Sous-section 2 : La jurisprudence

L’intérêt principal de la division de la police paraît résider ici dans la répartition des litiges, essentiellement en matière de contentieux de la responsabilité, entre les deux ordres de juridiction, sans pour autant que le juge recourt de manière systématique au critère finaliste, dans tous les cas d’espèce.

La jurisprudence consacre également cette division de la police208 . Mais l’arrêt Consorts Baud 209, ira plus loin, en systématisant la dichotomie policière par le recours au critère finaliste, c’est-à-dire au critère qui vise, selon M. René Chapus, “le but de la décision ou de l’opération à qualifier ou encore l’intention dans laquelle les autorités ou personnels de police ont agi”210. Ainsi, jusqu’aux arrêts Baud et époux Noualek de 1951211, les décisions rendues en matière de responsabilité policière semblent s’appuyer sur la distinction entre la faute personnelle et la faute de service, c’est-à-dire sur un critère organique.

Dans l’affaire Clef 212 ,  le Conseil d’Etat relève une faute de service, tendant ainsi à retenir la compétence du juge administratif. Si, par contre, il était fait application du critère finaliste, ce dernier devient incompétent, car il s’agit manifestement d’un acte de police judiciaire213. Le critère finaliste, dégagé en 1951 par le juge, a trouvé par la suite et jusqu’à nos jours ses limites. En effet, bien qu’apparu dans l’arrêt de principe Consorts Baud de 1951, le critère finaliste est délaissé par le Conseil d’Etat pour lui préférer un autre plus favorable à la victime. La Haute juridiction se fonde ainsi sur sa jurisprudence “du collaborateur bénévole d’un service” pour indemniser la victime, alors qu’il s’agit ici aussi manifestement d’un acte de police judiciaire214.

Cette solution jurisprudentielle, à cette époque, peut s’expliquer par l’état du droit de réparation des dommages causés par l’Etat aux personnes victimes de ses agissements. Jusqu’à l’arrêt de la Chambre civile de la Cour de cassation Docteur Giry de 1956215, l’irresponsabilité de l’Etat du fait de l’activité judiciaire était le principe : jusqu’à cette décision judiciaire, le juge était guidé par l’équité et non par la rigueur juridique opérée par le recours au critère finaliste déjà défini par le juge, critère qui est souvent favorable à la compétence judiciaire, ce qui aurait laissé dans ce cas la victime démunie de tout recours en demande de réparation.

Plus récemment, le critère finaliste, qui tend à privilégier la chronologie, devient, dans l’affaire Société Le Profil 216 , l’objet d’une application délicate, car l’opération de police en question pouvait recevoir ici les deux qualifications, à savoir celle de police administrative et de police judiciaire. Aussi, l’affaire Société Le Profil , traduit l’embarras et l’hésitation de la jurisprudence. Dès lors, les raisons qui justifient le critère finaliste, systématisé par les arrêts Baud et Noualek, et qui établit la scission de la police de manière définitive, se fonde sur un a priori qui ne semble pas tenir compte de circonstances parfois délicates de l’action policière.

Le juge, guidé par le point de vue pragmatique, tend parfois à délaisser purement et simplement le critère matériel pour lui préférer le critère organique, relatif à la qualité de l’agent, auteur de l’opération de police, ou en recourant au seul critère formel voire à un critère formel et finaliste. Ainsi, même si l’opération de police est de toute évidence une opération de police judiciaire au sens matériel, la jurisprudence écarte cependant la compétence du juge judiciaire, en constatant l’absence de la qualité d’officier de police judiciaire (OPJ) de l’auteur de l’acte, c’est-à-dire en recourant au critère organique 217A contrario, le juge recourt au critère formel, dans le cas où l’auteur de l’opération de police est susceptible d’exercer ou exerce effectivement la fonction d’OPJ218, voire à un critère formel et finaliste219 . Ce “jeu propre” de la jurisprudence, consistant à faire usage du critère le plus pertinent, en vue d’affecter une situation de fait à une catégorie juridique existante, semble dû à un souci majeur et implicite du juge, notamment administratif, de tracer une frontière entre droit privé et droit public, c’est-à-dire de porter son attention au champ d’application du droit qu’à réellement tenter de saisir globalement l’opération de police présente dans le cas d’espèce.

Cette démarche intellectuelle est en grande partie due, comme l’a fort bien montré Marcel Waline, à la prédominance accordée, en droit administratif, aux notions fonctionnelles par rapport aux notions conceptuelles220. Les notions conceptuelles reçoivent une définition abstraite a priori sans lien direct avec les situations concrètes qu’elles désignent, il en est par exemple ainsi des domaines codifiés du droit administratif (code de l’urbanisme, code général des collectivités territoriales...). Les notions fonctionnelles, créées le plus souvent par le juge dans un but de politique jurisprudentielle, sont au contraire définies par la fonction qu’elles remplissent221. La part prépondérante de ces dernières notions peut ainsi expliquer le recours au critère finaliste. Cette logique de raisonnement qui en est la conséquence, ne peut qu’imparfaitement rendre compte et donc saisir, de manière rigoureuse et précise, la notion de “police” : ce qui semble viser en effet est le respect, dans toute la mesure du possible, de la répartition des compétences juridictionnelles, et non pas tant la qualification de l’acte de police ou du fait policier en question.

Toujours est-il que depuis 1956, date à laquelle la responsabilité de l’Etat du fait de l’activité judiciaire a été reconnue, la scission de la police en deux parties n’a fait que se renforcer et se consolider, par le privilège reconnu au critère finaliste. La distinction finaliste semble malgré tout n’intéresser que le seul contentieux de la responsabilité, tant auprès du Conseil d’Etat, du Tribunal des conflits que de la Cour de cassation. Notons au passage que, curieusement, les personnels de police ou forces de police ou encore la notion de force publique resurgissent à cette occasion alors qu’ils paraissent inexistants dans la réflexion générale sur la police222.

Des considérations précédentes, nous pouvons affirmer avec M. Waline que “tant que le législateur n’incorpore pas la solution jurisprudentielle au droit écrit, par une loi formelle de contenu identique, il adopte cette règle, mais à condition qu’elle ait la valeur d’une simple règle jurisprudentielle”223. Nous pouvons déduire de cette remarque de l’éminent auteur que cette règle, parce qu’elle est jurisprudentielle, peut se voir rejetée ou non prise en compte par le juge confronté à un cas d’espèce au regard de certaines circonstances et conditions spécifiques : la base juridique, sur laquelle se fonde la dichotomie policière, semble dès lors bien fragile. Ce constat a toute sa portée actuelle.

Un auteur note ainsi, dans une étude récente, que “le principe général, que les juridictions des deux ordres doivent observer, demeure bien celui de la répartition des compétences contentieuses en fonction de la distinction classique dégagée notamment par la jurisprudence administrative : seul un texte législatif contraire et exprès permet une évolution en la matière, selon la possibilité offerte par le juge constitutionnel“224.

La dichotomie policière, en tant que règle jurisprudentielle, ne semble pas tenir sa force juridique d’une réception implicite ou expresse du législateur, mais bien d’une construction doctrinale bien établie.

Notes
208.

TC 15 nov.1913 Lefèvbre, S. 1920, 3, 47. Rec.Cons.d’Et. 1114, concl. Romieu (ordre d’un gendarme d’abattre une jument blessée sous menace de poursuite judiciaire). V. égal. TC 13 déc.1913 Dame Dionnet, Rec. Cons. d’Et. 1259.

209.

CE 11 mai 1951 Cts Baud, S. 1952, 3, 13, concl. Delvolvé, note Drago ; Rec. Leb. 265. V. M. Bryon, “L’affaire Baud”, Gaz. Pal. 1963, 2, doct.51.

210.

R. Chapus, op. cit., 5° éd., p. 505.

211.

TC 7 juin 1951 Epoux Noualek, S.1952, 3, 13 ; Rec.Cons. d’Et. 636, concl. Delvolvé (blessure causée au cours d’une visite domiciliaire ordonnée par un fonctionnaire de police, opération n’ayant pas eu pour but la recherche d’un délit ou crime déterminé). V.J. Moreau, “Police administrative et police judiciaire- Recherches d’un critère de distinction”, AJDA, 1963, I, 68.

212.

Cet arrêt exige par principe une faute lourde pour engager la responsabilité des services de police de l’Etat CE 13 mars 1925 Clef ; S. 1926, 3, 37 (militaires assurant l’ordre public, brutalisent un individu arrêté pour port d’arme prohibé). Il faut souligner que l’irresponsabilité de la puissance publique pour la faute de police a été posée par l’arrêt CE 13 janv. 1899 Lepreux, Rec. 18 ; L’arrêt CE 10fév. 1905 Tomaso Grecco, Rec. 139 a admis, en s’alignant sur TC 8 fév. 1873 Blanco, la responsabilité de l’Etat du fait de la police administrative ; G.A.J.A, 1996.V. égal. E. Pisier-Kouchner, La responsabilité de la police, PUF, Dossier Thémis, Paris, 1972.

213.

G. Berlin, G. Morange, “La responsabilité de l’Etat à raison du fonctionnement des services de police”, D .1950, chr.5

214.

CE 17 avril 1953 Sieur Pinguet, Rec.Cons.d’Et. 117 (victime blessée d’un coup de couteau au cours de sa tentative de poursuite d’un malfaiteur). Acte de police judiciaire s’il en est au sens de l’Art. 73 du C. proc. pén.

215.

Civ. 23 nov. 1956 : JCP 1956, II, 9681, obs. Esmein ; RDP 1958.298, obs. Waline ; AJDA 1957, II, chr. Fournier et Braibant, p. 91 (médecin blessé par l’explosion d’une maison où il a été requis par un commissaire de police, aux fins de constater un décès).

216.

CE 10 mars 1978 Sté Le Profil ; AJDA 1978, II, 452, concl. Labetoulle, renvoyant l’affaire devant le Tribunal des conflits : TC 12 juin 1978 Sté Le Profil ; AJDA 1978.455 ; Rec Cons. d’Et. 1978.649, concl. Morisot (préjudice subi du fait d’un vol à main armée commis à l’encontre d’un caissier escorté par des policiers qui n’ont pas empêché le crime).

217.

CE 2 déc. 1953 Ponzeverra, Rec .523 (concernant un sous-préfet). V. égal. l’arrêt Pinguet précité.

218.

CE 31 mars 1950 Martineau ; RDP 1951.235 (acte pris sans en avoir référer au parquet)

219.

CE 8 avril 1963 Masetti, Rec.148 ; RDP 1963.288, concl. Heumann ; AJDA 1964, I, 27, obs. Fourré et Puybasset ; JCP 1963, II, 13268, note Moreau. V. J.M. Auby, R. Drago, op. cit., p. 612.

220.

M. Waline, “Empirisme et conceptualisme dans la méthode juridique. Faut-il tuer les catégories juridiques ?”, Mélanges J. Dabin, 1963, p. 365.

221.

En ce sens V. D. Lochak, La justice administrative, Montchrestien, Paris, 1992, pp 136-137.

222.

V. les affaires relevant de la compétence du juge judiciaire : CE 25 juin 1958 Dame Vve Polès, Rec.Cons.d’Et. 863 (à propos du décès d’une personne au cours d’ une opération de police) ; Civ.24 nov.1965, Bull.civ. II, n. 925 (individu tué par des gendarmes au cours d’une opération de police judiciaire) ; Civ.10 juin 1986 Cts Pourcel, JCP 1986, II, 20683 ; RFDA 3(1), janv.-fév. 1987, note J. Buisson (personnes victimes de coups de feu alors qu’elles consommaient dans un débit de boissons où des policiers étaient venus interpeller un malfaiteur) ; TC 19 nov.1975 Durand, Rec.Cons.d’Et. Tables 1172 (refus des gendarmes de se déplacer pour constater une infraction).

Les affaires relevant de la compétence du juge administratif : CE 3 juil.1959 Dame Vve Sablayrolles, Rec.Cons.d’Et.425, concl. Jouvin (commissaire de police ayant accordé le concours de la force publique pour l’exécution d’un jugement d’expulsion) ; CE 24 juin 1960 Sté Frampar et Sté Le Monde, JCP 1960, II, 11743, note Gour ; Rec. 412  ; RDP 1960.815, concl. Heumann ; D. 1960.744 note Robert ; S.1960.348 note Debbasch ; AJDA 1966.377 note J. Moreau ; GAJA, M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, B. Genevois, 10° éd., Sirey, p. 576 (saisie de journaux ordonnée par le préfet en invoquant à tort l’art.10 du CIC) ; Civ. 16 mars 1959: Bull.civ.I, n. 160 (piéton renversé par un gardien de la paix motocycliste assurant une mission de circulation routière) ; TC 28 avril 1980 Waroquier, AJDA 1980, 541 ; Rec. 816 (préjudice subi par une personne soumise à un contrôle d’identité).

223.

M. Waline, “Le pouvoir normatif de la jurisprudence”, Etudes en l’honneur de G. Scelle, Tome 2, p. 628.

224.

T.M. David-Pecheul, art. cit., 1998, p. 366 .