 1880-1962), LGDJ, Paris, 1965, p. 387 où l’auteur caractérise, après une analyse doctrinale détaillée, l’Etat par son pouvoir de contrainte et de domination.  

122.

J. Rivéro, Droits de l’individu et police, Introduction au Colloque conjoint des Facultés de droit de l’Université de Poitiers et de l’Université de Montréal tenu à Poitiers en mai 1988, Ed. Litec, 1990, p. 1.

123.

J. Rivéro, “Droit public et droit privé, conquête ou statu quo”, D. 1947, chr. p. 18.