Sous section 3 : Sécurité et égalité de traitement

Le contexte social européen particulier souligné précédemment s’impose, malgré elles, aux polices des Etats membres, et notamment, aux polices anglaise et française. Nous pouvons dès lors nous interroger sur le rôle et l’attitude, reflétés ici dans notre étude par leur droit respectif, qu’elles doivent adopter face à un public ”désavantagé” sous certains rapports (au plan socio-économique...) ou stigmatisé comme tel (au plan culturel, ethnique...), public qui est souvent conduit à “alimenter“ le système pénal.

Les limites d’une logique normative uniforme en matière de sécurité publique apparaissent, notamment depuis les lois de 1981 dites “lois de décentralisation”. Ces lois, bien qu’elles n’incluent pas formellement dans leur champ de compétence la sécurité publique, n’en ont pas moins multiplié les intervenants institutionnels (Etat, collectivités locales, associations...) qui participent, avec les forces de police nationales, au maintien d’une sécurité urbaine locale : d’où le plus souvent un éclatement des “discours institutionnels”, phénomène qui se trouve renforcé par l’impossibilité d’établir un “quartier de référence” pour mener à bien ces actions de lutte contre l’insécurité urbaine146. Pour remédier quelque peu à cette situation, une “charte de la déconcentration”147 vient (ré)affirmer la présence d’un Etat local, représenté ici par l’autorité préfectorale devenue, depuis la loi de 1992 relative à l’administration territoriale de la République148, le pivot de la déconcentration. Le préfet joue un rôle fédérateur où il tente de réaliser un “minimum d’unité” au sein d’une diversité des territoires, c’est-à-dire une certaine égalité de traitement des citoyens en matière de sécurité.

C’est ainsi que l’article 6 de la loi du 21 janvier 1995 relative à la sécurité, renforce les attributions du préfet. Dans le domaine de la sécurité, le maire n’est plus qu’un associé ; il n’a plus qu’un rôle de “participation” aux programmes de prévention de la délinquance (Art.7). Le maître mot devient le “partenariat “, concept forgé pour l’essentiel au niveau des politiques locales, en particulier ici dans le champ de la sécurité. De notion fonctionnelle qui permet de systématiser les multiples aspects de la collaboration des collectivités publiques entre elles, le partenariat tend à devenir une notion juridique de par son utilité reconnue149. “La finalité de l’action publique repose moins sur le respect de la décentralisation et des principes fondateurs que sur la satisfaction croissante des besoins de la population“150. En matière de sécurité, l’Etat tente de répondre au mieux, via l’autorité préfectorale, aux attentes de la population, et doit par conséquent promouvoir un tant soit peu une égalité devant la sécurité sur tout le territoire. A une demande de sécurité, l’Etat doit répondre par une offre de sécurité.

En ce sens, un rapport officiel assez récent consacré à l’Etat en France, dans sa partie intitulée “Assurer la sécurité“, souligne que “‘dans un contexte de petite délinquance croissante, de règles trop nombreuses et de moindre acceptation de la contrainte et de l’autorité, la police ne peut plus prétendre appliquer la norme partout et de la même manière’”, et de poursuivre, “‘les inégalités dans l’application du droit et l’affectation des moyens qui peuvent en résulter ne doivent avoir qu’un seul but : rétablir l’égalité pour tous dans la sécurité et l’application de la loi’”151. Il est ainsi officiellement reconnu les limites d’une police d’Etat par trop éloignée des préoccupations quotidiennes des citoyens : cette nécessité d’une “reconquête du territoire local“ par la police nous semble une évolution majeure de l’institution.

Cette évolution semble mettre en évidence la relativité de la notion de “police républicaine” au sens où l’institution publique de souveraineté applique la loi étatique de manière uniforme et égalitaire sur tout le territoire national : le maintien d’un tel modèle de police exige désormais la recherche d’une égalité de traitement à travers une application non uniforme de la loi étatique. En témoignent les différents “plans locaux de sécurité”, devenus les “plans départementaux de sécurité”152, puis plus récemment les contrats locaux de sécurité, qui constituent à l’heure actuelle, selon les termes d’une circulaire interministérielle, “l’outil principal d’une politique de sécurité privilégiant l’éducation à la citoyenneté comme axe de la prévention, la proximité comme objectif de redéploiement de la police et de la gendarmerie et l’efficacité par un renforcement de l’action conjointe de l’ensemble des services de l’Etat“153

L’évolution soulignée ici est inscrite dans l’article 8 de la loi de 1995 relative à la sécurité précitée : l’institutionnalisation d’une police d’Etat ne se fonde désormais plus sur le seuil démographique fatidique des dix mille habitants prévu par la loi de 1941, mais sur une analyse de la situation des communes au regard de la sécurité (Art. L 132-6 modifié du Code des Communes). Ce besoin de sécurité des communes s’apprécie au moyen de critères, notamment les caractéristiques de la délinquance, de la population permanente et saisonnière, c’est-à-dire finalement par l’établissement d’une carte de la criminalité.

Ce besoin de sécurité, qui n’est autre que l’état de la criminalité constatée, est un critère qui peut être retenu pour instituer une police d’Etat154. La police française serait-elle une institution publique qui, plus au fait de la réalité sociale, admet la nécessité d’adapter les normes étatiques à une population spécifique, désignée ici implicitement par le niveau de criminalité constatée ou son lieu d’implantation géographique (quartiers dits “difficiles”, banlieues...) ? Nous voyons dès lors le rapprochement établi avec la situation britannique, où la police a su maintenir, malgré une certaine tendance à la centralisation observable à l’heure actuelle, un rapport étroit avec la population locale.

Le souci en tout cas semble celui de “servir les citoyens”, quitte à recourir à une démarche de type anglo-saxonne de “discrimination positive” ou dite encore “à rebours” (affirmative action )155 dans le but de (ré)établir une égalité devant la sécurité, qui est, selon les termes même du législateur, “un droit fondamental et l’une des conditions des libertés individuelles et collectives”156. C’est toute cette philosophie que semble contenir l’actuelle conception d’une “police de proximité“ qui paraît, à l’analyse, une adaptation, au contexte juridique français, de la police communautaire à l’anglaise (Community policing). 

Ce droit à la sécurité nous semble toutefois difficile à concilier avec un principe de valeur constitutionnelle réaffirmé récemment par le Conseil constitutionnel, à savoir l’égale protection des libertés des citoyens au sein de la République.

La Haute juridiction a posé le principe du respect absolu d’un même régime des libertés publiques sur tout le territoire national, en y incluant notamment les territoires à statut particulier157. Commentant cette décision rendue à propos du statut de la Polynésie française, M. Dominique Turpin, observe que si le juge constitutionnel “s’accommode d’une autonomie statutaire maximale, (il) se montre fort jacobin lorsqu’il s’agit de protéger les libertés républicaines des citoyens“158. Ce principe général dégagé par le juge peut trouver application en ce qui concerne la police, institution d’autorité susceptible de limiter voire de porter atteinte à certaines libertés publiques.

La police se doit à la fois d’appliquer la loi, certes adaptée à un territoire spécifique au regard du besoin de sécurité locale, mais tout en lui imposant, dans l’exercice de ses pouvoirs juridiques, le respect absolu de ce principe ainsi défini par le juge constitutionnel. Le principe de la liberté individuelle semble à cet égard rendre compte de ce délicat équilibre recherché par l’institution policière, et ce notamment lorsque son action quotidienne sur la voie publique est au prise avec un public spécifique. Il nous semble que la résolution de cette contradiction majeure trouve un élément de réponse dans la tolérance institutionnelle laissée à certaines actions policières particulières dirigées à l’égard d’une population spécifique.

Si le système juridique républicain égalitariste évacue par principe une telle démarche, la pratique policière quotidienne dans les territoires de relégation paraît au contraire montrer une évolution vers une adaptation de la loi ou un traitement spécifique de certaines populations. Autrement dit, la problématique des “minorités” au sein de l’institution policière est en France laissée à la discrétion de certains agents de l’Etat qui exercent leurs fonctions dans ces territoires pour ne pas ainsi voir traiter ni soulever une telle question de manière explicite dans le cadre général du système policier républicain. Ces fonctions jugées difficiles dans les quartiers dits sensibles ont d’ailleurs fait l’objet d’un régime juridique particulier159.

La politique de la ville160, qui s’est construite sur la notion de territoire161, n’admet pas par principe la spécificité de certaines fonctions publiques dans certains quartiers à population particulière. Ce serait reconnaître officiellement, ce qu’affirment les agents de police de terrain, à savoir la spécificité culturelle ou ethnique des résidents de ces lieux de relégation urbaine, situation particulière à laquelle doivent répondre des agents de l’Etat spécialisés. Cette réalité vécue par les agents de police tend cependant à infléchir certaines de leurs pratiques et partant assouplit une telle position de principe. L’institution policière, institution du réel avant tout, ne peut ne pas connaître une certaine ouverture à une telle question et demeurer insensible à une évolution qui nous semble important d’en expliciter ici les raisons. 

Il semble en effet établi que l’ordre social, mesuré par le taux de criminalité, est une condition de l’exercice des droits de l’homme. C’est pourquoi, pour renforcer l’efficacité de la police dans cette lutte contre la délinquance urbaine, on tend à accroître ses pouvoirs juridiques, qui en principe s’exercent à l’encontre de tout individu sans distinction aucune.

Néanmoins, la difficulté majeure survient lorsque, comme l’écrit un auteur, une partie de la population “se trouve provisoirement placée sous le joug d’une police et d’une justice pénale répressives, ou encore quand le maintien de l’ordre est entaché d’illégalité et de violations des droits de l’homme”162. A cet égard, on ne peut véritablement prétendre qu’il y ait un ordre social. Si l’ordre social nécessite une police efficace, l’atteinte aux droits de l’homme voire essentiellement ici l’abus de pouvoir ne peut qu’engendrer un désordre social, c’est-à-dire un déni complet de l’application de la loi au sens général du terme. De plus, l’ordre social appelle certes l’intervention d’une police efficace, placée le plus souvent sous l’autorité d’un exécutif responsable de maintien de l’ordre public. Le maintien de cet ordre implique ainsi pour le pouvoir exécutif d’établir un certain ordre de justice sociale. Cette prérogative place dès lors au premier plan la nécessité d’un gouvernement éclairé dans le domaine de la justice sociale.

Ainsi, et plus généralement, la protection ou non des droits de l’homme a partie liée avec le renforcement ou non d’une police républicaine. Faire respecter les valeurs des droits de l’homme, c’est affirmer les valeurs républicaines ; au contraire bafouer ces droits c’est affaiblir les bases sur lesquelles la République, et partant sa police, s’est constituée et se maintient. La police agit par la nation et pour la nation. Toutefois, au contraire de l’armée, l’existence de la police n’est pas garantie par un statut constitutionnel. Elle ne doit son existence que dans le maintien de la cohésion de la société civile, mesurée par la notion d’ordre public, qu’elle doit protéger contre les atteintes qui lui sont portées, mais la police doit aussi à cette société civile sa légitimité et sa raison d’être. A l’heure actuelle, le respect des droits de l’homme par la police permet à la fois d’assurer la protection du corps social et de fonder la légitimité de l’institution d’autorité. Nous comprenons dès lors la nécessité pour une police républicaine d’entretenir et de maintenir une relation étroite et fondamentale avec le respect des droits de l’homme.

Les tensions urbaines actuelles sont vives car l’injustice sociale semble pour le moins criante. Dans un tel contexte, l’exercice parfois illégal de la police, c’est-à-dire l’atteinte à certains droits de l’individu, ne tend pas à apaiser les troubles sociaux : la délinquance urbaine n’est-elle pas au fond l’expression de l’injustice sociale, et partant de la recherche d’autres rapports sociaux, c’est-à-dire d’un droit plus juste et démocratique, autrement dit d’un réel Etat de droit républicain163. Dans le cadre de l’action policière à l’égard de la population de ces territoires de relégation urbaine, le principe de la dignité de la personne et le principe de non-discrimination semblent essentiels à la protection des droits de l’homme. La protection des droits de la personne est rendue ici nécessaire par les tensions vives qui existent, de manière intrinsèque, entre la police et les droits de l’homme : il est difficile de rendre compatible l’exigence du maintien de l’ordre et le respect de ces droits. L’éternelle tension entre l’ordre et la liberté demeure.

Dans un Etat de droit, la solution semble avoir été recherchée dans la loi qui protège, et dans l’institution d’une police qui doit non seulement faire respecter la loi mais aussi respecter elle-même la loi. La police ne doit pas en d’autres termes violer la loi lorsqu’elle impose le respect de la loi, au risque, non de réduire mais au contraire d’ajouter à la délinquance164. Ce risque existe, nous le percevons notamment dans le souci actuel d’instituer une police à la conduite déontologique irréprochable. La déontologie vient dès lors (ré)affirmer la morale d’un Etat de droit. La déontologie policière semble l’expression d’un écart possible et donc la nécessité de réduire cet écart, entre les principes des droits de l’homme affichés et l’exercice pratique de la police. C’est un code de bonne conduite165 à l’usage des agents de police, mais aussi à l’égard de certains individus dont la protection doit davantage être assurée de par la perception souvent négative qu ‘a la police de certaines catégories sociales.

La question de fond qui demeure toutefois peut être formulée en ces termes : comment saisir, au plan juridique, l’appréhension du phénomène minoritaire par l’institution policière ? Une telle interrogation ne peut a priori être exclue, car le droit en général, et le droit de la police en particulier, n’a-t-il pas pour fonction première d’épouser au mieux la réalité en régulant ainsi les rapports et faits sociaux ?

La volonté affichée à l’heure actuelle par les pouvoirs publics d’ inscrire toute politique de sécurité urbaine dans la politique de la ville nous incite à reprendre et à développer cette problématique sous l’angle du dispositif normatif qui en est la traduction majeure. Ce dispositif normatif ne fait que consacrer juridiquement des politiques publiques de sécurité urbaine initiées dès les années 1980. Plus généralement, M. Pierre Lascoumes souligne qu’ ”il est rare, voire exceptionnel, qu’une nouvelle orientation ou un changement dans l’action publique ne s’accompagne pas d’une production normative spécifique. Ceci est inhérent à tout Etat de droit“166

Les années 1980 marquent en effet la naissance d’incidents sérieux entre la police et des catégories de population présentes sur les territoires de relégation urbaine, survenus avec une certaine concomitance en France et en Grande-Bretagne. La définition et la mise en oeuvre de la politique publique de sécurité urbaine vont se traduire par une production normative spécifique à ces territoires, et donc à l’égard des populations qui ont un lien étroit avec ces territoires. Cette orientation de l’action publique apparaît nettement depuis l’impulsion donnée par la loi du 21 janvier 1995 relative à la sécurité. Dans ce cadre, la sécurité publique a partie liée avec la politique de la ville.

Dans son analyse de la politique de la ville menée à l’heure actuelle en France, un auteur écrit que “le droit est utilisé comme instrument de formulation des objectifs, et il s’enrichit aussi bien dans son volume que dans son objet. Ce passage de la politique au droit élargit la perspective, et invite à la production d’un discours juridique. Aux analyses en termes de politiques publiques, avec l’étude de la mise sur agenda, des acteurs et de l’évaluation des résultats, vient s’ajouter un regard sur le droit, qui s’attache au contenu des énoncés normatifs, à l’élaboration, à l’application et à l’évolution de ce droit “167

Une telle réflexion, transposée dans le cadre de notre étude, devient une réflexion portant sur la prise en considération, par le droit de la police, de la présence de groupes minoritaires immigrés ou ethniques sur les territoires d’action juridique de l’institution publique d’autorité. Ce public perçu le plus souvent de manière spécifique va conduire l’institution à adapter son organisation, son fonctionnement et ses modalités juridiques d’intervention.

L’acuité des problèmes posés par les violences et la délinquance urbaines, c’est-à-dire implicitement par les comportements délictueux des individus qui en sont les auteurs ou par la situation de détresse des victimes, est inscrite dans le cadre de certains aspects juridiques de l’action policière qui se trouvent étroitement liés au maintien de la sécurité dans ces territoires.

L’autre dimension de cette consécration juridique de la question minoritaire est celle qui a trait à la protection susceptible d’être apportée par la police au public spécifique de ces quartiers. Cet effort de protection se voit ainsi également inscrit dans le droit de la police sous l’angle cette fois d’un droit protecteur des libertés individuelles. Ce choix méthodologique nous permet ainsi de pouvoir élargir notre champ d’étude à la protection apportée par la police aux minorités pour ne pas devoir se restreindre à la seule relation, par trop négative par ailleurs, de surveillance des minorités par la police.

Il s’agit principalement de partir des pratiques policières qui trouvent leur traduction dans des actes dont la valeur juridique est fonction de leur place dans la hiérarchie des normes. Comme il s’agit ici d’une réflexion sur la police, il nous semble difficile de ne pas retenir à titre principal les actes qui se situent le plus souvent au plus près de la pratique quotidienne de l’institution, et par conséquent dotés d’une valeur juridique moindre au regard de cette pyramide normative classique. Ces actes, qui peuvent être qualifiés de normes infra-législatives, quand ils se situent à un niveau inférieur à la loi ou de normes infra-décrétales, quand ils se situent au contraire à un niveau inférieur au règlement, acquièrent toutefois une importance non négligeable pour l’agent de police de base. Ils sont en effet susceptibles de devenir la principale ressource de mobilisation des normes auxquelles se réfère le policier dans l’exercice de ses pouvoirs.

Il va sans dire que lois et décrets demeurent les normes qui consacrent, avec force juridique certaine, cette question minoritaire au sein de la police. Mais les textes et les actes de nature inférieure aux lois et règlements sont des sources inestimables pour notre étude car ils viennent préciser certaines dispositions qui sans cela risquent de demeurer par trop abstraites voire donneraient parfois le sentiment d’être inapplicables en l’état. Or l’agent de police se soucie avant tout de “réaliser le droit”, car il lui est demandé d’établir voire de rétablir, au nom de la loi, un ordre public concret. C’est ainsi que nous faisons une place de choix aux circulaires, aux directives, aux décisions et résolutions internes, plus généralement aux actes qui recouvrent la notion juridique de mesure d’ordre intérieur. L’expression générique de mesure d’ordre intérieur, écrit M. Gérard Cornu, désigne “des actes administratifs qui, bien que de caractère souvent très différents, ont en commun de n’avoir pour destinataires que des autorités ou des agents de l’administration et de ne concerner en principe que les relations juridiques existant à l’intérieur de l’administration (par exemple les circulaires, les instructions de service), la plupart de ces mesures échappent au contrôle du juge administratif de l’excès de pouvoir”168.

Les circulaires sont, par leur nombre, les plus fréquemment invoquées à l’appui de certains changements importants dans la politique de sécurité, et partant des pouvoirs juridiques et de l’action des agents appelés à la mettre en oeuvre. On distingue ainsi les circulaires interprétatives des circulaires réglementaires169. Les circulaires interprétatives, qualifiées plus simplement de circulaires, ont pour seule vocation de préciser et de clarifier les dispositions légales et réglementaires. Elles autorisent les chefs de service de donner à leurs subordonnés des indications sur la conduite à tenir dans l’application des lois et règlements. Elles n’apportent aucun élément nouveau à la légalité, et n’ont, par conséquent, aucun effet juridique. Les circulaires réglementaires, quant à elles, modifient au contraire de manière substantielle l’ordonnancement juridique, soit en apportant quelque chose de nouveau à la réglementation juridique, en imposant par exemple de nouvelles obligations aux administrés, soit en attribuant de nouveaux droits à leur profit170. Un recours juridictionnel peut dès lors être formé contre ces circulaires, au moyen notamment d’un recours pour excès de pouvoir ou REP auprès du juge administratif compétent.

Le juge admet en principe très difficilement le caractère réglementaire des circulaires, pour éviter implicitement de reconnaître un pouvoir réglementaire aux ministres, pouvoir que la Constitution ne leur accorde pas. La jurisprudence tend toutefois à reconnaître ce caractère lorsqu’il s’agit de renforcer la protection des droits des particuliers. Ainsi, une même circulaire peut à la fois contenir des dispositions interprétatives et des dispositions réglementaires, et le juge peut dans ce cas être conduit à déclarer la légalité ou l’illégalité de certaines, tout ou partie, de ces dispositions réglementaires. La complexité, tenant au critère de distinction quant à la légalité ou non des circulaires, mérite pour le moins d’être clarifiée voire une simplification s’impose pour assurer une sécurité juridique de l’administré.

Un arrêt assez récent du Conseil d’Etat est venu préciser le régime juridique des circulaires, notamment dans la relation qui peut exister entre ces actes et la légalité. L’arrêt M. Lome du 27 mars 1996171 relativise la portée juridique des circulaires jusque là admise, en les consacrant comme de véritables actes susceptibles de faire grief, c’est-à-dire ayant des conséquences juridiques certaines et par conséquent pouvant être soumis à l’appréciation souveraine du juge administratif compétent. Le juge administratif a en effet qualifié d’illégales des circulaires non réglementaires. Qualifier d’illégales des circulaires non réglementaires paraît pour le moins curieux car ces dernières n’ont en principe aucun effet juridique. Le juge remet ainsi en cause la conception classique des circulaires. Selon cette conception, les circulaires, comme les avis ou les notes de service, parce qu’elles ne cherchent pas à imposer un ordre ou un commandement, ne sont pas considérées comme des décisions administratives faisant grief et donc susceptibles de recours contentieux.

Pour saisir la portée de cet arrêt, M. Bertrand Seiller inscrit la notion de circulaire dans le cadre de la théorie générale des actes administratifs et non en recourant à la distinction traditionnelle entre circulaires purement interprétatives et les circulaires réglementaires172. Dans ce cadre, il distingue les circulaires impératives des circulaires indicatives. Une circulaire impérative peut être interprétative, c’est-à-dire qu’ “elle ne déploie ses effets qu’à l’égard des agents concernés, dans le cadre du pouvoir hiérarchique. A l’égard des administrés ne jouent que les textes commentés. La circulaire ne leur apporte rien. Son caractère décisoire borne donc ses effets au service : c’est une décision d’ordre intérieur “173. Ce caractère de mesure d’ordre intérieur a été défini dans un arrêt du Conseil d’Etat du 18 juin 1993174. Seule la circulaire impérative novatrice, au sens où elle modifie l’ordonnancement juridique, est susceptible de REP175.

Par cette distinction circulaire impérative / circulaire indicative inscrite ici dans le cadre de la théorie générale des actes administratifs, “Seraient ainsi reliées de manière cohérente les notions de circulaires, de décision, de mesure d’ordre intérieur sans modifier de quelque façon le sens de la jurisprudence actuelle et, chose importante, sans toucher au délicat problème des titulaires du pouvoir réglementaire. C’est une reformulation du droit qui est ici proposé, écrit M. B. Seiller, non sa transformation“176. Dans le domaine d’étude qui nous occupe, le recours à la circulaire impérative interprétative semble assez fréquente en matière policière, sans exclure la présence d’avis, des recommandations et des notes de service. 

Nous faisons également appel dans notre étude aux rapports officiels ou à des études internes des corps de police, dans la mesure où ces documents nous semblent, pour partie ou totalement, à l’origine des dispositions législatives ou réglementaires adoptées et relatives aux prérogatives policières en milieu urbain, ou encore ont initié des réformes importantes se rapportant au fonctionnement et à l’organisation de l’institution et ayant ainsi une répercussion sur les modalités juridiques d’intervention des agents à l’égard des minorités. Ces documents viennent pour ainsi dire éclairer l’action des pouvoirs publics, en particulier les pouvoirs législatif et réglementaire, dans leur volonté de réformer certains aspects de l’action policière. C’est dans ce cadre que va ainsi être évoquée la mise en place d’organes, de services spécialisés ou de cellules internes ayant pour objet principal de traduire, au plan institutionnel, un phénomène jugé préoccupant car susceptible de porter atteinte à l’ordre public urbain.

La création de telles unités policières spécialisées se concrétise le plus souvent dans des instructions ou notes de service dont il s’agit bien sûr de relever la portée dans le cadre de notre étude. Les expériences policières concluantes trouvent le plus souvent un écho positif auprès des pouvoirs publics. C’est alors que législateur et pouvoir réglementaire reprennent à leur compte ces modalités concrètes de l’intervention policière, qui ont été jugées efficaces ou qualifiées de réussite certaine sur le terrain. Cette prise en considération des pratiques policières concluantes reçoivent alors une traduction sous forme de texte de loi et/ou de décret voire parfois prennent la forme de simples circulaires comme nous allons le voir. Ce sont à toutes ces sources textuelles et à ces manifestations institutionnelles que nous pensons devoir recourir pour saisir au mieux cette consécration juridique du phénomène minoritaire au sein de la police. 

Il s’agit pour nous de saisir, au plan juridique, l’évolution actuelle de l’institution policière, en particulier à travers les missions dont elle doit s’acquitter à l’égard d’une population urbaine spécifique, désignée ici par le terme “minorités”. Les occasions ne manquent certes pas à la police de sécurité, dans son action quotidienne, de déployer ses pouvoirs juridiques à l’égard des minorités. Les missions retenues ici sont principalement de deux ordres.

D’une part, celles où la police déploie ses prérogatives pour le maintien de la sécurité publique urbaine. Dans ce cadre, elle peut être appelée à exercer ses pouvoirs légaux à l’égard des minorités, c’est-à-dire à les surveiller au sens d’action policière spécifique et particulière à cette catégorie de population. Cette catégorie de population se trouve souvent présente sur des territoires de relégation urbaine qui sont également le terrain d’action de l’institution publique d’autorité. La réflexion porte alors sur la surveillance des minorités par la police, en portant principalement notre attention non seulement sur l’exercice de ces pouvoirs de maintien de l’ordre urbain, de contrôles d’identité et enfin d’arrestation mais également sur l’encadrement et la limitation des pouvoirs des agents de la force publique au moyen de dispositions législatives ou réglementaires, ou encore d’organes de contrôle internes ou externes à l’institution policière. 

D’autre part, il faut examiner les missions où l’institution exerce son rôle général de protection juridique des individus, et notamment ici pour ce qui est des minorités, contre toute atteinte à l’intégrité physique et à la dignité de la personne, au sens donné à ces termes par le nouveau code pénal. Il s’agit d’envisager ici l’exercice, par la police, de ses pouvoirs de lutte contre certaines infractions pénales dont peuvent être victimes les membres de groupes ethniques minoritaires (attaques racistes, pratiques discriminatoires...). Cette protection générale doit aussi se comprendre comme la recherche d’une légitimité renforcée à l’égard des minorités. Cette protection symbolique, qui vise à recouvrer une légitimité jugée en déclin, trouve une traduction juridique dans des règles relatives au recrutement et à la formation. Il s’agit alors d’évoquer les dispositions législatives ou réglementaires relatives au recrutement d’agents policiers issus de groupes minoritaires ou immigrés, et enfin celles qui incitent au développement d’une formation policière à la question minoritaire.

Nous aborderons ainsi l’étude de la police dans son action juridique de surveillance des minorités (première partie), puis ensuite celle où ces individus font l’objet, de la part de la police, d’une protection juridique (deuxième partie).

Notes
146.

V. Circulaire précitée au BOMI, 1991, p. 291.

147.

Décret n°92-604 du 1er juillet 1992 portant charte de la déconcentration, JO du 4 juill.1992, p. 8898. Pour un point de vue, F. Chauvin, “Le point sur la charte de la déconcentration”, RFDA, n°63, 1992 ; V. égal. P. Bernard, “Un Etat déconcentré dans une nation décentralisée”, et J.P. Costa, “Redéfinition des structures et des fonctions étatiques”, AJDA, n° Spécial, avril 1992, respect. pp 39-44 et pp 45-49.

148.

Loi d’orientation n° 92-125 du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République, JO du 8 février 1992, p. 2064.

149.

V. Hémery, “Le partenariat, une notion juridique en formation ?“, RFDA 14 (2), mars-avril 1998, pp 347-357. L’auteur analyse le partenariat comme “un type de relation dans laquelle les acteurs s’obligent à discuter, programmer et afficher certains de leurs objectifs. Cependant, la relation équilibrée entre les partenaires ne peut évoluer que si les règles du jeu et, en particulier la gestion des règles de compétence, sont améliorées“ ( p. 355 ).

150.

Ibid., p. 357.

151.

Rapport au Premier ministre, L’Etat en France- servir une nation ouverte sur le monde, Mission sur les responsabilités et l’organisation de l’Etat présidée par J. Picq, Coll. rapports officiels, La Doc. Franç., Paris, 1995, pp 47-48. Souligné par nous. V. égal. A. Ménéménis, “Quelques remarques sur le rapport Picq”, Rev. adm., n° 283 et 284, 1995, respect. pp 13-17 et 131-135.

152.

V. Circulaire du 9 septembre 1993 relative à la mise en place de plans départementaux de sécurité, BOMI, 3ème trim. 1993, p. 185, qui précise que “Le plan départemental n’est pas un document contractuel négocié entre partenaires. C’est un acte public fixant des responsabilités dans son exécution et des objectifs raisonnables, donc possibles à atteindre”. Cette circulaire interministérielle vise à “rétablir” la sécurité des personnes et des biens en se fixant les quatre priorités nationales suivantes : la lutte contre les violences urbaines, contre la drogue, contre la petite et moyenne délinquance et enfin la lutte contre l’immigration irrégulière et le travail clandestin.

153.

Circulaire interministérielle du 28 octobre 1997 relative à la mise en oeuvre des contrats locaux de sécurité, JO du 30 octobre 1997, p. 15757. Le rôle essentiel dans l’élaboration de ces contrats revient conjointement au préfet et au Procureur de la République.

154.

Pour l’application de ce nouveau régime de la police d’Etat défini par la loi de 1995, V. Décret n° 96-827 du 19 septembre 1996, JO du 21 septembre 1996, p. 14039 .

155.

A ce sujet, V. B. Renauld, “Les discriminations positives- Plus ou moins d’égalité ?“, Rev. trim. dr. h., 1er juillet 1997, p. 425.

156.

Loi relative à la sécurité du 21 janv. 1995, JO 23 janv.1995, p. 1249.

157.

Décision n° 96-373 et 96-374 DC Statut de la Polynésie Française du 9 avril 1996, AJDA, n° 5, 1996, pp 373-375. Le juge constitutionnel a également posé le principe d’une égalité entre Français et étrangers en matière de libertés publiques, sauf en matière de droit politique (droit de vote) et de la liberté d’entrée et de séjourner en France, V. égal. Décision du 22 janv. 1990 (Droits de étrangers), RFDA 1990. p. 406.

158.

D. Turpin, Memento de la Jurisprudence du Conseil constitutionnel, Coll. Les fondamentaux, Hachette-Supérieur, Paris, 1997, p. 137.

159.

A ce sujet V. plus généralement Circulaire interministérielle du 10 décembre 1996 relative à la priorité de mutation et avantage spécifique d’ancienneté accordés à certains agents de l’Etat affectés dans les quartiers urbains particulièrement difficiles, JO du 4 février 1997, p. 1891 ; plus récemment concernant les fonctionnaires actifs de la police nationale V. Décret n°97-1022 du 6 novembre 1997 relatif à l’attribution de l’indemnité de sujétions spéciales de police allouée aux fonctionnaires actifs de la police nationale et Décret n°97-1023 du 6 novembre 1997 relatif à l’attribution de l’indemnité pour exercice sur poste difficile allouée à certains fonctionnaires actifs de la police nationale et les arrêtés du 6 novembre 1997 correspondant qui viennent fixer le montant de ces indemnités, JO du 8 novembre 1997, pp. 16260 -16265.

160.

La politique de la ville est définie par un auteur, V. Hémery, art. cit., p. 354, comme “un exemple d’administration concertée qui s’appuie sur une demande partenariale, interministérielle et intercollectivités. Il s’agit autour d’un creuset urbain de mobiliser tous les acteurs publics, privés, collectifs associatifs ; qui détiennent chacun séparément l’un des éléments“.

161.

J. Caillosse, “Politique de la ville et territoires, la ville sans droit”, Pouvoirs locaux, n° 25, juin 1995, pp 110-118.V. égal. du même auteur, “La ville, le droit et la redistribution des territoires administratifs”, Politiques et management public, 1995, n° 3, pp 83-119. Plus généralement “le droit à la ville” est posé par la loi n° 91-682 d’orientation pour la ville du 31 juillet 1991 dite “loi LOV“. Son article premier dispose en effet qu’ “afin de mettre en oeuvre le droit à la ville, les communes, les autres collectivités territoriales et leurs groupements, l’Etat et leurs établissements publics assurent à tous les habitants des villes des conditions de vie et d’habitat favorisant la cohésion sociale de nature à éviter ou à faire disparaître les phénomènes de ségrégation. (...) A ces fins, l’Etat et les autres collectivités publiques doivent, en fonction de leurs compétences, prendre toutes mesures tendant à diversifier dans chaque agglomération, commune ou quartier les types de logement, d’équipements et de services nécessaires : (...) - à la sécurité des biens et des personnes“. Soulignons enfin, pour davantage affirmer la nécessité de se référer à la notion de territoire, qu’aux termes de l’article 2 de la loi LOV, “la politique de la ville est un élément de la politique d’aménagement du territoire“, V. pour ce “droit à la ville”, V. J. Robert, H. Oberdorff, op. cit., pp 500-501.

162.

R. Crawshaw, Les droits de l’homme, la prééminence du droit et l’exercice de la police, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 5 déc. 1995, Centre d’information sur les droits de l’homme, pp 4-5.

163.

Pour une telle analyse, V. J.J. Gleizal, “ Sécurité et police, Procès, n° 5, 1980, p .23 et s.

164.

R. Crawshaw, op. cit., p. 3.

165.

Il est assez remarquable de noter qu’un auteur, M. J. Moret-Bailly, Essai sur les déontologies en droit positif, Thèse Droit, Université Jean-Monnet de Saint-Etienne, 1996, p. 364, conclut à l’idée que le code de déontologie de la Police nationale est davantage un Code de bonne conduite ou d’exercice professionnel qu’un véritable catalogue d’infractions disciplinaires, cette idée de simple code de bonne conduite est également retenue en ce qui concerne les professions libérales et du secteur de la santé, professions qui sont l’objet principal du champ d’études et de recherche de l’auteur

166.

P. Lascoumes, “Normes juridiques et mise en oeuvre des politiques publiques“, L’Année sociologique, n° 40, 1990, p. 43.

167.

E. Deschamps, Le droit public et la ségrégation urbaine (1943- 1997), Thèse Droit, Université Lumière Lyon 2, 1997, p. 16.

168.

G. Cornu, op. cit., 4° éd., 1994, p. 513.

169.

Des textes intéressent plus particulièrement les circulaires : la loi du 17 juillet 1978 relative à l’amélioration des relations entre l’administration et le public prévoit notamment la publication des circulaires ; le Décret du 28 novembre 1983 relatif aux relations entre l’administration et les usagers accorde à l’administré le droit de se prévaloir à l’encontre de l’administration des circulaires publiées conformément à la loi de 1978 précitée. L’article premier semble écarter la circulaire réglementaire que l’auteur, en particulier un ministre, n’a pas en principe le pouvoir de prendre. Cet article dispose en effet que ce droit de se prévaloir des circulaires n’est ouvert que “lorsqu’elles ne sont pas contraires aux lois et règlements“.

170.

Le critère permettant de distinguer la circulaire interprétative de la circulaire réglementaire a été fixé par l’arrêt de principe CE 29 janvier 1954 Notre Dame du Kreisker, arrêt qui reconnaît la catégorie de circulaire réglementaire avec les conséquences juridiques qui s’y attachent.

171.

V. B. Seiller, “Circulaires et légalité - Note sous Conseil d’Etat, 27 mars 1996 M. Lome“, RFDA, nov.- déc. 1997 13 (6), pp 1218- 1227.

172.

“En recourant à la distinction entre les circulaires purement interprétatives et les circulaires réglementaires, la conception traditionnelle, écrit l’auteur, est trompeuse. Le cas des décrets interprétatifs montre qu’un acte se bornant à commenter, à expliciter, peut néanmoins être une décision dès lors qu’il impose unilatéralement ladite interprétation“, Ibid. p. 1223.

173.

Ibid., pp 1223- 1224.

174.

Pour ce caractère de mesure d’ordre intérieur, V. l’arrêt CE 18 juin 1993, IFOP, Rec. 178.

175.

M. B. Seiller distingue la circulaire indicative interprétative toujours légale (insusceptible de Recours pour excès de pouvoir ou REP mais susceptible de Recours en appréciation de la légalité ou RAL) ; la circulaire impérative interprétative toujours légale (insusceptible de REP mais susceptible de RAL) ; la circulaire indicative novatrice légale ou illégale (insusceptible de REP mais susceptible de RAL) ; et enfin la circulaire impérative novatrice légale ou illégale (susceptible de REP et de RAL).

176.

Ibid. , p. 1225.