Le législateur semble ainsi retenir cette distinction des “deux polices”. Le code des délits et des peines du 3 Brumaire An IV est à la base de cette distinction. Il définit, dans ses articles 18 à 20, la police et sa mission : “La police est instituée pour maintenir l’ordre public, la liberté, la propriété, la sûreté individuelle. Elle se divise en police administrative et police judiciaire. La police administrative a pour objet le maintien habituel de l’ordre public ; elle tend principalement à prévenir les délits. La police judiciaire recherche les délits que la police administrative n’a pu empêcher de commettre, en rassembler les preuves et en livre les auteurs aux tribunaux chargés par la loi de les punir”190. Ce rôle est dévolu à des agents chargés de réunir les preuves et de traduire devant la justice les auteurs présumés d’infractions.
L’accent mis sur l’importance, quant au nombre et à la qualité de ces agents de recherches, est souligné par le Code d’Instruction criminelle de 1808. “Il faut, dit Treilhard, auteur principal de ce Code, dans l’exposé des motifs du Code d’Instruction criminelle, des agents pour rechercher et constater toutes les espèces d’atteintes à la loi : il en faut partout et surtout qu’ils soient actifs, instruits et probes“191. Depuis, le but du législateur n’a été que de multiplier le nombre de ces agents192 et de les spécialiser, pour une organisation toujours plus efficace de la police judiciaire. Ce constat nous conduit à faire observer que le souci majeur du législateur est davantage l’aspect organique de la police judiciaire : que vaut en effet l’étendue des pouvoirs attribués si l’importance du nombre d’agents pour les exercer fait défaut ?
Les dispositions précitées laissent apparaître une certaine ambiguïté quant à la finalité de la police administrative (maintien habituel de l’ordre public) et les moyens que la police (en tant qu’organe) est censée mettre en oeuvre (prévenir les délits, sinon rechercher leurs auteurs). Mais où situer la police judiciaire ? N’a-t-elle pas elle aussi pour objet le maintien de l’ordre ? Il y a ainsi confusion entre la finalité globale, qui semble ici mal définie, et les moyens mis à la disposition de la police pour maintenir l’ordre public.
Ce risque de confusion entre le droit général de police, au sens large et abstrait, et les autorités chargées du maintien de l’ordre193 semble bien exister : l’attention actuellement portée, en particulier par la doctrine publiciste, au seul aspect normatif de la notion de police, confirme ce risque de confusion, comme nous allons le voir par la suite.
Cette distinction des deux notions de police, conçues de manière autonome et se fondant sur des bases jugées intangibles, mérite néanmoins une approche plus nuancée. Cette division dichotomique de la police en deux notions ne semble pas constituer un principe constitutionnel et, par conséquent, le législateur peut ne pas la prendre en considération, et c’est ce qu’il fait effectivement par une sorte de “mélange des genres” entre la prévention qui s’attache souvent à la définition de la police administrative et “la répression” qui se réfère elle à la notion de police judiciaire. Le souci de l’efficacité policière, qui ne laisse pas indifférent le législateur, tend en effet à nuancer une telle distinction des polices.
Dans sa décision “Fouille de véhicule”194, le Conseil constitutionnel n’a examiné que les conditions d’exercice du pouvoir de fouille sans considération, à titre principal, de la nature dudit pouvoir. La Haute juridiction ne s’est pas préoccupée de connaître le domaine d’application de l’acte de police (police administrative ou police judiciaire) mais les conditions, insuffisamment précises selon elle, qui délimitent l’exercice du pouvoir de police.
La distinction entre police administrative et police judiciaire n’apporte par ailleurs aucune garantie supplémentaire quant à la protection de la liberté individuelle, qui semble toujours assurée par l’autorité judiciaire. En effet, comme l’a précisé le Conseil constitutionnel, “le caractère administratif de l’opération de police n’exclut nullement l’intervention de l’autorité judiciaire pour protéger la liberté individuelle”195. Dans ce sens, un officier ou agent de police judiciaire peut procéder à une vérification d’identité de police administrative196.
Dans sa décision relative à la loi dite “Sécurité et liberté” des 19 et 20 janvier 1981, le juge constitutionnel ne semble accorder aucune validité à cette distinction entre les “deux polices” : il observe que “le fait de réserver certains cas à l’autorité judiciaire dans des missions qui ressortissent de la police administrative, ne porte pas atteinte au principe de séparation des pouvoirs”197. C’est en ce sens qu’en commentant cette décision, M. Loïc Philip écrit que le Conseil constitutionnel “dans cette affaire abandonne complètement la distinction entre la police administrative et la police judiciaire. Il met exactement sur le même plan “la recherche des auteurs d’infraction“ et “la prévention des atteintes à l’ordre public”“198.
Il semble plutôt, souligne un autre auteur199, que le juge constitutionnel établit une hiérarchie entre le principe de séparation des pouvoirs et celui de la liberté individuelle, en donnant à ce dernier une place plus importante. En ce sens, et ce sens seulement, “la distinction des deux polices a donc bien une valeur constitutionnelle, mais par référence au principe selon lequel toute opération de police judiciaire doit se voir appliquer un régime de même nature et non au regard du principe de séparation“200.
En d’autres termes, tant qu’il n’est pas porté atteinte à la liberté individuelle, la distinction dichotomique entre les deux notions de police semble indifférente aux yeux du juge. Si cette liberté fondamentale est assurée, quand bien même il est fait usage d’un pouvoir de police administrative, le non respect de cette dichotomie n’appelle pas non plus une observation particulière de la part du juge constitutionnel. Le raisonnement du juge constitutionnel ici retracé nous permet d’affirmer que les “deux polices” sont implicitement saisies non comme des buts qui seraient distincts, mais comme de simples moyens dont les conditions d’usage restent à définir avec plus de précision. De ce fait, les limites apportées à ces moyens d’exercice des pouvoirs de police demeurent fondamentalement le respect de la liberté individuelle et non pas tant le respect du principe de séparation des pouvoirs. Nous reviendrons par la suite sur cette idée qui nous paraît essentielle.
Ainsi, la distinction des deux polices n’a pas en soi une valeur constitutionnelle, le législateur peut dès lors ne pas faire prévaloir une telle vision dichotomique de la police. Il est seulement fait obligation au législateur d’appliquer un régime judiciaire à toute opération de police qu’il qualifie explicitement de judiciaire. Cette restriction nuance la portée constitutionnelle de la dichotomie policière comme allons le voir. L’intervention du législateur, dans des domaines particuliers et sensibles, de par le risque d’atteinte à la liberté d’aller et venir des citoyens, rend en effet quelque peu caduque la vision par trop rigide de la dichotomie policière.
La loi n° 93-992 du 10 août 1993 relative aux contrôles et vérifications d’identité manifeste avec acuité ce “mélange des genres”201. Elle maintient en effet les dispositions contenues dans la précédente loi de 1983202 et qui sont relatives aux quatre situations où un contrôle d’identité de police judiciaire est possible (art.78-2 al.1 CPP). L’une des hypothèses est réalisée lorsque le comportement de la personne laisse présumer “qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit” ; ainsi un contrôle d’identité de police judiciaire peut être effectué si des actes préparatoires à un crime ou à un délit, distincts d’un commencement d’exécution, seul saisi par le droit pénal, sont constatés.
Cette même loi institue un nouveau pouvoir au profit du Procureur de la République qui peut décider, dans certaines circonstances de temps et de lieu, la mise en place d’opérations de contrôles d’identité pour prévenir une atteinte à l’ordre public. Ces deux hypothèses, par l’absence d’infractions constatées dans l’immédiat ou dans un temps qui précède l’action policière, semblent s’inscrire en fait dans le cadre d’un contrôle de police administrative203 .
Il est de principe que le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution de 1958204, détient, lorsque est en jeu la liberté d’aller et venir, une compétence générale pour statuer sur des litiges nés des opérations de contrôle d’identité et en particulier du contrôle administratif d’identité dit encore contrôle préventif. Nous sommes là devant l’hypothèse d’un bloc de compétences, au sens donné à ces termes par la décision constitutionnelle rendue en 1993 à propos de la loi en question. Un bloc de compétences est attribué au juge judiciaire pour tout ce qui concerne les contrôles d’identité205. Ainsi, un acte de police administrative n’appelle pas forcément la compétence du juge administratif .
Il faut également souligner la situation particulière où une autorité de police judiciaire, en l’occurrence ici le procureur de la République, peut intervenir pour prévenir la conduite d’un véhicule sous l’empire d’un état alcoolique, c’est-à-dire “même en l’absence d’infraction préalable ou d’accident”206 : une autorité judiciaire peut ainsi, en l’absence de toute infraction immédiate, être appelée à intervenir en matière de police administrative. Le législateur semble ici considérer l’inanité d’une distinction des “deux polices”, fondée principalement sur des buts supposés distincts, là où la pratique policière laisse apparaître des moyens juridiques à la disposition des forces de police.
Nous voyons, à travers ces quelques exemples, que la dichotomie policière n’est pas considérée par le législateur comme un principe rigide auquel il doit impérativement faire référence dans l’exercice de son pouvoir constitutionnel de détermination du régime des libertés publiques, comme le prévoit l’article 34 de la loi fondamentale du 4 octobre 1958. Qu’en est-il pour le juge ?
La jurisprudence établit certes cette distinction207, mais l’assouplit lorsqu’elle est confrontée à certaines pratiques policières.
J.A Roux, Cours de droit criminel français- Procédure pénale, Tome 2, 2 ° éd., Recueil Sirey, Paris, 1927, p. 14, pour qui le Code du 3 Brumaire an IV est un véritable code de procédure pénale. Souligné par nous.
Ibid., p. 24. Le Code d’Instruction Criminelle (CIC) de 1808 ne se référera lui qu’à la seule notion de “police judiciaire”, en tant que fonction.
Pour preuve l’augmentation continue des effectifs de police (policiers, policiers auxiliaires, adjoints de sécurité ), et des effectifs de gendarmerie (gendarmes, gendarmes auxiliaires), à un autre degré le développement des polices municipales, l’étendue des pouvoirs des agents nationaux et locaux. V. par exemple, la proposition de loi qui prévoit l’attribution prochaine, d’ici la fin de l’année 1998, de la qualité d’OPJ aux corps de maîtrise et d’application de la police nationale (corps qui comprend les gardiens de la paix, brigadiers, majors et ex. enquêteurs ...), V. Proposition de loi n° 969 portant extension de la qualification d’officier de police judiciaire au corps de maîtrise et d’application de la police nationale, présentée par le Député M. François Huwart, enregistrée à l’Assemblée nationale le 8 juin 1998, 4 p.
P. Legendre, Histoire de l’administration, de 1750 à nos jours, Coll. Thémis, PUF, Paris, 1968, p. 250.
Décision CC 12 janv.1977 “Fouille de véhicules” JO du 15 janv.1977, p. 344 ; D. 1978.173, com. Hamon et Léauté ; AJDA 1978, II, 215, note Rivéro ; RDP 1978, p. 821, chron. Favoreu.
Décision CC 9 janv.1980 relative à l’expulsion et au refoulement des étrangers, JO du 11 janv.1980, p. 84 ; AJDA 1980, p. 356 ; souligné par nous. Principe réaffirmé avec force dans la récente décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997 concernant la loi portant diverses dispositions relatives à l’immigration dite “loi Debré”. A ce sujet V. L’analyse de G. Pellissier, “Le statut constitutionnel des droits et libertés des étrangers”, LPA , 27 juin 1997, n° 77, p .10 où l’auteur note fort justement que “Les garanties que le Conseil constitutionnel recherche sont matérielles et procédurales, reconnaissant au juge, administratif comme judiciaire, la même capacité à veiller à leur respect”.
V. Décision n° 80-1277 DC relative à la loi dite “Sécurité et liberté”, JO 22 janv. 1981, p. 308 ; JCP 1981, II, 19701, com. Franck ; AJDA 1981, I, obs. J. Rivéro, p. 275 ; RDP 1981, p. 651.
Ibid.
L. Philip, “La décision Sécurité et Liberté des 19 et 20 janvier 1981”, RDP, 1981, pp 651- 685.
T.M. David-Peuchel, “La contribution de la jurisprudence constitutionnelle à la théorie de la police administrative“, RFDA 14 (2), mars-avril 1998, p. 365.
Ibid., p. 366.
JO 11 août 1993 p. 11303 ; C. Daval, “La loi du 10 août 1993 relative aux contrôles et vérifications d’identité”, LPA 15 oct.1993, n°124, p. 7.
J. Morange, “Les contrôles d’identité”, AJDA, 1983, I, p. 640 et “Le nouveau régime des contrôles d’identité”, RFDA, 3 (1), janv.fév.1987, p. 85.
A. Decocq, J. Montreuil, J. Buisson, op. cit., p. 434, n. 953.
D. Turpin, “L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle”, AJDA , 1983, I, p. 653.
Décision CC n° 93-323 DC du 5 août 1993 .
L’article L 3 du Code de la route dispose : “Les officiers de police judiciaire, soit sur instruction du procureur de la République, soit à leur initiative, et, sur l’ordre et sous la responsabilité des officiers de police judiciaire, les agents de police judiciaire peuvent, même en l’absence d’infraction préalable ou d’accident, soumettre toute personne qui conduit un véhicule à des épreuves de dépistages de l’imprégnation alcoolique par l’air expiré”.
La jurisprudence utilise cette distinction pour déclarer qu’une activité est de police administrative : CE 19 janv.1945 Sté . Comptoir des Précieux, Rec. 21 (appropriation frauduleuse d’un bijou par des inspecteurs de police dans un bar lors d’une vérification d’identité d’étrangers) ; CE 10 juil.1963 Dame Montagne, Rec. 426 (activité de police de la circulation) ; TA Nice 15 avril 1980 Zitouni, D.1981, 200, note Moderne (fouille pratiquée par la police dans un baraquement de travailleurs étrangers pour prévenir une rixe) ; Crim. 2 sept.1933, D.1937, I,40 (fouille dans une automobile) ;
ou au contraire de police judiciaire : CE 12 juin 1968 Lenormand, Rec. 893 (constatation d’une infraction) ; CE 4 oct.1968 Ministre de la Justice c/ Rault, Rec. 475 (décès d’une personne pendant une garde à vue) ; TC 15 janv.1968 Sieur Tayeb, Rec.791, D.1968.417, concl. Schmelk (personne blessée par un agent de police qui, au vu de son comportement, la croyait coupable d’une infraction) ; dans le même sens, TC 19 mai 1982 Félix Volbrecht, Rec. 563, Dr. adm., n° 230 .V.J.M. Auby, R. Drago, op. cit., p. 610, n. 497.